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I

Dans les temps antérieurs à la conquête romaine, qui fut définitivement accomplie par César l'an 50 avant notre ère, la Gaule se divisait en deux grandes régions: l'une comprenant les colonies grecques situées sur le littoral de la Méditerranée; l'autre comprenant le vaste ensemble qui s'étendait vers le nord entre l'Océan et le Rhin. Les colonies établies sur le littoral de la Méditerranée y avaient introduit, six cents ans environ avant notre ère, tous les germes de la civilisation hellénique, et, suivant un écrivain de l'antiquité, Marseille était supérieure pour la science, la discipline et la gravité, non-seulement aux villes de la Grèce, mais encore à toutes celles du monde entier. Quant aux autres parties de la Gaule, elles étaient complétement étrangères à la civilisation antique, mais on y trouvait cependant les traces d'une certaine culture intellectuelle. Les druides, c'est-à-dire les prêtres de la religion gauloise, possédaient, d'après le témoignage de César, des notions scientifiques d'un ordre assez élevé. Ils avaient un grand nombre de systèmes sur les astres et leurs mouvements, l'étendue de l'univers et de la terre, la nature des choses. Ils dirigeaient des écoles où la jeune noblesse des Gaules allait s'instruire; toutes les connaissances étaient résumées dans des poésies que les jeunes gens apprenaient par cœur, après les avoir entendu réciter par les druides; car dans les écoles gauloises on ne se servait point de livres, et l'enseignement transmis par la seule tradition orale ne durait pas moins de vingt ans.

A côté des druides, on trouvait les bardes, poëtes populaires, comme les rapsodes de la Grèce, qui célébraient dans leurs chants les exploits des guerriers et les mystères de la religion.

Les monuments de cette poésie primitive ont disparu comme les livres mystérieux du druidisme, comme la langue même des Gaulois; c'est à peine s'il nous reste de cette langue une centaine de mots dont l'origine soit incontestable, et pour trouver chez nous les traces d'une littérature, il faut attendre que la conquête romaine ait pris définitivement possession du pays. Le résultat de cette conquête fut de latiniser la Gaule, qui se laissa subjuguer par la supériorité de ses vainqueurs, et ne tarda point à se rallier à

DEPUIS SES ORIGINES JUSQU'A NOS JOURS.

3 leur civilisation. Dès le troisième siècle de notre ère, on voit fleurir à Autun, à Bordeaux, à Toulouse, à Narbonne, à Vienne, à Besançon des écoles où l'on enseigne le droit romain, la médecine, la philosophie, la grammaire, les lettres grecques et latines, et toutes les sciences qui formaient l'héritage intellectuel du monde païen. L'éloquence tenait la première place dans cet enseignement, où les Gaulois étaient restés fidèles à leurs vieilles habitudes nationales: combattre avec impétuosité et parler avec finesse,

acriter certare et acutè loqui c'était, comme le dit un historien de l'antiquité, leur passion et leur orgueil; et pour symboliser la puissance de la parole, ils représentaient Hercule, le dieu de la force, portant des hommes suspendus à une chaîne d'or qui tombait de ses lèvres. Les empereurs favorisèrent le goût de la vieille Gaule, cette terre nourricière des avocats, pour la rhétorique et la déclamation, et l'un d'eux, l'empereur Claude, établit à Lyon des concours d'éloquence où les vaincus étaient condamnés à effacer avec leur langue les compositions qui n'avaient pas été jugées dignes de remporter le prix.

La poésie n'était pas moins en faveur que l'éloquence, et sur aucun autre point de l'empire, y compris l'Italie, la culture littéraire n'avait atteint un pareil développement; mais depuis longtemps déjà les rhéteurs et les beaux esprits remplaçaient les orateurs, les versificateurs remplaçaient les poëtes, et parmi les œuvres qui nous sont restées de cette époque, telles que celles d'Ausone et de Favorinus, on ne trouve guère que des amplifications sur les sujets les plus futiles ou les plus bizarres, comme l'Éloge de la pudeur et l'Éloge de la peste, des descriptions de villes, des épitaphes et des épigrammes. La société païenne et la littérature étaient en pleine dissolution, et pour trouver l'inspiration et la vie, il faut interroger les monuments de la littérature chrétienne.

