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La rendre plus simple, afin qu'elle ait plus rarement à suppléer la conscience, que l'on accoutume à se taire lorsqu'il faudrait, au contraire, l'exercer à parler.

M'étant dit qu'à défaut d'une sanction religieuse dont la certitude fût démontrée, il fallait chercher et trouver un arbitre suprême, au-dessus duquel il n'y eû^ rien, un arbitre suprême dont la situation fût si hạte qu'elle le rendit inaccessible à la multitude des considérations secondaires et qu'elle laissât en chemin tous les soupçons injurieux; un arbitre suprême dont l'impartialité, matériellement garantie, fût aussi probable que chose humaine peut l'être, j'ai commencé par poser, pour première assise du nouvel édifice judiciaire, l'indépendance réciproque de la Justice et de l'État.

Où la Justice est dépendante de l'État,-et dire l'État, c'est dire la Force, la Justice absolue n'existe pas et ne saurait exister; ce n'est et ce ne peut être que la Justice relative.

C'était l'opinion de Portalis, combattant en ces termes, le 24 brumaire an IV, dans le Conseil des Anciens, la nomination des juges par le pouvoir exécutif :

« Si c'est déjà violer la Constitution que de donner au Directoire le droit de nommer les administrateurs, que sera-ce donc si on lui accorde celui de nommer les juges? Ainsi la justice naîtrait d'une autorité constituée, elle n'existerait pas par elle-même. Ce troisième pouvoir, établi dans la Constitution pour balancer les autres, ne tiendrait plus son existence que de l'un des deux autres ; vous ne devez point, comme l'ancien gouvernement, établir des commissaires, mais des juges, et dans le système qu'on vous propose vous formeriez des commissions et non des tribunaux. Je le demande, est-ce là la justice que la Constitution a assurée à tous les citoyens français ? Il faut que l'ordre judiciaire soit intact; il faut qu'il garde son indépendance dans l'Etat, comme la conscience la garde dans le cœur de l'homme. S'il en était autrement, les tribunaux ne seraient plus que les instruments des passions et des volontés de ceux qui les auraient créés. »

A la séance de l'Assemblée nationale du 29 mars 1790, Duport s'élevait ainsi contre la perpétuité des magistrats :

« Les juges ne sont pas propriétaires de la justice. Qu'estce que des emplois à vie, si ce n'est une véritable propriété ? La perpétuité des juges était une institution utile dans un autre ordre de choses; elle tenait à l'ancien régime, elle en était une partie essentielle; semblable aux priviléges des corps et des individus, elle servait de barriere au despotisme; mais comme eux elle nuisait à la liberté.

» Des hommes qui savent qu'une fois juges ils ne descendront plus de leur tribunal, sont tentés de regarder leurs fonctions comme une aliénation de la société en leur faveur, et eux comme une classe distincte dans l'Etat..... En rendant les juges perpétuels, on risque d'affaiblir en eux le sentiment même de la justice. Ce qui constitue la moralité entre les hommes, c'est l'égalité de leurs rapports et la réciprocité de leurs actions. Le motif qui nous rend justes envers les autres est surtout le désir et le besoin que dans l'occasion on soit juste envers nous.

» Les juges perpétuels ne voient pas leurs égaux dans leurs justiciables; ils ne voient pas en eux des hommes qui peuvent les juger ou influer sur leur sort. Ils sont donc amenés involontairement à des idées de supériorité, ou au moins de distinction contraires en général à l'idée de justice et d'impartialité.

» Déclarer l'inamovibilité, c'est travailler dans l'intérêt des mauvais juges. »

Dans la séance du 3 mai 1790, d'André, conseiller au parlement d'Aix, l'un des magistrats de France les plus instruits, disait :

« Il n'est pas douteux que des hommes qui seraient juges à vie regarderaient leurs offices comme leur propriété et chercheraient à étendre leurs prérogatives. Il n'est pas douteux qu'à la longue l'esprit de corps attaquerait la liberté. La seule objection qui puisse d'abord être raisonnable est celle-ci : des juges à temps ne seraient pas de bons juges. Je crois, au contraire, que des juges à vie seraient de mauvais juges. Il est certain qu'un ma

gistrat assuré de conserver son état toute sa vie, se fait une routine et n'étudie plus. On peut sur ce point en croire mon expérience. Les juges honorés des choix du peuple croiront n'avoir plus rien à apprendre et n'avoir plus qu'à juger. Ainsi, l'inamovibilité est un moyen sûr d'avoir de mauvais juges. Le magistrat à temps, désirant se faire conserver, travaillera et rendra bonne justice. Vous exciterez les gens de loi à se conduire avec désintéressement et probité pour obtenir les suffrages du peuple. >>

Roederer, qui avait été conseiller au parlement de Metz, fermait la discussion par ces paroles :

