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sans doute d'attirer nos regards, avaient continué de vivre sur le sol de la patrie. Ils persistaient dans les traditions de la foi chrétienne, et ne connaissaient plus de la langue de leurs aïeux que les chants de l'Église. Partout ailleurs qu'à l'église, ils parlaient un idiome qui, pour remonter aux temps les plus anciens de la Grèce, n'en était pas moins défiguré par toutes sortes de difformités et d'incorrections. Ce Romaïque tant méprisé, conservait cependant l'étincelle de l'esprit grec. Il devait être l'instrument de la régénération de tout un peuple: il était le sceau de son origine, et la promesse de ses destinées dans l'avenir.

Sous cette déplorable livrée qui cacha longtemps la langue de Sophocle, il y avait tout un monde. Faut-il s'étonner qu'il ait été méconnu du xvro siècle jusqu'à l'époque du réveil de la Grèce? C'était le pays de l'ignorance, du trouble et de la confusion. La langue est gâtée, oblitérée; plus d'enseignement dans les écoles ; chaque jour elle tombe plus bas, et n'offre plus que des ruines défigurées. Néanmoins dans ces débris il germe quelque chose de nouveau. C'est la loi de l'esprit humain. Un peuple, quelque mutilé qu'il soit, ne peut se passer de poésie. Au contraire, plus sa misère est grande et profonde, plus il a besoin des consolations et des illusions du poëte; surtout si ce peuple a gardé le caractère d'une sorte de prédestination divine. Seulement il fait sa poésie à son image. Elle est ce qu'est sa langue : humble, abaissée. Telle fut la poésie romaïque.

Ceux qui savent trouver des charmes aux recommencements de l'esprit humain, jugeront que cette poésie n'est pas dépourvue d'une grâce enfantine et naïve. On le vit bien quand Fauriel vint en faire la manifestation à l'Europe surprise et charmée. C'était la spontanéïté et la fraîcheur de l'enfance, là où nos yeux n'avaient vu que les rides flétries de la vieillesse. Le

point de vue était changé désormais. En effet, du côté de l'érudition classique, l'infirmité avait depuis longtemps atteint à ses dernières limites. Les œuvres de Phrantzès, par exemple, justifient pleinement ce que M. Egger a dit du triste spectacle d'une imbécilité caduque (1). Mais il y avait autre chose à côté de ces pauvres imitations de l'ancienne Grèce. Dans ces basfonds peu visités des érudits, il se développait une végétation neuve, quoique maigre; l'esprit grec n'avait pas perdu sa fécondité d'autrefois : il continuait à produire des livres populaires. On ne cessait de les imprimer à Venise notamment; de là, ils se répandaient dans l'Archipel, dans les îles de la mer Égée; ils se lisaient ou se chantaient dans le peuple: les savants les méprisaient. Cependant ces chétives compositions conservaient chez les petits et les ignorants l'amour de la patrie, le souvenir d'une langue jadis libre. Qui peut dire que ces chants dégradés n'ont pas été pour beaucoup chez les Grecs dans la persistance du génie national, dans l'opiniâtreté à se défendre contre un maître puissant, dans ces tentatives répétées de soulèvement, qui n'ont cessé de remuer les âmes et de les préparer à la grande explosion qui marque pour ce pays une ère nouvelle, une renaissance entière?

Parmi ces ouvrages, il en est un qui a conservé toute sa popularité : c'est le poëme intitulé 'Epwróxpitos. Nul livre n'a été lu davantage depuis le xvi° siècle. Quoique les progrès de la langue nouvelle, et l'application des Grecs d'aujourd'hui à étudier les ouvrages savants de leurs ancêtres, doive affaiblir de jour en jour la vogue dont ce roman a joui, il ne laisse pas d'être encore dans les mains des femmes et des jeunes gens. Sa grande

(1) La Grèce en 1453, mémoire lu en séance publique annuelle des cinq académies de l'institut, le 16 août 1864.

célébrité, les agréments qu'il offre à ses lecteurs, ont fait dire à Coray en parlant de son auteur, Vincent Cornaro, qu'il est resté jusqu'à nos jours l'Homère de la littérature populaire Οὗτος εἶναι ὁ μεχρὶ τοῦδε Ομηρος τῆς χυδαϊκῆς φιλολογίας (1).

Il n'est pas un voyageur en Grèce qui n'ait été frappé de la faveur dont cet ouvrage est l'objet (2). Ceux qui l'ont lu partagent l'engouement des Hellènes pour cette composition. Fauriel en parle avec éloges dans le discours préliminaire des chants populaires de la Grèce; Pashley, dans ses voyages en Crète (3) en dit autant. William Martin Leake dans ses recherches sur la Grèce en a fait une analyse exacte et suivie (*). Il n'a pas manqué de nous dire que ce poëme est le plus estimé de ceux qu'il a entendus en langue romaïque. Il y trouve, malgré le déchet du langage, un art ingénieux dans la conduite des événements, une grande facilité de versification, un certain degré de vigueur qui se maintient jusqu'au bout de l'oeuvre: « and the author must be allowed to have shouwn some ingenuity in the conduct of his story, and the arrangement of its incidents, with a great facility of versification and a certain degree of vigor, which he maintains to the end.

