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PARIS SOUS LA LIGUE.

87 Où sont les religieux estudiants aux couvents? Ils ont pris les armes. Les voilà tous soldats débauchez.

Où sont nos chasses? où sont nos precieuses reliques? Les unes sont fondues et mangées, les autres sont enfouyes en terre de peur des voleurs et des sacrileges? Où est la reverence qu'on portoit aux gens d'église et aux sacrez mystères? Chacun maintenant fait une religion à sa guise, et le service divin ne sert plus qu'à tromper le monde par hypocrisie. Où sont les princes du sang, qui ont toujours esté personnes sacrées, comme les colonnes et appuis de la couronne et monarchie françoise. Où sont les pairs de France, qui devroyent estre icy les premiers pour ouvrir et honorer les Estats? Tous ces noms ne sont plus que noms de faquins, dont on fait littiere aux chevaux de messieurs d'Espagne et de Lorraine. Où est la majesté et gravité du parlement, jadis tuteur des roys et médiateur entre le peuple et le prince? Vous l'avez mené en triomphe à la Bastille, et trainé l'authorité et la justice captive plus insolemment et plus honteusement que n'eussent fait les Turcs. Vous avez chassé les meilleurs, et n'avez retenu que la racaille passionnée ou de bas courage; encor, parmy ceux qui ont demeuré, vous ne voulez pas souffrir que quatre ou cinq disent ce qu'ils pensent, et les menacez de leur donner un billet, comme à des hérétiques ou politiques. Et néantmoins vous voulez qu'on croye que ce que ce que vous en faites, n'est que pour la conservation de la religion et de l'Estat.

MONTAIGNE.

Michel de Montaigne, l'un de nos plus grands écrivains et de nos plus profonds moralistes, naquit le dernier jour de février 1533, au château de Montaigne, près de Bergerac.

Son père donna le plus grand soin à son éducation, et, voulant << rallier >> son fils avec le peuple, et « l'attacher à ceux qui ont besoin d'aides, l'envoya chez l'un de ses pauvres villageois, où il passa sa première enfance, en prenant soin toutefois « d'élever son âme en

toute douceur et liberté, sans rigueur ni contrainte. » Son instruction ne fut pas non plus, négligée, et il apprit à bégayer le latin au berceau, avec des précepteurs qui ne lui parlaient que cette langue, en sorte qu'à six ans il la connaissait déjà très-bien.

Cette solide étude dont il fut nourri et les principes libres et fermes qu'on lui inculqua influèrent beaucoup sur sa manière de vivre. Se séjour à la cour de Henri IV, en qualité de gentilhomme du roi,

nombreux voyages, l'engagèrent, à l'âge de 38 ans, fatigué de l'agitation où il avait passé sa jeunesse, mùri par l'expérience et riche d'observations, à se retirer pour jouir du repos, et consacrer le reste de ses jours à l'étude, dans « l'aimable et paisible demeure de ses ancètres. »

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C'est dans cette solitude qu'il commença à composer les Essais, livre de bonne foy, comme il le dit, écrit sans ordre apparent et sur tous les sujets, avec le charme de ce style dont il avait puisé les éléments dans la connaissance parfaite des anciens. « L'imagination, dit M. Villemain, est la qualité dominante du style de Montaigne. « Cet homme n'a point de supérieurs dans l'art de peindre par la parole. Ce qu'il pense, il le voit; et par la vivacité de ses expressions, il le fait briller à tous les yeux. Telle était la prompte sen«sibilité de ses organes, et l'activité de son âme, qu'il rendait les impressions aussi fortement qu'il les recevait. »

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Moraliste comme Molière, il observa l'homme avec la même profondeur, se montra le censeur impitoyable de tous les vices du cœur de tous les travers de l'esprit, et ses Essais justifient pleinement le titre de Breviaire des honnêtes gens, qui leur a été donné.

