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Je ne crois pas m'abuser en reconnaissant de l'analogie entre les deux poëmes, dans les scènes que je viens de rapporter, il n'y a pas de doute sur l'antériorité du poëme français. La ressemblance de ces aventures ne peut être l'effet du hasard.

Du reste, ce trait significatif d'un visage noirci par le suc de certaines herbes, et par là, rendu méconnaissable, se retrouve encore dans les compositions de nos trouvères. Maugis, leneveu négromant de Charlemagne, possède les mêmes secrets, et il en use; il va même jusqu'à changer en un clin d'œil le pelage d'un cheval et à lui faire une robe nouvelle qui le transforme aux yeux de celui qui le possédait. Maugis s'était instruit à Tolède, célèbre école de magie, c'était là qu'il avait appris à connaître le suc puissant des plantes.

Dans le roman du comte de Poitiers, publié pour la première fois, d'après le manuscrit de l'arsenal par Francisque Michel, en 1831, le comte de Poitiers, qui a intérêt à se déguiser, prend l'habillement d'un pélerin qui le lui cède et celui-ci lui barbouille le visage afin qu'il ne soit pas reconnu

Plus noirs est d'airement bouli

C'est-à-dire qu'il devient plus noir que l'encre, airement étant le mot latin atramentum comme dans ce vers du trésor de Pierre de Corbiac:

Humoroza, freia, negra con airamenz (').

Ainsi déguisé, le comte arrive à Poitiers, il entre chez le duc qui était à table; nul ne le reconnaît, il n'est pas mal accueilli, il s'assied devant un grand feu de charbon, et personne ne se doute de ce qu'il est (2).

(1) J. des Sav. p. 379, juillet 1831.

(2) Dans les Mille et une nuits, il y a aussi un changement de couleur dans le conte de Simbad, le marin.

Remarquons, en terminant, que c'est une vieille femme qui, dans Aucassin, comme dans l'Érotocritos, fournit aux deux personnages les moyens de se déguiser sous la couleur des Maures.

Reste la langue de ce poëme.

Aux plus beaux temps de l'hellénisme, la Crête parlait le dialecte dorien.

C'est le témoignage des grammairiens. Oi Kpñtes Δωρίεις ἐκαλοῦντο ('). Ce dialecte en usage dans tant de pays, avait des nuances variées. Celles qu'il affectait dans la Crète n'ont pas échappé aux philologues (2) Hésychius relève des expressions qui ne sont employées que par les habitants de cette île; ἀκακαλλίς désigne la fleur du Narcisse, ἅμακις remplace chez eux ἅπαξ, ανάφαια s'emploie pour une boisson chaude, εύαδω pour ἅδω, ἔχονι pour ἔχουσι, θίος pour θεός. S'ils appelaient Diane, βριτόμαρτις, c'est que μάρτις designait chez eux une jeune fille; uoptós avait le sens de βροτός. Πήριξ pour πέρδιξ, σεἶναι pour θεῖναι, συνενίπαντι pour oúnavτes, telles sont les particularités principales qu'Athénée et d'autres lexicographes ont relevées dans le langage de cette île. Arhens (3) a découvert dans le dialecte crétois une forme d'accusatif masculin pluriel primitif en ors au lieu d'ους, ἵππονς pour ἵππους. Ce grammairien s'appuie sur la forme petуeutάvs qu'il cite comme

(1) Maittaire, Græcæ linguæ dialecti, édit. Sturz, XLII.

(*) Οὐ μεν ἀλλὰ καὶ, ὡς Κόρινθος ἐν τοῖς περὶ διαλέκτων φησὶ, εἰδέναι δεῖ, ὅτι Δωρίδος πολλαί εἰσιν ὑποδιαιρέσεις τοπικαί. "Αλλως γὰρ Κρῆτες διαλέγονται, καὶ ἄλλως Ρόδιοι, καὶ ἄλλως, Αργεῖοι, καὶ ἄλλως Λακεδαιμόνιοι, ἑτέρως δὲ Συρακούσιοι καὶ Σικελοί... Διαφέρει ἡ τῶν Κρητῶν διάλεκτος ᾗ νῦν κέχρηται Κυψέλας καὶ ἡ τῶν Λακώνων, ᾗ κέχρηται Αλκμάων, Σώφρων. Maittaire, ibid., p. XLII, XLIII, notes 7 et 8. Grégoire de Corinthe, dit: Il faut savoir qu'il y a plusieurs divisions du dialecte Dorien. Les Crétois parlent autrement que les Rhodiens, autrement que les Argiens, les Lacédémoniens, les Syracusains et les Siciliens. Le dialecte Crétois qu'emploie Cypselas et celui des Laconiens qu'employent Aleman et Sophron sont différents. En somme, dit Codricas, il y avait quinze dialectes connus du. Dorien. Meλét, etc., p. 64. (3) De Græcæ linguæ dialecticis, t. II, § 14, I, cité par Bopp, t. II, p. 55.

crétoise, pour conclure que, dans la première déclinaison, non-seulement les masculins, mais encore les féminins avaient la désinence avs (1).

