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pour des Grecs, les précepteurs les plus sûrs et les guides les meilleurs.

Nous admettons sans peine le point de vue de M. Bernardakis. Le drame moderne se conçoit aujourd'hui avec les proportions démesurées devant lesquelles une tragédie classique semble être un édifice étroit. C'est comme le temple ancien, où la cella faite pour la statue seule du Dieu n'admettait qu'à grand'peine quelques prètres. La cathédrale du moyen âge, avec sa vaste nef, ses galeries, ses détours et ses arceaux, s'emplissait au contraire d'un peuple remuant, dont la voix faisait vibrer les voûtes de ses rudes accents. Shakespeare répond surtout à cette idée.

Sans souci des anciens et des modèles, avec son indépendance, ses hardiesses, ses témérités, il a traduit son siècle dans ses drames. Il a pris ses spectateurs par les entrailles, parce que, peintre fidèle de son temps, il a donné aux idées, dont chacun de ses contemporains était poursuivi, une expression vibrante et sonore. Je ne dirai pas qu'il travaillait sans conscience de ce qu'il faisait, obéissant à une impulsion intérieure dont il ne se rendait pas compte à lui-même; mais il voulait plaire, il voulait attirer les spectateurs, remplir son théâtre. Il ne se plaçait pas au-dessus de la foule; il ne s'adressait pas aux lettrés; il ne s'écartait pas des sentiers battus. Loin de là. Il était du peuple, et il restait ce qu'il était né. L'histoire, les légendes, des lambeaux d'antiquité tout lui était bon de ce qu'il savait être compris par le peuple. Après son génie, il n'eut pas de plus puissant auxiliaire que son ignorance des anciens. Je n'appelle pas du nom de savoir les lectures qu'il avait faites à l'aventure de Plutarque, de Pétrarque, de quelque romancier français. Tout lui vient de luimême et de ceux qui l'entourent. Il n'est pas dans une autre situation d'esprit que ces tristes auteurs de

drames religieux qui, durant deux ou trois cents ans, au moyen âge, remuèrent si vivement les peuples avec l'histoire de la passion et les angoisses de Marie. Seulement, il eut du ciel le don inexplicable du génie qui transforme les plus vils éléments. Né chez un peuple dont les passions avaient été fortement agitées par les horreurs des guerres civiles, il a décrit les malheurs de ce peuple avec une amertume de souffrance dont l'idée, suivant Mme de Staël, pourrait presque passer pour une invention, si la nature ne s'y reconnaissait pas. Il a vu toutes les profondeurs de l'âme, il a sondé toutes les obscurités de nos destinées mortelles; il les a éclairées des foudres de son vigoureux génie. C'est par là qu'il est grand, qu'il nous attache, que, malgré de rebutants défauts, il intéresse et il passionne.

Ce n'est pas la forme elle-même de son drame qui fait son mérite. Qu'importe qu'il ait versé dans un seul et même moule tous les événements, toutes les idées bizarres ou sublimes de son cerveau? là n'est point son originalité et l'immortalité de son œuvre. Il est facile d'élargir l'enceinte d'une ville, d'ordonner même à des architectes d'y multiplier les édifices et les monuments; il faudrait commander en même temps au génie d'animer les artistes, de répandre sur eux ces influences secrètes qui font les belles œuvres. J'admire moins dans Shakespeare la variété des incidents dont ses pièces fourmillent que le talent avec lequel chacun d'eux est représenté. Cette variété n'est au fond que de la faiblesse. La multiplicité des ressorts n'est pas la preuve du génie: La nature, selon Leibnitz, a tout fait suivant le principe de la moindre action. Mais là où éclate la véritable supériorité du poëte, c'est dans l'exécution. Dans Roméo et Juliette, ce que j'admire, ce n'est pas d'avoir fait

succéder si vite la douleur à la joie, d'avoir employé au cortége funèbre de Juliette les musiciens venus pour les fêtes de la noce; dans Hamlet, la scène des fossoyeurs me touche peu comme mérite d'invention. Shakespeare devait passer par toutes ces scènes, puisque, dans ce que j'appelle son ignorance, il ne savait rien de plus que relater les faits de la vie commune et vulgaire s'il se relève de cette infirmité, c'est par la subite lumière qu'il répand sur les détails.