Il a prèché la tolérance politique et religieuse aux partis toujours prêts à s'égorger; il a formulé un système d'éducation morale et rationnelle; enfin, il a pressenti, déviné ou appelé de ses vœux toutes les conquêtes de la civilisation moderne, et l'on peut dire avec raison que le sentiment qui aujourd'hui ramène sans cesse le lecteur vers son œuvre est non-seulement celui de l'admiration, mais encore celui de la reconnaissance. Jamais, en effet, la raison humaine, dans ses rapports avec la vie sociale et pratique, ne s'est élevée plus haut, et jamais la pensée ne s'est produite sous une forme plus originale et plus pénétrante.

L'AMITIÉ.

Ce que nous appellons ordinairement amis et amitiez, ce ne sont qu'accointances et familiaritez nouees par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos ames s'entretiennent. En l'amitié de quoy ie parle, elles se meslent et confondent l'une en l'aultre d'un meslange si universel, qu'elles effacent et ne retrouvent plus la cousture qui les a ioinctes. Si on me presse de dire pourquoy ie l'aymoys, ie sens que cela ne se peult exprimer qu'en respondant Parce que c'estoit luy; « parce que c'estoit moy (1). » Il y a, au delà de tout mon discours

(1) Ici Montaigne fait allusion à Étienne de la Boëtie, conseiller au parlement de Bordeaux, auteur de la Servitude volontaire, pour lequel il avait la plus vive affection.

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et de ce que i' en puis dire particulierement, ie ne sçais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous estre veus, et par des rapports que nous oyions l'un de l'aultre, qui faisoient en nostre affection plus d'effort que ne porte la raison des rapports; ie croys par quelque ordonnance du ciel. Nous nous embrassions par nos noms; et à nostre première rencontre, qui feut par hazard en une grande feste et compaignie de ville, nous nous trouvasmes si prins, si cogneus, si obligez entre nous, que rien dez lors ne nous fut si proche que l'un à l'aultre. Il escrivit une satyre latine excellente, qui est publiee, par laquelle il excuse et explique la précipitation de nostre intelligence si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et, ayant si tard commencé (car nous étions touts deux hommes faicts, et luy plus de quelque annee), elle n'avoit point à perdre temps; et n'avoit à se régler au patron des amitiez molles et regulieres, ausquelles il fault tant de precautions de longue et prealable conversation. Cette cy n'a point d'aultre idée que d'elle mesme, et ne se peult rapporter qu'à soy : ce n'est pas une speciale consideration, ny deux, ny troys, ny quatre, ny mille; c'est ie ne sçay quelle quintessence de tout ce meslange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne; qui, ayant saisi toute sa volonté, la mena se plonger et se perdre en la mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille : ie dis perdre, à la verité, ne nous reservant rien qui nous feust propre, ny qui feust ou sien, ou mien. Nos ames ont charié si uniement ensemble; elles se sont considerees d'une si ardente affection, et de pareille affection descouvertes iusques au fin fond des entrailles l'une de l'aultre, que non seulement ie cognoissoys la sienne comme la mienne, mais ie me feusse certainement plus volontiers fié à luy de moy, qu'à moy.

LA PHILOSOPHIE.

C'est grand cas que les choses en soyent là en nostre siecle, que la philosophie soit, iusques aux gents d'entendement, un nom vain et fantastique, qui se treuve de nul usage et de nul prix, par opinion et par effect. Ie croy que ces ergotismes en sont cause, qui ont saisi ses avenues. On a grand tort de la peindre inaccessible aux enfants, et d'un visage renfrogné, sourcilleux et terrible: qui me l'a masquee de ce faulx visage, pasle

et hideux? Il n'est rien plus gay, plus gaillard, plus enioué, et à peu que ie ne die follastre; elle ne presche que feste et bon temps: une mine triste et transie montre que ce n'est pas là son giste.