C'est, dit-il encore, un curieux échantillon du dialecte romaïque dans cette période éloignée; il nous fournit un moyen de juger les dispositions des Grecs pour la poésie dans le XVIe siècle, époque où il fut composé, et leur goût dans le XVIII où il a été réim

(1) Coray: lettres, p. 230.

(2) Je dois cette note à la complaisance amicale de M. Bikelas : « Je vois dans le n° 727 de la Clio que M. Tozer publie dans l'Academy des notes sur la Crète, où il dit que, dans la partie orientale de l'île, les paysans chantent encore des extraits de l'Erotocritos. Il y a des vers de ce poëme qui sont devenus proverbes partout en Grèce.»

(3) P. 11, t. I.

(4) Researches in Greece by William Martin Leake London, 1814, in-4o, p. 101 et 59.

primé. Il jouit encore d'une très-haute réputation en Crète et dans les îles, mais il est tombé en discrédit dans les parties plus éclairées de la Grèce. It is curious also as a specimen of the romaic dialect at a distant period, and as furnishing a criterion to judge of the abilities of the Greeks in poetry, in the 16 th century, when it was composed, and of their taste in the 18 th when it was reprinted. It will enjoys the highest repute in Crete, and the islands, but has fallen into discredit in more enligthened parts of Greece.

C'est ce poëme fort peu connu en France que nous entreprenons d'étudier aujourd'hui, comme le plus «curieux et le plus intéressant « échantillon » de la poésie romaïque.

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M. Dehèque, qui s'est beaucoup occupé de cet ouvrage, a écrit de l'auteur, Vincent Cornaro, une biographie dans l'Encyclopédie des gens du monde (1). Il n'a pu donner que de très-courts et très-incomplets renseignements sur cet écrivain. "Cornaros (Vincent), dit-il, poëte grec de la ville de Sitia en Crète, probablement d'origine vénitienne, florissait dans le XVIe siècle et pourrait passer pour l'Homère de la Grèce moderne. L'obscurité qui enveloppe sa naissance et sa vie, la gloire d'être aussi chanté par des rhapsodes, l'héroïsme de quelques caractères de son poëme, le feu qui anime ses combats, l'ingénieuse variété des aventures de son héros, l'emploi d'une langue à peine formée, lui donnent quelque ombre de ressemblance avec le chantre de l'Odyssée, etc., etc. "

Coray ne dit rien de plus que ce que nous avons déjà rapporté; Jacques Rizos-Neroulos, Fauriel n'éclaircissent pas davantage la question. William Martin Leake répète les indications déjà citées; il affirme d'une

(1) T. VII, p. 6.

manière plus précise que M. Dehèque, que Cornaro était d'origine vénitienne « a Cretan of a Venitian family. "

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M. Constantin Sathas a eu l'obligeance de m'adresser la note suivante que je transcris avec empressement, en rendant un hommage de reconnnaissance à l'auteur d'ouvrages si justement appréciés sur la littérature néo-hellénique: « Sur le poëte d'Érotocritos, je n'ai pas réussi à découvrir quelque chose de précis dans mes recherches aux archives de Venise. Il descendait sans doute de la noble famille des Cornaro (Corner) qui, avec d'autres nobles familles, fut envoyée par Venise pour coloniser la Crète; mais il n'est pas mentionné dans les arbres généalogiques des Cornaro que j'ai consultés à Venise. Le Crétois-Vénitien Apostolo Zeno, ayant rassemblé, vers le commencement du siècle passé, de riches matériaux pour une histoire de la littérature crétoise, ne le cite pas dans son ouvrage manuscrit (Su'i Scrittori di Candia) que j'ai consulté.

"Un Vincent Cornaro, fils d'André, est mentionné dans un document grec tiré des archives vénitiennes et publié par MM. Miklosich et Müller (1); c'est un acte de vente rédigée en Crète, vers le milieu du XVIe siècle, par lequel on met aux enchères la maison de ce Cornaro, à cause des dettes qu'il a laissées. Est-ce Vincent André Cornaro, notre poète ?

"Un autre Vincent Cornaro était notaire en Crète vers l'an 1650 ou 1660; mais je crois que notre poëte est plus ancien, et j'incline à admettre que l'auteur de l'Erotocritos est le Cornaro du XVIe siècle, désigné dans le monument ci-dessus. "

A ces renseignements qui ont le mérite d'avoir été puisés aux meilleures sources, M. Constantin Sathas ajoute encore celui-ci : « Au British Muséum (2), j'ai

(1) Acta et Diplomata Græca, vol. III, Vienne. (2) Fonds des manuscrits harléiens, no 5,644.

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