II

D'après l'opinion la plus accréditée, les premiers apôtres de la foi parurent dans les Gaules vers le milieu du second siècle. Ces ambassadeurs du roi des rois, c'est le nom qu'ils se donnaient à eux-mêmes, n'avaient d'autre science que celle

du Dieu crucifié; mais en annonçant les vérités du christianisme, ils s'affranchirent des artifices de la rhétorique profane, et ils persuadèrent parce qu'ils étaient convaincus, et qu'ils donnaient leur sang en témoignage de leurs paroles. Dès la fin du troisième siècle, ils avaient porté les lumières de l'Evangile jusqu'aux extrémités les plus reculées de la Gaule: « Leur éloquence, dit justement M. Villemain, semblait croître et s'animer en proportion du dépérissement de tout le reste; ils avaient l'air de fondateurs debout sur des ruines, et c'est qu'en effet ils étaient les architectes de ce grand édifice religieux qui devait succéder à l'empire romain.» La chrétienté reconnaissante a consacré leurs noms, et parmi ceux qui sont couronnés de l'auréole des saints, se placent au premier rang, Denys, Irénée, Pothin, Marcel, Valérien, Martin, Hilaire, Césaire d'Arles, Euchère et Colomban; le temps n'a laissé parvenir jusqu'à nous que de rares monuments de leur éloquence; mais d'après les quelques fragments qui nous en sont restés, leurs sermons peuvent se ranger sous cinq chefs principaux, comprenant l'interprétation et l'explication de l'Ancien et du Nouveau Testament; 20 les discours prononcés à l'occasion des solennités religieuses et des grands anniversaires, tels que les jours de la naissance, de la mort ou de la résurrection du Sauveur; 3o les éloges des martyrs et des saints proposés comme modèles; 4o la discussion dogmatique; -5° l'enseignement moral et pratique.

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La révélation considérée comme source de la foi et de toute connaissance positive; l'Église considérée comme gardienne infaillible des vérités de la révélation, tel est le point de départ de la prédication dogmatique; quant à l'enseignement moral, il découle de l'Evangile et il est empreint de la charité, de la majesté et de la simplicité de ce livre divin.

Les Vies des saints forment avec les sermons l'une des branches les plus importantes de la littérature de ces âges reculés; elles ont exercé, au milieu de la barbarie, la plus salutaire influence, et pour en donner l'idée, nous croyons devoir rapporter ici quelques passages de la belle appréciation qu'en a faite M. Guizot: « Dans la vie des saints, dit ce grand historien, se présentait l'image d'un état moral très supérieur, sous tous les rapports, à celui de la société po

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litique et de la vie commune; l'âme humaine s'y pouvait reposer, soulagée du spectacle des crimes et des vices qui l'assaillaient de toutes parts....... Cette littérature répondait à ces besoins d'affection, de sympathie, qui dérivent, sinon de la moralité proprement dite, du moins de la sensibilité morale, et exercent sur l'âme tant d'empire. Les facultés sensibles avaient beaucoup à souffrir à l'époque qui nous occupe; les hommes étaient durs et se traitaient durement; les sentiments les plus naturels, la bonté, la pitié, les amitiés, soit de famille, soit de choix, ne prenaient qu'un faible ou un douloureux développement. Et pourtant ils n'étaient pas morts dans le cœur de l'homme; ils aspiraient souvent à se déployer, et le spectacle de leur présence, de leur pouvoir, charmait une population condamnée à n'en jouir que bien peu dans la vie réelle. Les Vies des saints lui donnaient ce spectacle. >>

Du vie au VIIIe siècle, tout le mouvement, toute l'activité des esprits se tournent vers les matières religieuses, et suivant la juste remarque du célèbre historien que nous venons de citer, la littérature chrétienne agite les plus grandes questions, touche aux plus pressants intérêts.

