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est le Pseudo-Callisthène. On peut l'attribuer au cinquième siècle après J.-C. La méthode scientifique n'est déjà plus en usage. Le conte commence à s'établir à la place de l'histoire. Les anciennes merveilles des premiers récits, suffisamment fabuleux pourtant, n'ont plus assez d'attraits pour des esprits amoureux du gigantesque et de l'invraisemblable. L'âge moderne est entré dans les régions du monde enchanté. Les lignes des tableaux de l'histoire se confondent et s'obscurcissent; le faux devient la pâture de ce qui reste encore de lecteurs. Des charlatans et des faussaires se multiplient pour satisfaire ces goûts dépravés, symptômes d'un temps où il n'y a plus qu'illusions et rêveries.

On ne saurait comparer, après la chute de Rome,' l'état de l'Europe occidentale à celui de l'empire grec. Pendant tout le moyen âge, l'oubli des monuments de l'antiquité n'est jamais descendu aussi bas dans la société hellénique que dans les pays latins. Constantinople apparaît aux contemporains de Charlemagne comme une cité toute étincelante de l'éclat des lettres et des beaux-arts. La science a des sanctuaires où elle se conserve assez pure encore; elle a des adeptes qui n'en laissent pas dépérir le culte; cela est vrai, et cela durera jusqu'à la date fatale de 1453. Mais cependant, dès le cinquième siècle, qui voudrait méconnaître l'abaissement du genre historique? Il n'a plus la sévérité que lui avaient donnée les plus grands génies de la Grèce. Le goût du mensonge, qui fut toujours si difficilement réprimé chez les Hellènes, même aux plus beaux siècles de leur histoire, déborde à ce moment et couvre tout d'un lustre faux, mais agréable aux amateurs d'enluminures.

Je n'ai pas à revenir sur tout ce qu'on a dit du Pseudo-Callisthène (1). J'entre dans mon sujet, et je

(1)11 y aurait à faire un travail critique sur ce roman où s'amalgament

cherche dans ce roman les passages qui concernent le précepteur d'Alexandre le Grand. L'enfant royal est né. Philippe, qui s'est résigné à l'accepter pour le sien, l'entoure aussitôt de gouverneurs et de maîtres. Il lui fait, comme on le dit des princes, une maison. Laniké, sœur de Mélas, est sa nourrice; son gouverneur, Léonidas; son maître de littérature, Polynice; de musique, Leucippe. Ménéclès lui enseignera la géométrie, Anaximène la rhétorique, Aristote la philosophie (1).

Nous le voyons bientôt aux mains d'Aristote tout seul. Cependant il n'est pas l'unique élève du philosophe; d'autres enfants partagent ses études. Ce sont des fils de rois que la réputation du maître a sans doute attirés auprès de lui. Pour éprouver leur esprit en même temps que leur cœur, le philosophe s'avise un jour de les interroger à tour de rôle sur cette question délicate: « Quand vous aurez hérité du trône de votre père, que me donnerez-vous, à moi, votre maître?» L'un répond: « Vous vivrez avec moi, vous partagerez mon pouvoir; je vous rendrai glorieux entre tous. » Un autre: « Vous serez mon ministre, mon conseiller dans toutes les questions. Il en vient à Alexandre, et celui-ci lui répond d'un esprit fort avisé: « Vous m'interrogez sur ce que je ferai. Personne n'est maître de l'avenir; mais je vous donnerai tout ce que l'heure présente me permettra de vous donner. » Aristote se montra charmé de ce sens profond; il s'écria avec

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des compositions venues de pays différents et imaginées à des époques très différentes. Je renvoie le lecteur à un article du journal Of the American Oriental Society. fourth vol., n. 11, dont je dois connaissance à notre savant confrère M. Carrière, de l'Ecole des langues orientales: Notice of a life of Alexander the Great translated from the syriac, by Rev. Dr. Justin Perkins, missionary of the American among the nestorians with extracts from the same, by Theodore Woolsey... Voir aussi Guillaume Favre, Recherches sur les histoires fabuleuses d'Alexandre le Grand, 1829-1830, Genève; et la Thèse de M. Talbot.

(1) L. I, c.. XIII.

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bonheur: « Très-bien, prince du monde, vous serez un grand roi! "

