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le temps d'apprendre l'histoire à l'âge où l'on peut se formér soi-même une opinion sur les hommes et sur les événements du passé.

Ainsi réduite au strict nécessaire, on cherche en vain une objection à l'instruction que je propose de rendre universelle par tous les moyens et par toutes les méthodes les plus propres à atteindre rapidement et certainement ce but.

Je compare l'instruction à un arbre.

Quelque innombrables qu'en soient les branches et les rameaux, il n'a qu'un tronc qui leur est commun. Quel sera le tronc de cet arbre? de quoi sera-t-il formé? Il sera formé de tout ce qui sera nécessaire à l'existence et à la multiplication de ses branches et de ses rameaux.

Est-il possible de se livrer à l'étude des langues mortes ou vivantes et des lettres si l'on n'a commencé par apprendre à lire et à écrire? Non : donc l'étude des langues mortes ou vivantes et des lettres sera, relativement à la lecture et à l'écriture, ce que la branche est au tronc.

Est-il possible d'apprendre les mathématiques et la géométrie si l'on n'a commencé par apprendre le calcul et le dessin linéaire? Non : donc l'étude des mathématiques et de la géométrie est, relativement au calcul et au dessin linéaire, ce que la branche est au tronc.

Est-il possible, riche ou pauvre, propriétaire ou commerçant, homme ou femme, de se rendre exactement compte des opérations d'une gestion privée ou d'une administration publique, si l'on n'a commencé par apprendre la comptabilité? Non : donc l'art d'administrer ou de gérer sera, relativement à la comptabilité, ce que la branche est au tronc.

Aussi le tronc m'occupe-t-il exclusivement; je ne m'occupe aucunement des branches; elles se multiplieront d'elles-mêmes en aussi grand nombre que l'arbre devra couvrir d'espace. Si l'élève qui saura lire et écrire a

une aptitude exclusive pour la littérature, celui-là ne sera pas contraint de perdre son temps à pâlir sur des livres de géométrie; il ne sera pas contraint de faire à sa nature une violence qui, le plus souvent, n'aboutit qu'à émousser en lui le goût de l'étude, qu'à l'éteindre; se développant toujours dans le sens naturel de ses dispositions, tout progrès qu'il fera le stimulera d'autant plus qu'il lui aura moins coûté. Si, au contraire, l'élève qui aura appris le calcul et le dessin linéaire a une aptitude marquée pour la géométrie et les mathématiques, celui-ci ne sera pas contraint de perdre son temps à graver machinalement et péniblement dans sa mémoire rebelle force mots latins et grecs dont plus tard il ne saura que faire, et qui, cependant, lui auront coûté à retenir infiniment plus de peine qu'il ne lui en eût fallu pour s'élever à la hauteur des théorèmes les plus difficiles à démontrer, des problèmes les plus difficiles à résoudre.

Chacun n'apprenant ainsi que ce qu'il préférera apprendre et que ce qu'il sera utile qu'il sache, il y aura plus d'hommes spéciaux, il y aura moins d'hommes superficiels qui, ayant la prétention d'être aptes à tout, ne sont en réalité aptes à rien. Ce sera un double progrès.

D'un élève qui, naturellement et sans efforts, eût pu devenir un bon littérateur, que gagne-t-on à en faire un mauvais géomètre, et d'un élève qui, naturellement et sans effort, eût pu devenir un bon géomètre, que gagne-t-on à en faire un mauvais littérateur? On y gagne d'en faire chèrement et laborieusement deux hommes médiocres, C'est donc à cela qu'aboutit la violence intellectuelle exercée sur la liberté des vocations par la tyrannie universitaire! Mais y a-t-il lieu de s'étonner que, fabrique de médiocrité, l'Université

ne produise que médiocrité? La logique des causes s'atteste par leurs effets.

