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vertir qu'on a besoin de lui : il part; il arrive sur une place publique couverte d'une foule pressée et palpitante. On lui jette un empoisonneur, un parricide, un sacrilége: il le saisit, il l'étend, il le lie sur une croix horizontale, il lève le bras: alors il se fait un silence horrible, et l'on n'entend plus que le cri des os qui éclatent sous la barre, et les hurlements de la victime. Il la détache; il la porte sur une roue : les membres fracassés s'enlacent dans les rayons; la tête pend; les cheveux se hérissent, et la bouche, ouverte comme une fournaise, n'envoie plus par intervalles qu'un petit nombre de paroles sanglantes qui appellent la mort. Il a fini le cœur lui bat, mais c'est de joie; il s'applaudit, il dit dans son cœur nul ne roue mieux que moi. Il descend : il tend sa main souillée de sang, et la justice y jette de loin quelques pièces d'or qu'il emporte à travers une double haie d'hommes écartés par l'horreur. Il se met à table, et il mange; au lit ensuite, et il dort. Et, le lendemain, en s'éveillant, il songe à toute autre chose qu'à ce qu'il a fait la veille. Est-ce un homme? Oui : Dieu le reçoît dans ses temples et lui permet de prier. Il n'est pas criminel; cependant aucune langue ne consent à dire, par exemple, qu'il est vertueux, qu il est honnête homme, qu'il est estimable, etc. Nul éloge moral ne peut lui convenir, car tous supposent des rapports avec les hommes, et il n'en a point.

Et cependant toute grandeur, toute puissance, toute subordination repose sur l'exécuteur : il est l'horreur et le lien de l'association humaine. Otez du monde cet agent incompréhensible; dans l'instant même l'ordre fait place au chaos, les trônes s'abîment et la société disparait. Dieu, qui est l'auteur de la souveraineté, l'est donc aussi du châtiment : il a jeté notre terre sur ces deux pôles; car Jéhovah est le maître des deux pôles, et sur eux il fait tourner le monde.

UNE SOIRÉE D'ÉTÉ a Saint-Pétersbourg.

Il était à peu près neuf heures du soir; le soleil se couchait par un temps-superbe ; le faible vent qui nous poussait expira dans la voile que nous vîmes badiner. Bientôt le pavillon qui annonce du haut du palais impérial la présence du souverain, tombant immobile le long du mât qui le supporte, proclama le silence des

UNE SOIRÉE D'ÉTÉ A SAINT-Pétersbourg.

243 airs. Nos matelots prirent la rame; nous leur ordonnàmes de nous conduire lentement.

Rien n'est plus rare, mais rien n'est plus enchanteur qu'une belle nuit d'été à Saint-Pétersbourg, soit que la longueur de l'hiver et la rareté de ces nuits leur donnent, en les rendant plus désirables, un charme particulier; soit que réellement, comme je le crois, elles soient plus douces et plus calmes que dans les plus beaux climats,

Le soleil qui, dans les zones tempérées, se précipite à l'occident, et ne laisse après lui qu'un crépuscule fugitif, rase ici lentement une terre dont il semble se détacher à regret. Son disque, environné de vapeurs rougeâtres, roule comme un char enflammé sur les sombres forêts qui couronnent l'horizon, et ses rayons, réfléchis par le vitrage des palais, donnent au spectateur l'idée d'un vaste incendie.

Les grands fleuves ont ordinairement un lit profond et des bords escarpés qui leur donnent un aspect sauvage. La Néva coule à pleins bords au sein d'une cité magnifique; ses eaux limpides touchent le gazon des îles qu'elle embrasse, et dans toute l'étendue de la ville elle est contenue par deux quais de granit, alignés à perte de vue, espèce de magnificence répétée dans les trois grands canaux qui parcourent la capitale, et dont il n'est pas possible de trouver ailleurs le modèle ni l'imitation.

Mille chaloupes se croisent et sillonnent l'eau en tous sens : on voit de loin les vaisseaux étrangers qui plient leurs voiles et jettent l'ancre. Ils apportent sous le pôle les fruits des zones brûlantes et de toutes les productions de l'univers. Les brillants oiseaux d'Amérique voguent sur la Néva avec des bosquets d'orangers; ils retrouvent en arrivant la noix du cocotier, l'ananas, le citron, et tous les fruits de leur terre natale.