L'ame qui loge la philosophie doibt, par sa santé, rendre sain encores le corps : elle doibt faire luire iusques au dehors son repos et son aise; doibt former à son moule le port extérieur, et l'armer, par consequent, d'une gratieuse fierté, d'un maintien actif ét alaigre, et d'une contenance contente et debonnaire. La plus expresse marque de la sagesse, c'est une esiouïssance constante; son estat est, comme des choses au dessus de la lune, tousiours serein. Comment? elle faict estat de sereiner les tempeste de l'ame, et d'apprendre la faim et les fiebvres à rire, non par quelques epicycles imaginaires, mais par raisons naturelles et palpables: elle a pour son but la vertu, qui n'est pas, comme dict l'eschole, plantee à la teste d'un mont coupé, rabotteux et inaccessible: ceulx qui l'ont approchee la tiennent, au rebours, logee dans une belle plaine fertile et fleurissante, d'où elle veoid bien soubs soy toutes choses; mais si peult on y arriver, qui en sçait l'addresse, par des routes ombrageuses, gazonnees et doux fleurantes, plaisamment, et d'une pente facile et polie, comme est celle des voultes celestes. Pour n'avoir hanté cette vertu supreme, belle, triumphante, amoureuse, delicieuse pareillement et courageuse, ennemie professe et irreconciliable d'aigreur, de desplaisir, de crainte et de contraincte, ayant pour guide nature, fortune et volupté pour compaignes; ils sont allez, selon leur foiblesse, feindre cette sotte image, triste, querelleuse, despite, menaceuse, mineuse, et la placer sur un rochier à l'escart, emmy des ronces; fantosme à estonner les gents.

HENRI IV.

Nous n'avons point à retracer ici la vie politique de ce grand prince; il nous suffira de dire que son règne est l'un des plus glorieux de notre histoire, et qu'il prend place à côté de ces génies réparateurs qui se montrent à la suite des grandes crises politiques pour replacer la société sur ses bases, et assurer les grandeurs de l'avenir en cicatrisant les plaies du passé. Soldat héroïque, administrateur habile, politique profond, toujours occupé à maintenir à l'extérieur la prépondérance de la France, à l'intérieur le bien-être du peuple, Henri IV est de plus un éminent écrivain. Ses Lettres ont été recueillies de notre temps, dans la vaste Collection des documents inédits, publiée

LETTRE A MADAME CATHERINE.

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sous les auspices du ministère de l'instruction publique. Elles offrent toutes les qualités d'un esprit supérieur : la précision, la clarté, la force, et font connaître tout à la fois les grandes vues du souverain et les brillantes facultés de l'homme privé. Henri IV n'était pas moins remarquable comme orateur que comme épistolaire, et la harangue que nous publions ici en fournit la preuve. N'oublions pas non plus qu'on lui doit quelques vers très-gracieux, et qu'il a personnellement exercé sur les meilleurs auteurs de son temps, Charron, Régnier, saint François de Sales, une très-heureuse influence.

LETTRE A M. DE CRILLON (1).

20 septembre 1597.

Brave Crillon, pendés-vous de n'avoir esté icy pres de moy lundy dernier à la plus belle occasion qui se soit jamais veue et qui peut-estre ne se verra jamais. Croyés que je vous y ay bien désiré. Le cardinal nous vint voir fort furieusement, mais il s'en est retourné fort honteusement. J'espere jeudy prochain estre dans Amiens, où je ne sesjourneray gueres, pour aller entreprendre quelque chose, car j'ay maintenant une des belles armées que l'on sçauroit imaginer. Il n'y manque rien que le brave Crillon, qui sera toujours le bien venu et veu de moy. A Dieu. Ce xxe septembre, au camp devant Amiens. HENRY.

A MADAME CATHERINE.

28 septembre 1597.

Ma chère sœur, il faut que les desplaisirs talonnent tousjours les contentemiens. Vous pouvés penser quel (2) je debvois avoir du succès d'Amiens, et quel regret j'ay dans l'ame de voir le cours de ma bonne fortune arresté par un desbandement general de mon armée, qui, l'argent à la main, n'a sceu estre empesché, tant la legereté des François est grande! Et l'exemple pernicieuse des grands a esté suivye. Je ne me plains de personne, mais je me loue de peu. S'ils disent que je leur ay

(1) Ce vaillant soldat, fidèle compagnon d'armes de Henri IV, n'avait pu assister à la bataille d'Arques, livrée auprès de Dieppe, par ce prince, à l'armée de la Ligue, le 4 septembre 1589. L'armée de la Ligue fut complétement battue; c'est à l'occasion de cette victoire que fut écrite la lettre ci-dessus.

(2) Sous-entendu : contentement.

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