« Vous avez dès le premier moment de cette discussion montré beaucoup d'empressement à aller aux voix après avoir entendu, contre l'inamovibilité des juges, un magistrat qui avait le droit de la faire absoudre (M. d'André). Je demande comme lui que les juges soient temporaires; je le demande pour l'intérêt des juges, pour l'intérêt de la justice, pour l'intérêt politique national; quant à l'intérêt de la justice, je n'ajouterai rien à ce qu'a dit M. d'André; il est clair à mes yeux que des juges élus pour trois ans, qui pourront être éliminés du tribunal s'ils se conduisent mal et conservés s'ils se conduisent bien, assureront au ministère de la justice ce respect et cette majesté que l'opinion publique lui confere. Quant à l'intérêt des juges, les déclarer inamovibles, ce serait travailler dans l'intérêt des mauvais juges; déterminer la durée de leurs fonctions et autoriser la réélection, c'est s'occuper de l'intérêt des bons juges; la confiance publique conservera ceux qui se seront montrés dignes de cette confiance. >>

Et la loi du 24 août 1790 posait ce principe, abandonné plus tard, mais auquel on reviendra :

« Les juges sont élus par les justiciables. Ils seront élus pour six années; à l'expiration de ce terme, il sera procédé à une élection nouvelle dans laquelle les mêmes juges pourront être réélus.»>

Et la loi du 5 vendémiaire an IV soumettait en ces termes à l'élection les juges du tribunal de cassation:

« Art. 2. Lors des prochaines assemblées électorales, il sera nommé vingt juges pour le tribunal de cassation.

» Art. 10. Lorsque, par suite des élections, tous les départements auront eu part aux élections des juges du tribunal de cassation, l'ordre d'élection recommencera par ceux des départements qui ont élu en 1791, en suivant l'ordre alphabétique, et continuera par les départements qui auront élu en l'an IV et successivement. >>

Jefferson se prononce en ces termes dans ses Mélanges politiques et philosophiques :

« Avant notre révolution, nous étions tous de bons whigs anglais, attachés cordialement à leurs principes de liberté, imbus des mêmes défiances contre le pouvoir exécutif. Cette défiance se fait sentir dans les constitutions de tous nos Etats, et dans celle du gouvernement fédéral nous avons poussé la prétention plus loin que la nation anglaise, en exigeant pour la destitution d'un juge le vote des deux tiers des membres de l'une des chambres; majorité tellement impossible à réunir dans une assemblée d'hommes soumis aux passions et aux préjugés ordinaires, toutes les fois que le juge inculpé présente quelque défense, que nos juges sont réellement indépendants de la nation; c'est ce qui ne devrait pas exister.

» Dans le pouvoir judiciaire, les juges des cours supérieures ne dépendent que d'eux-mêmes. En Angleterre, les juges ont commencé par être nommés par un magistrat exécutif héréditaire et destituables à sa volonté; or, comme on avait à craindre et comme on a éprouvé de ce pouvoir les plus grands abus, on a regardé comme une grande conquête d'obtenir que les juges fussent nommés à vie et rendus ainsi plus indépendants de son influence. Mais dans un gouvernement fondé sur la volonté publique, ce principe agit dans une direction opposée à la liberté et contre cette liberté elle-même. En Angleterre, d'ailleurs, les juges ne peuvent être destitués que par le concours des deux chambres législatives et du pouvoir exécutif; mais nous les avons rendus indépendants de la nation ellemême ; ils ne peuvent être dépouillés de leurs fonctions que par leur propre corps, pour quelque vice de conduite que ce soit, et même pour cause de cette incapacité qu'amène la faiblesse de l'âge..... »

M. J.-J. Ampère, membre de l'Institut de France, qui a fait, en 1852, un voyage d'observation aux États

Unis, rend compte en ces termes impartiaux de la révolution qui s'y était opérée, et qui consistait à faire nommer les juges par les justiciables:

« Une de ces révolutions a changé dans l'Etat de NewYork l'organisation judiciaire, et ce changement a été imité dans plusieurs Etats; il consiste à faire nommer les juges par les électeurs. C'est une application bien étrange et bien extrême du principe de l'élection que de faire voter ceux qui doivent être pendus pour la nomination de ceux qui doivent les pendre, d'autant plus que les juges ainsi élus ne le sont que pour un temps et pour un temps assez court. Il me paraît impossible que cette mesure n'ait de grands inconvénients, ou au moins n'offre de grands dangers. Voilà le droit sacré de rendre la justice, ce droit qu'on doit s'efforcer de maintenir dans une région supérieure aux passions politiques, tombé dans leur domaine et devenu le prix du combat, la proie du vainqueur! On me répond par cette expression transportée du langage de la mécanique dans l'idiome politique des Etats-Unis: It works well, cela fonctionne bien. On m'assure que les choix ont été jusqu'ici excellents, que le discernement populaire a décerné la magistrature aux meilleurs jurisconsultes. »

M. Michelet, dans les Origines du droit, rappelle en ces termes quelle était la simplicité primitive de la justice:

« Un homme, en matière profondément humaine, ne peut-il tout comme un autre donner et demander avis? En Israël, les juges qui jugeaient aux portes de la ville n'étaient autres que les hommes de la ville même. Quand les prud'hommes du moyen-âge tenaient leurs assises au carrefour d'une grande route, au porche de l'église ou sous l'aubépine en fleurs, ils appelaient, en cas de doute, le premier bon compagnon qui passait; il posait son bâton et siégeait avec les autres, puis reprenait son chemin. >>

«..... Le peuple juge le peuple. La juridiction populaire s'exerce sans rétribution et s'appelle l'aumône du pays. »

Après avoir constitué l'indépendance réciproque de la Justice et de la Force, la seconde assise que j'ai po

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