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La version latine du Pseudo-Callisthène s'écarte ici du texte grec pour rapporter quelques détails plus intimes sur cette nourriture d'Alexandre par Aristote. L'auteur se figure Alexandre éloigné de ses parents, vivant avec Aristote et sa maison, loin des regards paternels. Zeuxis, un de ses officiers, fait au roi et à la reine un rapport secret sur les dépenses de leur fils. Il les trouve exagérées, et la famille royale s'empresse d'en avertir Aristote; non sans un léger blâme, quelque voilé qu'il soit, pour le précepteur du prince peu soucieux d'économie. Aristote s'empresse de se justifier. Il répond « que son élève ne fait rien qui ne soit digne de lui-même, digne de son maître. » Il propose qu'on mette à l'épreuve le caractère de son pupille, et qu'on s'assure en même temps des progrès qu'il a faits dans la science. Puis il dit à Alexandre: « Votre père et votre mère se plaignent, en m'écrivant, de la façon un peu légère dont vous dépensez ce qu'ils vous envoient pour votre entretien. Je ne crois pas cependant que vous fassiez rien qui ne soit bienséant et pour vous et pour vos parents. Vous savez, reprit Alexandre, que la pension de ma famille ne répond pas à la dignité de leur rang non plus qu'à celle du mien... » L'auteur de ce récit prétend qu'il subsiste une lettre de Philippe et d'Olympias à leur fils, pour lui recommander l'économie dans la dépense et pour l'engager à rester digne du bon témoignage qu'Aristote rend de sa conduite. I'on possède aussi, suivant lui, la lettre d'Alexandre à ses parents. Il leur avoue sans détour qu'ils ne lui font pas une pension qui réponde à leur fortune et à leur rang; «quant à lui, il dépensera ce qu'on lui donnera avec la largesse qui sied à un prince; il ne démentira point par sa conduite les bons témoignages

d'Aristote; du reste, au lieu d'écouter les rapports des étrangers, on eût mieux fait de s'adresser à lui. »

Ces détails domestiques, dont la petitesse s'accorde mal avec la gravité de l'histoire, semblent reproduire une anecdote qu'on lit dans les biographies d'Alexandre. Le jeune prince, dans un sacrifice, jetait à pleines mains l'encens sur les brasiers; son gouverneur lui reprochait cette prodigalité; il lui répondait qu'il serait maître un jour des pays qui produisent l'encens, et qu'il se payerait alors de ses avances. Le ton de Julius Valérius a baissé. C'est le ménage d'un petit bourgeois plutôt que la magnificence d'un roi que le narrateur s'est plu à nous montrer. On dirait déjà quelqu'un de ces étudiants du treizième siècle, dont Jacques de Vitry rapporte les écarts de jeunesse dans Paris, ou l'écolier même de Rabelais « prestolant les tabellaires venant des lares patriotiques, parce que la pécune manque en ses marsupies. Nous retrouverons cette petite aventure de l'éducation d'Alexandre dans le poëme de Lambert Li Cors. Il ne pouvait manquer de la reproduire d'après Valérius, car il y voyait la preuve qu'Alexandre possédait dès sa jeunesse une vertu vraiment royale, la largesse à dépendre.

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Après ces premières années d'éducation philosophique, le Pseudo-Callisthène ne parle plus d'Aristote. Alexandre est entré dans la carrière militaire. Le romancier se plaît à le conduire dans les divers pays illustrés par sa valeur ou par sa clémence. Ce n'est qu'au chapitre XXIII du livre second que reparaît le souvenir du précepteur d'Alexandre.

L'historien suppose qu'après la défaite de Darius, le prince macédonien écrit à sa mère Olympias et à son vénéré maître une lettre où il les instruit de ses succès sur le monarque persan. « Il leur apprend par quel procédé il a mis en fuite l'armée de ses ennemis. En

attachant aux cornes d'un grand nombre de chèvres des flambeaux allumés, il a fait croire aux Perses que ses troupes étaient plus nombreuses qu'elles n'étaient en réalité(1). La ville d'Egées, fondée dans le golfe d'Issus, perpétuera à jamais le souvenir de cet heureux stratagème." Cette lettre, réduite à ces simples renseignements, est tout à fait dépourvue d'intérêt. Il est à croire qu'elle a d'abord été conçue avec cette sécheresse. C'est ainsi que la donne celui des manuscrits qui semble le plus ancien. Un troisième exemplaire du récit de Callisthène a joint à cette lettre la suite des merveilles incroyables dont Alexandre et son armée avaient été les témoins dans les Indes. On peut faire remonter les plus anciennes rédactions de cette lettre aux premiers siècles de notre ère. Peut-être n'a-t-elle été alors qu'une imitation de ces nombreux billets qu'Alexandre n'avait pu manquer d'écrire souvent à sa mère ainsi qu'à son maître, mais dont les traces avaient disparu de fort bonne heure. Plus tard, l'esprit du merveilleux étendit cette prétendue lettre, en y ajoutant les fables de l'Inde.

Voilà, j'imagine, l'obscurité et l'ignorance allant croissant, à quoi se réduisent les traditions, apocryphes toutefois, qui attribuaient à Aristote la composition de divers ouvrages utiles à l'instruction et aux mœurs de son élève. Il ne s'agit plus désormais de cette lettre d'Alexandre écrite du fond de l'Asie à son maître, pour lui reprocher d'avoir publié ses leçons, ni de la réponse d'Aristote donnant à son élève la satisfaction de s'entendre assurer que ses leçons n'en sont pas moins secrètes, « car elles n'ont de sens que pour ceux qui les ont écoutées (2). »

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(1) Il paraît, suivant une assertion de M. Heuzey, que ce souvenir vit encore dans la Grèce, et fait l'objet d'une légende populaire.

(2) Aul. Gel. Noct. Attiq., XX, 5.

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