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obferve qu'il leur arrivera en conféquence d'être privés des douceurs de la fociété, qui font le plus grand bien de la vie humaine. Il est clair que le dernier membre de cette phrase eft amené par celui qui précéde, & qu'ainfi l'ordre naturel de ces deux membres eft celui dans lequel je les ai placés. Combien le difcours devient-il plus vif par l'arrangement fuivant lequel M. Boffuet les fait marcher ?

Ils demeureront privés éternelle»ment du plus grand bien de la vie » humaine, c'eft-à-dire, des dou» ceurs de la société. »

Il eft quelquefois des mots qui ont une force particuliére, & que par cette raifon ne doivent point être confondus dans la phrafe. Il faut les tirer de rang, & les placer ou à la fin de la phrafe, ou dans quelque autre poste remarquable, qui attire fur eux l'attention, & qui les mette dans le cas de frapper leur coup. M. Boffuet nous fournira encore un exemple de cet utile arrangement. Il loue la noble fierté avec laquelle M. le Prince profcrit & fugitif, fçut néantmoins foutenir l'honneur de fon nom & de fa naiffance. Etant en Flandre, fur les

terres d'Autriche, il exigea que les Princes de cette Maifon lui cédaffent la préféance, » & la Maifon de Fran» ce, dit l'Orateur, garda fon rang » fur celle d'Autriche, jufques dans > Bruxelles.» Ce trait, jufques dans Bruxelles, achève de relever la fierté de courage du Prince, qui fe fait rendre ce qui lui eft dû par les Princes d'Autriche, jufques dans la ville Capitale des Pays-bas Autrichiens. Placé comme il eft, ce mot ne peut manquer de faire fon effet. Transporté de là en tout autre endroit de la phrase, il frappera beaucoup moins.

Dans les reproches que fait la Cly temnestre de Racine à Agamennon,

Barbare! c'eft donc là cet heureux facrifice, » Que vos foins préparoient avec tant d'artifice į

& plus bas

Cette foif de régner, que rien ne peut éteindre; L'orgueil de voir vingt Rois vous fervir & vous craindre,

» Tous les droits de l'Empire en vos mains confiés, » Cruel, c'est à ces dieux que vous facrifiés. »

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Les mots barbare & cruel font tellement en leur place, qu'il n'est pas poffible de leur en donner une autre, fans leur faire perdre ung

d'un

combinai

grande partie de leur force. C'eft ainfi que le pouvoir eft grand d'un mot mis en fa place. Mais l'ar- Heureufel rangement qui combine les mots codes enfemble pour en faire de nouvel- mots, les & heureufes alliances, eft encore un plus brillant ornement du difcours. Il marque un génie riche & & fécond, & plaît par une noble hardieffe il ne peut partir que : efprit qui penfant avec force ou avec grace, crée des expreffions qui répondent à fon idée : il enrichit la langue en la feule maniere qui nous foit permife. Car l'Orateur ne crée point les mots: il les prend tels qu'ils font dans l'ufage commun & ordinaire des hommes mais il les façonne comme une cire molle, & par d'ingénieufes & adroites combinaisons, il donne une forme nouvelle à ce qui eft connu & manié de tous.

M. Racine le fils a excellemment traité cette matiére dans fes Réfléxions fur la Poëfie, & je me fais une joie & un honneur de propofer les idées & les obfervations judicieufes d'un illustre ami, avec qui j'ai été lié dès l'enfance, & dont j'ai toujours fait profeffion d'eftimer le talent &

de chérir la vertu. Chargé du poids de la gloire d'un grand nom, il n'en a point été accablé il y a même ajouté le mérite fingulier de confacrer uniquement la Poëfie à des fujets dignes d'elle. Enfin il a fçu non-feulement faire des vers, mais réfléchir fur l'art autant que fes ouvrages Poëtiques montrent de talent, d'ame, & de feu, autant il fait preuves de jugement & de goût dans fes Réfléxions fur la Poëfie. Ily traite, ch. 3. art. 2, de la langue Poëtique, qu'il fait confifter en ce que la Poëfie employant les mêmes mots que la Profe, les range dans un autre ordre. Il remarque néantmoins en finiffant que les Poëtes n'ont pas feuls ce privilége & que les Orateurs, emportés par le feu de l'Eloquence, ufent quelquefois de la même hardieffe. M. Boffuet, qu'il appelle avec raison le Démofthéne de la France, lui fournit la preuve & l'exemple de fa propofition. Il cite de lui cette belle expreffion » fortez du tems & du changement, & afpirez à l'Eternité. » Expreffion toute neuve, & auffi heureufe que hardie. Jamais perfonne avant M. Boffuet n'avoit dit fortez du tems, pour dire

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renoncez aux chofes temporelles. Le tems ne paroît pas même une chofe dont on puiffe fortir autrement que par la mort. On fort d'un lieu, d'une ville, d'une maifon. Mais l'idée de fortir & celle du tems ne fembloient pas pouvoir s'unir. Il n'appartenoit qu'à M. Boffuet de les faire aller enfemble.

Ce grand & fublime Orateur eft plein de femblables hardieffes. Il appelle l'arbre de vie un arbre d'immor- Hiftoire talité. Parlant de la vie humaine Univerfelles abrégée dans les tems qui ont fuivi le déluge, & de la marche de la mort devenue plus prompte & plus hâtive, & menaçant les hommes de plus près. » Comme ils s'enfonçoient, dit-il, » tous les jours de plus en plus dans » le crime, il falloit qu'ils fuffent, » pour ainfi parler, tous les jours plus » enfoncés dans leur fupplice. » Cette façon de parler, enfoncés dans leur fupplice, étonne par fa nouveauté mais elle plaît par fa hardieffe, qui eft néantmoins accompagnée des correctifs néceffaires.

Du même goût font toutes ces autres expreffions hazardées avec énergie fans ceffer d'être claires & natu

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