Nous rencontrions de temps en temps d'élégantes chaloupes dont on avait retiré les rames, et qui se laissaient aller doucement au paisible courant de ces belles eaux. Les rameurs chantaient un air national, tandis que leurs maîtres jouissaient en silence de la beauté du spectacle et du calme de la nuit.

A mesure que notre chaloupe s'éloignait, le chant des bateliers et le bruit confus de la ville s'éteignaient insensiblement. Le soleil était descendu sous l'horizon; des nuages brillants répandaient une clarté douce, un demi-jour doré qu'on ne saurait peindre, et que je n'ai jamais vu ailleurs. La lumière et les ténèbres semblaient se mêler et comme s'entendre pour former le voile transparent qui couvre alors ces campagnes.

LA LOI DE DESTRUCTION.

Dans le vaste domaine de la nature vivante, il règne une violence manifeste, une espèce de rage prescrite qui arme tous les êtres in mutua funera (1): dès que vous sortez du règne insensible, vous trouvez le décret de la mort violente écrit sur les frontières mêmes de la vie. Déjà, dans le règne végétal, on commence à sentir la loi : depuis l'immense catalpa jusqu'au plus humble graminée, combien de plantes meurent, et combien sont tuées! Mais, dès que vous entrez dans le règne animal, la loi prend tout à coup une épouvantable évidence. Une force à la fois cachée et palpable se montre continuellement occupée à mettre à découvert le principe de la vie par des moyens violents. Dans chaque grande division de l'espèce animale, elle a choisi un certain nombre d'animaux qu'elle a chargés de dévorer les autres ainsi, il y a des insectes de proie, des reptiles de proie, des oiseaux de proie, des poissons de proie, et des quadrupèdes de proie.

Il n'y a pas un instant de la durée où l'être vivant ne soit dévoré par un autre. Au-dessus de ces nombreuses races d'animaux est placé l'homme, dont la main destructive n'épargne rien de ce qui vit; il tue pour se nourrir, il tue pour se vêtir, il tue pour se parer, il tue pour attaquer, il tue pour se défendre, il tue pour s'instruire, il tue pour s'amuser, il tue pour tuer roi superbe et terrible, il a besoin de tout, et rien ne lui résiste. Il sait combien la tête du requin ou du cachalot lui fournira de barriques d'huile; son épingle déliée pique sur le carton des musées l'élégant papillon qu'il a saisi au vol sur le sommet du mont Blanc ou du Chimboraço; il empaille le crocodile; il embaume le colibri; à son ordre, le serpent à sonnettes vient mourir dans la liqueur conservatrice qui doit le montrer intact aux yeux d'une longue suite d'observateurs. Le cheval qui porte son maître à la chasse du tigre se pavane sous la peau de ce même animal; l'homme demande tout à la fois à l'agneau ses entrailles, pour faire résonner une harpe, à la baleine ses fanons pour soutenir le corset de la jeune vierge, au loup sa dent la plus meurtrière pour polir les ouvrages légers de l'art, à l'éléphant ses défenses pour façonner le jouet d'un enfant : ses tables sont couvertes de cadavres. Le philosophe peut même découvrir

(1) Pour les meurtres qu'ils commettent les uns contre les autres.

LA LOI DE DESTRUCTION.

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comment le carnage permanent est prévu et ordonné dans le grand tout. Mais cette loi s'arrêtera-t-elle à l'homme? Non, sans doute. Cependant quel être exterminera celui qui les extermine tous? Lui. C'est l'homme qui est chargé d'égorger l'homme. Mais comment pourra-t-il accomplir la loi, lui qui est un être moral et miséricordieux; lui qui est né pour aimer; lui qui pleure sur les autres comme sur lui-même, qui trouve du plaisir à pleurer, et qui finit par inventer des fictions pour se faire pleurer; lui enfin à qui il a été déclaré qu'on redemandera jusqu'à la dernière goutte du sang qu'il aura versé injustement? C'est la guerre qui accomplira le décret.