J'engagerais les amateurs de cette variété excessive à relire l'un de ces mystères dont je parlais tout à l'heure. Jamais plan ne fut plus largement conçu ; le monde entier y est compris le ciel, la terre, l'enfer s'ouvrent devant les yeux du spectateur. Le rire s'y mêle aux larmes, le grotesque au sublime; du boudoir de Madeleine on passe au prétoire de Pilate; ClaqueDent, Babin et Gestas y plaisantent à leur aise; mais on y chercherait en vain l'intérêt et le drame: il y manque l'exécution d'une main que le génie conduit. Je ne blâme pas M. Bernardakis d'avoir voulu reculer les bornes de son art, s'ils nous rend en scènes heureuses chère et recommandable la liberté qu'il se donne. C'est avec tout le feu de la jeunesse et aussi avec une grande confiance dans son talent qu'il veut voir le poëte dramatique appeler à son aide toutes les beautés de la poésie lyrique, introduire les transports de l'ode au milieu des discussions passionnées du drame, prendre et quitter les vers selon les personnages qui parlent, calquer de si près la vérité et la nature que toutes deux se reconnaissent vaincues et confessent leur défaite.

On le voit sans peine à ce programme étincelant de promesses, la Grèce en est encore aux illusions d'une rénovation littéraire. En 1857, l'écrivain de la préface du drame de Maria Doxapatris recommence les rêves de notre école romantique. C'est une sorte de mani

feste qui rappelle la préface de Cromwell. Rien n'est mieux fait pour séduire l'imagination que cette idée d'un drame aussi varié dans ses moyens, aussi compliqué dans sa marche, aussi simple cependant que les faits de l'histoire. Animer les chroniques des peuples par le jeu des acteurs; fondre sous le souffle enflammé de l'inspiration ces métaux de diverse nature d'où sortira l'airain précieux de Corinthe, c'est une grande idée: mais peut-être faut-il renoncer à l'exécuter au théâtre. L'art a ses limites; il est moins vaste, moins indéfini qu'on ne pourrait l'espérer. Il a des bornes prescrites, non pas celles des critiques imbéciles mais des bornes posées par la nature elle-même, par le bon sens. Fénelon a dit une vérité tout à fait humaine : la plupart des hommes ne sont que médiocres pour le bien et pour le mal. Il en est de même du plaisir. « Trop de lumière, dit encore Pascal, nous éblouit; trop de bruit nous assourdit, trop de douceur nous affadit." Le drame romantique ne nous ménage pas assez sobrement le plaisir; il veut nous en abreuver, nous en accabler. Les scènes et les émotions se succèdent comme les vagues amoncelées d'un océan furieux. Les Grecs ne sont

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point faits pour subir des chocs si violents. M. Bernardakis a pu s'en convaincre par la décision des juges du concours poétique de 1857. Il est vrai qu'il en appelle de leur jugement, et casse hardiment leur sentence.

L'auteur touche plus juste quand il désigne au poëte les sujets qu'il doit traiter de préférence. Un abîme d'années sépare Sophocle et M. Bernardakis. Il ne s'adressera donc pas aux traditions antiques. Il imitera en ce point ces grands hommes des temps passés ; il puisera, comme eux, aux sources de l'émotion populaire, et n'offrira sur la scène que des aventures capables d'exciter un intérêt général et pour ainsi dire d'actualité vivante. Agamemnon, Ménélas, Hélène, Andro

maque, Hector, Ilion, ne sont plus à remettre au théâtre, même dans Athènes. On a tiré de ces grands festins d'Homère tous les reliefs qu'on pouvait en recueillir. Il faut demander à l'histoire moderne des sujets plus neufs et plus accessibles aux nouveaux Hellènes.

S'il est vrai que le théâtre doive être surtout une œuvre nationale, il faut que le poëte reste Grec en parlant à des Grecs, qu'il se fasse une loi de demeurer fidèle à la nature du génie national qu'il veut passionner par ses drames. Or, c'est M. Bernardakis qui le dit: le Grec moderne n'a point l'esprit cosmopolite; il a ses faiblesses, mais il a sa grandeur, et elle réside dans une nationalité vivace. Qu'il n'aille point emprunter ses sujets à l'histoire des peuples étrangers; il lui faut étudier sa propre histoire, non point l'antique. Qu'il fouille dans les annales de l'histoire byzantine, il y trouvera des faits moins glorieux ou moins terribles que ceux du théâtre d'Eschyle, moins poignants que ceux de l'histoire d'Angleterre, mais non dépourvus d'intérêt, d'éclat et de majesté.

Quelle que fût alors la décadence des mœurs et des esprits, Byzance était une merveille comparée aux autres villes de l'Occident. Sa richesse, l'éclat de ses momuments, la politesse de ses empereurs, un reste de civilisation, tout étonna nos barbares et grossiers compatriotes quand les aventures d'une expédition détournée de son but les conduisirent dans les murs de Constantinople. Cette première invasion est restée célèbre dans l'histoire des Grecs. Les cruautés, les massacres, la destruction des momuments, les grossières dérisions d'un vainqueur sottement fier de son ignorance, les profanations d'un peuple orthodoxe, ennemi implacable du schisme et de l'hérésie : toutes ces calamités, que ne surpassèrent peut-être pas les

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