L'instruction universelle ainsi réduite à sa plus simple expression, il reste à examiner la question de savoir si elle devra être obligatoire ou facultative. Je réponds: Ni facultative ni obligatoire, mais nécessaire. Aucune obligation ne contraint l'homme de manger du pain; il a la faculté de ne pas en manger: pourquoi s'en nourrit-il, partout où il sème et récolte du blé ou de l'orge? Parce que le pain lui est devenu nécessaire,

Rendre l'instruction nécessaire vaut mieux que rendre l'instruction obligatoire; c'est plus sûr. On est moins tenté d'éluder la nécessité que la légalité. Qu'est-ce que la nécessité? C'est la loi naturelle. Qu'est-ce que la légalité? C'est la loi factice. Mettre fin à l'usurpation des lois factices, et restituer aux lois naturelles leur empire est le but que j'ai constamment besoin de voir distinctement afin d'être parfaitement sûr que je suis dans le droit chemin et que je ne m'en écarte pas.

« Nature, dit Montaigne *, a maternellement ob» servé cela, que les actions qu'elle nous a enjoinctes » pour notre besoing nous fussent aussi voluptueuses, >> et nous y convie non-seulement par la raison, mais >> aussi par l'appétit. »

Que peut-on faire de plus sage que d'appliquer sa raison à consulter toujours la nature pour en suivre attentivement les préceptes? N'est-ce pas le plus sûr moyen de ne sortir jamais des voies de la liberté ?

Il est un âge avant lequel l'enfant ne peut être astreint aux travaux corporels sans porter atteinte à la loi de son libre et entier développement physique. La loi factice tolère cette funeste atteinte, cet odieux attentat, mais la loi naturelle ne le pardonne pas. Tôt ou

* Essais, 1. III, chap. xi.

tard, celle-ci en demande compte à la santé individuelle, à la longévité moyenne, à la reproduction humaine. Cet âge est précisément le plus propice aux travaux intellectuels qui exercent et fortifient la mémoire, développent et forment la raison. La nature, qui jamais ne se trompe, indique donc ici avec certitude ce qu'il y a à faire pendant que le corps est faible, mais que l'esprit est docile, c'est le temps de semer la parole, si l'on veut que le champ soit fertile ét que la récolte soit abondante. « Le champ, c'est le monde, » a dit saint Matthieu*, ce qui signifie qu'on doit l'ensemencer. Mais toute semence, comme toute récolte, a sa saison. Qui laisse passer le temps de l'une ne voit pas arriver le temps de l'autre.

L'expérience démontre que l'adolescent ne doit pas travailler manuellement; car, par suite du perfectionnement sans fin des machines et des instruments, lesquels tendent à économiser de plus en plus la force humaine, l'enfant, s'il travaille prématurément, attendu qu'il produit autant et qu'il consomme moins, devient cause de chômage et d'avilissement du salaire, et, comme à Liverpool et à Manchester, condamne son père à l'inaction, sa mère à la misère.

Cette cause, que j'ai déjà signalée **, n'est encore qu'imparfaitement et peu généralement connue; mais lorsqu'il sera pleinement et manifestement établi que le travail prématuré des enfants et des adolescents est plus nuisible que profitable aux parents, il suffira, pour l'abolir, de laisser s'exercer la liberté de réunion et la liberté d'association : la liberté de réunion, qui démontrera les effets désastreux de ce travail prématuré,

*Chap. XIII, 38.

** L'abolition de la Misère par l'élévation du Salaire. Voir, page 99,

la liberté d'association, qui saura trouver les meilleures bases constitutives, sous le nom de Corporation, de l'assurance contre le chômage et l'insuffisance du salaire.

Ainsi tout s'enchaîne; ainsi tout est alternativement cause et effet, effet et cause; ainsi l'assurance contre l'insuffisance du salaire mène à la nécessité de l'instruction qui, à son tour, mène à l'abolition de la dernière des servitudes : l'assujettissement de la raison humaine aux lois factices, décorées du nom de lois positives pour les distinguer des lois naturelles; ainsi le servage intellectuel, ce servage légal qui a survécu au servage corporel, au servage féodal, disparaît par l'instruction nécessaire, par l'instruction universelle.

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