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Or, la société qui, sous des peines sévères, exige qu'on la respecte jusqu'à la superstition et qui interdit qu'on ose la scruter, est-elle ce qu'il faut qu'elle soit pour que tout homme qui emploie toute sa force, toute son intelligence, retire de son intelligence et de sa force, utilement dépensées, de quoi semer fructueusement, autour de lui, l'instruction et le bien-être? Fait-elle tout ce qu'il faut qu'elle fasse pour combler, par le bien-être, l'immense gouffre qui existe entre la misère et le luxe, entre la privation et la tentation, et, en le comblant, sauver ainsi de l'avilissement, de l'abrutissement, de la prison, du bagne, de l'échafaud les victimes que ce gouffre attire à lui, par le vertige qu'il leur donne ?

Vauvenargues a dit : «Tandis qu'une grande partie de » la nation languit dans la pauvreté, l'opprobre et le tra>> vail; l'autre, qui abonde en honneurs, en commodi»tés, en plaisirs, ne se lasse pas d'admirer le pouvoir de » la politique qui fait fleurir les arts et le commerce et >> rend les États redoutables. »

Montesquieu a dit : « Tant d'hommes étant occupés à >> faire des habits pour un seul, le moyen qu'il n'y ait >> bien des gens qui manquent d'habits? Il y a dix hom» mes qui mangent le revenu des terres contre un la>>boureur, le moyen qu'il n'y ait pas bien des gens » sans aliments. »

Quels sillons ont creusés ces paroles? Quelle semence ont reçue ces sillons? Quels épis a portés cette semence? Quelles gerbes ont formées ces épis? Société, ne serais-tu donc qu'un champ aride où la parole est stérile? Est-il certain, est-il démontré que la richesse léguée aux générations par les générations suit le cours qu'elle devrait suivre? La richesse qui s'amasse ainsi répandelle la richesse ou étend-elle la misère et, avec la misère, le crime? N'y a-t-il pas un vice de répartition, un

défaut de circulation, un manque d'équilibre entre la production et la consommation, que l'impôt pourrait et devrait atténuer et qu'il aggrave?

Partout la misère apparaît à tous les yeux; avertie par Montesquieu, la société fait-elle ce que fait la nature? « La nature, dit-il, est juste envers les hommes : >> elle les récompense de leurs peines; elle les rend labo» rieux, parce qu'à de plus grands travaux elle attache » de plus grandes récompenses; mais si un pouvoir ar>> bitraire ôte les récompenses de la nature, on reprend >> le dégoût pour le travail, et l'inaction paraît le seul >> bien. >>>

Est-il bien certain que nos lois factices ne soient pas conçues en sens inverse de cette loi naturelle, et, dans ce cas, à qui serait-il juste d'imputer les crimes qu'elles recherchent et qu'elles punissent? Il est passé en axiome que l'unique moyen de tarir le mal, c'est de remonter à la source. Or, le mal existe; il apparaît à tous les regards; il n'est contesté par personne. Remontons donc à la source.

Qu'est-ce que l'ignorance? C'est la misère immatérielle. Comment peut-on la combattre et la détruire ? On peut la combattre et la détruire par l'instruction, non moins certainement que par le travail on peut combattre et détruire la misère matérielle. Ainsi donc le travail et l'instruction sont les moyens par lesquels on peut tarir et la misère matérielle et la misère immatérielle, ces deux sources de la plupart des crimes.

Les remèdes au mal étant connus, comment la société ne les applique-t-elle pas? Qu'a-t-elle à faire de plus important et de plus urgent? Quelle mission plus haute, quel devoir plus impérieux a-t-elle à remplir? Craint-elle que l'instruction, en s'universalisant, ne fasse le nivellement ? Cette crainte serait fondée qu'elle n'en serait pas moins blâmable; mais elle est chimé

rique, car l'instruction est, de toutes les échelles, celle qui compte le plus d'échelons; de tous les amphithéâtres, celui qui comporte le plus grand nombre de degrés; de toutes les pyramides, celle dont la base est la plus large et le sommet le plus élevé.