N'entendez-vous pas la terre qui crie et demande du sang? Le sang des animaux ne lui suffit pas, ni même celui des coupables versé par la glaive des lois. Si la justice humaine les frappait tous, il n'y aurait point de guerre; mais elle ne saurait en atteindre qu'un petit nombre, et souvent même elle les épargne, sans se douter que la féroce humanité contribue à nécessiter la guerre, si, dans le même temps surtout, un autre. aveuglement, non moins stupide et non moins funeste, travaillait à éteindre l'expiation dans le monde. La terre n'a pas crié en vain la guerre s'allume. L'homme, saisi tout à coup d'une fureur divine, étrangère à la haine et à la colère, s'avance sur le champ de bataille sans savoir ce qu'il veut ni même ce qu'il fait. Qu'est-ce donc que cette horrible énigme?... Rien n'est plus contraire à sa nature, et rien ne lui répugne moins : il fait avec enthousiasme ce qu'il a en horreur.

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N'avez-vous jamais remarqué que, sur le champ de mort, l'homme ne désobéit jamais? Il pourra bien massacrer Nerva ou Henri IV; mais le plus abominable tyran, le plus insolent boucher de chair humaine n'entendra jamais là: Nous ne voulons plus vous servir. Une révolte sur le champ de bataille, un accord pour s'embrasser en reniant un tyran, est un phénomène qui ne se présente pas à ma mémoire. Rien ne résiste, rien ne peut résister à la force qui traîne l'homme au combat; innocent meurtrier, instrument passif d'une main redoutable, il se plonge tête baissée dans l'abîme qu'il a creusé lui-même; il donne, il reçoit la mort sans se douter que c'est lui qui a fait la mort.

XAVIER DE MAISTRE.

Né en Savoie en 1764, le comte Xavier de Maistre, frère cadet de Joseph, a conquis comme ce dernier, mais dans un genre tout différent, un rang émineut dans la littérature française, quoiqu'il ait toujours vécu éloigné de la France et qu'il ne soit venu qu'une seule fois à Paris. Deux fantaisies philosophiques le Voyage et l'Expédition nocturne autour de ma chambre; trois nouvelles : la Jeune Sibérienne, les Prisonniers du Caucase et le Lépreux de la cité d'Aoste, le tout formant un mince volume, voilà tout ce qui compose son bagage littéraire; mais ce volume est un modèle de grâce, de rêverie, de simplicité sévère, et il vivra aussi longtemps que notre langue. En 1792, au moment où l'armée française pénétra dans la Savoie, Xavier de Maistre se rendit en Russie; il y servit d'abord dans la marine, puis dans l'armée de torre, fut nommé major général, et prit part, en cette qualité, à diverses expéditions contre les Persans. Il est mort en 1852.

mon cœur.

L'AMITIÉ.

Heureux celui qui possède un ami! J'en avais un : la mort me l'a ôté; elle l'a saisi au commencement de sa carrière, au moment où son amitié était devenue un besoin pressant pour Nous nous soutenions mutuellement dans les travaux pénibles de la guerre; nous n'avions qu'une pipe à nous deux ; nous buvions dans la même coupe; nous couchions sous la même toile; et, dans les circonstances malheureuses où nous sommes, l'endroit où nous vivions ensemble était pour nous une nouvelle patrie je l'ai vu en butte à tous les périls de la guerre, et d'une guerre désastreuse. La mort semblait nous épargner l'un pour l'autre elle épuisa mille fois ses traits autour de lui sans l'atteindre; mais c'était pour me rendre sa perte plus sensible. Le tumulte des armes, l'enthousiasme qui s'empare de l'âme à l'aspect du danger, auraient peut-être empêche ses cris d'aller jusqu'à mon cœur. Sa mort eût été utile à son pays, et funeste aux ennemis : — je l'aurais moins regretté. Mais le perdre au milieu des délices d'un quartier d'hiver! le voir expirer dans mes bras au moment où il paraissait regorger de santé, au moment où notre liaison se resserrait encore dans le repos et la tranquillité! — Ah! je ne m'en consolerai jamais! Cependant sa mémoire ne vit plus que

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