On pense bien que le désordre du moyen-âge n'était pas fait pour dissiper ces bizarreries du langage crétois. Elles n'ont fait qu'augmenter, comme partout en Grèce.

Aujourd'hui encore, certains mots, certains tours de l'idiome de cette île sont d'une difficulté réelle même pour les hellènes. A moins d'en avoir fait une étude spéciale, on n'est pas en état de comprendre couramment cette langue. Aux changements généraux qui sont survenus dans le grec, il s'est ajouté dans cette île des déviations du lexique qui sont propres aux habitants de la Crète, le dorisme antique n'est pas aujourd'hui l'une de ces moins surprenantes rencontres. D'Ansse de Villoison a fait remarquer par une courte note écrite de sa main sur l'exemplaire qui lui a appartenu et qui est à la Bibliothèque nationale, que les formes doriques abondent dans ce poëme. Ainsi, l'on rencontre sans cesse τως pour τούς et pour τῶν, ἐδά pour ἤδη.

Kourmouzas, qui a passé deux ans en Crète de 1828 à 1830, a publié quelques observations sur cette île. Il les a fait suivre d'un petit lexique d'expressions qui diffèrent de celles des autres pays. Plusieurs sont employées par l'auteur d'Érotocritos. Il ajoute que les Crétois ont l'esprit aisé, qu'ils font les vers avec une facilité naturelle, qu'ils choisissent de préférence des sujets amoureux, que souvent il s'engage entre un jeune homme et une jeune fille une sorte de lutte poétique, où les vers se succèdent en enchérissant les uns sur les autres, comme dans les anciennes compositions amo bées de Théocrite. Il ajoute encore que la lyre est

(1) Bopp. Gram. Comp. t. II, p. 55.

l'instrument commun dont les Crétois se servent, qu'ils en jouent avec talent; il est bien rare, dit-il, qu'il y ait un village sans un ou deux joueurs de cet instrument. Ce sont les caractères que nous remarquons également dans notre poëme, c'est du luth λayouté qu'Érotocritos s'accompagne en chantant ses sérénades devant le palais du roi.

Comparé à celui d'autres ouvrages écrits en romaïque antérieurs ou postérieurs au temps où il a paru, le style de Vincent Cornaro peut passer pour être des meilleurs. Si sa langue est déformée, comme l'était alors celle de toute la Grèce, il faut reconnaître qu'elle a gardé le caractère national avec une étonnante persistance. Elle n'est pas trop encombrée de mots italiens, on n'y rencontre aucune de ces expressions bizarres dont l'introduction était due à la domination des Turcs: on peut dire que ce poëme serait, avec quelques corrections, un texte de langue romaïque. Les poëtes qui tiennent encore à l'usage de cet idiome populaire, et qui voient avec regret disparaître devant les progrès d'un hellénisme classique, les traces d'une poésie spontanée et ingénue, estiment beaucoup ce poëme : ils n'ont pas tort.

C'était par excès d'amour pour le grec rajeuni et purifié, grâce aux efforts de Coray, que J. Rizos-Neroulos portait un jugement sévère sur l'Erotocritos. Il disait :

Le roman poétique d'Érotocritos l'idylle intitulée la Bergère, le poëme du Sacrifice d'Abraham, la tragédie d'Ériphile, une traduction d'Homère et quelques autres poëmes rimés, de la même époque, pèchent par la trivialité de leur style, par une servile imitation de la littérature italienne, et par leur fastidieuse prolixité. Ces premiers essais d'une poésie nouvelle manquent totalement de physionomie, de nationalité, de couleur locale, on n'y trouve aucune trace de l'étude des anciens, aucune notion des règles. Quelques étincelles de

verve poétique, font tout le mérite de ces compositions informes, tombées dans un juste oubli. » Ces paroles sont de 1828 (4). Celui qui les prononçait, craignait que la Grèce n'eût pas assez d'horreur pour le temps de son esclavage et pour les œuvres nées dans ces tristes circonstances. Le danger n'est plus le même aujourd'hui. La Grèce, qui n'a plus de crainte pour son indépendance, regarde avec intérêt les poëmes qui ont servi à conserver sa langue et l'espoir de la liberté future. On peut donc en appeler de ce jugement de Rizos-Neroulos, et, pour le poëme d'Érotocritos, il me semble qu'on peut le casser.

(1) Jacovaki Rizos-Neroulos, cours de littérature moderne donné à Genève, 1828.

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