Instruction universelle n'est pas ici une expression employée pour dire: la même instruction donnée à tous. Loin de là! Telle que je l'entends, instruction universelle signifie : instruction nécessaire, et rien de plus; conséquemment, instruction graduée et variée selon le niveau et la diversité des aptitudes. Certes, ce n'est pas moi qui voudrais prendre pour exemple cette instruction uniforme que l'Université exige sous le nom de baccalauréat ès-lettres et de baccalauréat èssciences, véritable lit de Procuste sur lequel elle mesure indistinctement les mémoires les plus inégales, étend impitoyablement les aptitudes les plus diverses. Un tel enseignement est le pire de tous les communismes, la pire de toutes les promiscuités; car c'est le communisme et la promiscuité des intelligences. Aussi quels n'en sont pas les tristes résultats, au double point de vue de la société et de l'individu ! Quels hommes forme cette instruction communiste! Ne semble-t-il pas qu'en eux tout ressort soit brisé, toute spontanéité éteinte! Hors du chemin battu, quand il est obstrué, et il l'est souvent, ils sont incapables de s'en frayer aucun autre. Il ne semble pas que ce soient des hommes se dirigeant par la force qui leur est propre, il semble plutôt que ce soient des machines se mouvant en raison de l'impulsion reçue.

A l'exception du parc de Versailles et d'une allée du jardin des Tuileries, où cette barbarie est restée en usage et en honneur, on a renoncé à tailler et à rogner les arbres, comme on les taillait et rognait sous Louis XIV, qui ne permettait ni à une branche ni à

une feuille de dépasser une autre feuille et une autre branche; branches et feuilles ont recouvré leur liberté. Un jour aussi, je l'espère, les intelligences recouvreront la leur; elles cesseront d'être assujetties à cette uniformité d'études que l'Université leur inflige, et dont celleci semble avoir emprunté l'idée aux jardins dessinés par Lenôtre. Déjà les certificats d'études, que n'osa supprimer aucun des ministres de la monarchie de 1830, ont disparu; si petit qu'il soit, c'est un pas fait vers l'abolition des grades universitaires.

A l'instruction universitaire substituer l'instruction nécessaire et l'étendre à tous: telle est la simple et facile réforme que l'avenir s'est réservé d'opérer, puisque le passé n'a pas su l'accomplir et que le présent persiste à l'ajourner.

Mais, me dit-on, quelle sera et qui déterminera la mesure de l'instruction nécessaire? Où commencerat-elle? où s'arrêtera-t-elle ?

Je réponds: elle s'arrêtera naturellement où finira visiblement l'aptitude de l'élève.

A moins d'être idiot ou infirme, tout enfant, exercé avant l'âge où sa volonté a acquis une certaine force de résistance, peut apprendre ce qui suit :

La lecture;

L'écriture;

L'orthographe;

La géographie;

Le calcul;

Le dessin linéaire;

La comptabilité.

En se servant, pour lui enseigner à lire, à écrire, à raisonner, à dessiner, de cahiers ornés de planches renfermant des notions graduées de géométrie, de mécanique, d'astronomie, de physique, d'histoire naturelle, de chimie, de physiologie, d'hygiène, l'élève amassera

ainsi, presque sans effort, la somme des connaissances strictement indispensables dans toutes les conditions de la vie où il est nécessaire de se rendre compte à soimême de ce qu'on a entrepris et de ce qu'on veut entreprendre.

Telle est cette nécessité, que j'ai donné à la connaissance de la comptabilité un rang qu'elle n'occupe, en France, ni dans le premier ni dans le second degré de l'instruction primaire. Omission injustifiable! car riche ou pauvre, homme ou femme, chacun doit être en état de dresser, soit le bilan de sa fortune, soit le bilan de sa gestion. Nous approchons d'un temps où la subtilité des lois n'admettra plus de distinction entre le propriétaire qui vend son blé, son bétail, son vin, et le commerçant qui achète ce blé, ce bétail, ce vin; où l'égalité s'établira entre eux en droit comme en fait; où la signature d'un billet à ordre n'en fera plus varier le caractère; où, lorsqu'on aura consommé un acte de commerce, on ne craindra plus d'être qualifié de commerçant, comme si ce nom impliquait encore la flétrissure et la dérogation !

On remarquera que, dans le programme succinct qui précède, écartant tout ce qui n'avait pas le sceau de la certitude, j'ai retranché conséquemment ce que le programme de l'instruction primaire en France désigne et comprend sous ces deux titres :

Instruction morale et religieuse;

Éléments d'histoire nationale et étrangère.

Si ce n'est pas le prêtre qui donne l'instruction religieuse, que donnera-t-il? Il convient donc de la lui réserver exclusivement.

Enseigner à des enfants l'histoire, n'est-ce pas risquer de fausser inconsidérément leur jugement, et, si on la réduit à la chronologie, n'est-ce pas charger inutilement leur mémoire de dates et de noms ? On a

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