Trois hérésies redoutables, le manichéisme, l'arianisme, le pélagianisme (1) avaient mis en péril, dès le berceau même de notre religion, l'unité de la foi et l'unité de l'Église. Le manichéisme proclamait que deux principes contraires, mais également puissants, le principe du bien et le principe du mal, Dieu et Satan, se disputent l'empire du monde, sur lequel ils règnent tour à tour. L'arianisme s'attaquait à la divinité du Christ; le pélagianisme affirmait que l'homme peut vivre sans pécher, que la nature humaine n'est point déchue par la faute de nos premiers parents, et que la grâce n'est point nécessaire au salut. Ces doctrines trouvèrent dans le clergé gallo-romain d'énergiques adversaires, et c'est l'un de nos évêques, saint Hilaire de Poitiers, qui porta, par la seule force de la discussion et de l'éloquence, un coup décisif à l'arianisme.

A côté des livres qui ont pour objet de combattre les hérésies, nous trouvons divers traités philosophiques, ascétiques ou moraux de Cassien, le fondateur du monastère de Saint-Victor de Marseille; de Mamert Claudien, de

(1) Ainsi nommées du nom des hérésiarques, Manès, Arius et Pélage.

Vienne en Dauphiné; de Fauste, évêque de Clermont; de Salvien, moine de l'abbaye de Lérins, etc. ; ce dernier nous a laissé dans le Traité du gouvernement de Dieu un ouvrage très remarquable au double point de vue de l'histoire et de la philosophie, car l'auteur y trace d'une part le sombre tableau des désastres que les invasions firent peser sur la Gaule, et de l'autre il répond aux murmures que les chrétiens, victimes de ces désastres, élevaient contre la Providence, en montrant dans les barbares les initiateurs d'une société nouvelle et les instruments de la justice divine.

La poésie, durant la même période, nous offre aussi des monuments dignes d'attention, et parmi ces monuments, les uns sont inspirés par les souvenirs de la littérature profane et le mauvais goût de la décadence romaine, les autres par les sentiments chrétiens et les aspirations les plus élevées; mais le chaos social était si profond, le souvenir des lettres antiques si vivant encore, que le profane et le sacré se confondaient souvent dans les écrits des mêmes hommes. C'est ainsi que Fortunat, évêque de Poitiers, en même temps qu'il composait le Vexilla regis, l'une des plus belles hymnes de l'Église, se livrait aux jeux d'esprit les plus puérils, comme le témoignent les huit pièces de vers sur des bouquets de violettes, les treize pièces sur des châtaignes, et les vingt pièces sur des œufs et des prunes, qui se trouvent dans ses œuvres. Ce qu'il y a de plus remarquable à cette date, c'est sans contredit le poëme de saint Avit, évêque de Vienne, sur la création, le péché et l'expulsion du paradis terrestre. Ce poëme offre comme une première ébauche du Paradis perdu de Milton, et le saint évêque s'y élève en certains passages à toute la majesté de l'épopée.

Quelques chroniques et l'Histoire ecclésiastique des Francs, de saint Grégoire de Tours, complètent l'héritage intellectuel des premiers siècles de la monarchie. Rien n'est plus aride que la plupart de ces chroniques. « Leurs auteurs mettent sur la même ligne les plus grands événements de l'histoire et les accidents les plus ordinaires survenus dans la vie de leurs couvents. Ainsi, dans l'un de ces documents, on lit, à l'année 732: -Charles-Martel fit la guerre aux Sarrasins; et c'est tout. Il s'agit cependant de la bataille de Poitiers, qui refoula les Arabes en Espagne, et préserva l'Europe de leurs invasions. Ailleurs, on lit, à l'année 726: — Martin est mort, et cette mention d'un moine inconnu

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