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peut pas douter de l'issue de la lutte, l'Amazone est vaincue. Dans une nouvelle épreuve elle est encore obligée de reconnaître la supériorité d'un adversaire à qui elle offre, pour prix de sa victoire, une douce récompense que ne peut refuser Digénis.

Cependant Digénis s'est fait bâtir une riche demeure sur les bords de l'Euphrate. Il est le plus redoutable des défenseurs de la Romanie, tous les apélates le reconnaissent pour leur maître. Après Romain Ier, l'empereur Nicéphore Phocas le confirme dans sa charge et lui fait, en récompense de sa fidélité et de son dévouement à l'empire, les plus riches présents.

C'est au comble de cette gloire que la mort vient atteindre Digénis. Eudocie ne survécut pas à son noble époux.

Telle est l'esquisse de ce poëme. Il date, comme nous l'avons déjà dit, du dixième siècle, et n'est pas l'œuvre d'un écrivain sans talent. C'est une peinture fort éloquente et fort animée d'une période historique trèsintéressante. Il s'agit des efforts de Byzance pour résister aux attaques des Arabes de plus en plus menaçants. On voit à travers les fictions de la poésie toute la vérité de l'histoire. Les empereurs, du centre de leur empire, envoient aux frontières des généraux capables de les couvrir. Mis aux postes les plus avancés, ces guerriers sont presque indépendants dans leur province. La Cappodoce où se passent les faits principaux de la vie de Digénis, était le point le plus attaqué de tout l'Orient. Les combats y étaient perpétuels. Dans le voisinage des Arabes, les commandants des frontières contractaient un genre de valeur singulière; l'imagination des peuples en était vivement frappée. Il était naturel que dans des espèces d'annales comme celles que nous avons sous les yeux, il se mêlât un peu d'imagination, et des épisodes romanesques. Aucun de ceux pourtant qui

animent le récit du poëte n'est en dehors de la vraisemblance. La beauté des femmes grecques dut souvent mettre aux prises des champions tirés des deux peuples. Les Romains durent plus d'une fois oublier leur vertu près des femmes arabes; la vie militaire réunissait dans ses contrastes la barbarie des apélates (1) à la magnificence byzantine qui était loin de s'être éclipsée dans ce siècle. Notre poëme rend bien ce mélange des scènes de férocité guerrière et d'élégance asiatique. Les palais et les jardins de Digénis sur les bords de l'Euphrate, ses tentes qu'il promène avec lui sont un reflet très-naïvement saisi des mœurs de cette époque. Notre voyageur, Pierre Belon, qui a visité ces contrées au commencement du XVI° siècle, retrouvait des débris qui parlaient encore d'une grande magnificence de constructions dues autant aux Grecs qu'aux Arabes.

Les exploits de Digénis contre les lions ne sont pas une pure invention du poëte. Ces animaux étaient alors plus nombreux sur les bords de l'Euphrate qu'ils ne le sont aujourd'hui où ils apparaissent quelquefois encore, et mettaient plus souvent les Grecs à même de déployer contre eux leur hardiesse et leur vaillance; l'histoire confirme ici les récits du poëte. Nous lisons en effet dans la relation de Luitprand que Romain Ier, celui-là même dont il est parlé dans notre poëme, eut à combattre contre un lion. D'abord il avait fait enflammer avec le feu de Kallinicos les touffes de roseaux où il supposait que l'animal était caché. Une seule ne fut pas atteinte par les flammes que le vent poussait en sens contraire. Romain persuadé

(1) Les Apélates ('Areλáτα) ne peuvent-être mieux comparés qu'aux Clephtes de la guerre de l'indépendance hellénique ou au haïdouks slaves. C'était, comme leur nom l'indique, les chassés, les bannis, les out-law. Parfois au service de Byzance, ils étaient employés par quelques localités à la garde des champs et s'appelaient alors άypoqúλaxes. Une fois congédiés, ils se faisaient voleurs de grand chemin, ils vivaient de rapines et de brigandage. » (Note de M. C. Sathas, p. CLI.)

que le lion s'y abrite, y marche hardiment avec un seul des hommes de sa garde. D'une main il a son épée et de l'autre son manteau. Le lion ne tarde pas à paraître, le compagnon de Romain tombe évanoui; celui-ci jette son manteau à la bête, elle se précipite dessus et le déchire. Romain profite de l'occasion, s'élance sur le lion et le fend en deux d'un coup d'épée. Luitprand nous le montre ensuite poussant du pied le malheureux soldat qui ne revient à la vie que pour admirer la grande intrépidité de son chef. Ce récit, fait par un contemporain qui ne se pique que d'exactitude, rend absolument vraisemblables les exploits de Digénis.

D'ailleurs M. Sathas a nettement indiqué ce que ce personnage de Digénis a d'historique. Il a établi sa descendance, son nom véritable qui est Basile Digénis: "Ce n'est pas seulement, dit-il, un vainqueur des Arabes, comme il y en a tant dans les annales de Byzance, que la poésie populaire grecque a immortalisé; c'est aussi et surtout le dernier et illustre rejeton de deux familles puissantes et glorieuses, de deux familles qui brillèrent pendant des siècles entiers dans le monde byzantin, et qui seules représentèrent, à son agonie, cette grande réforme religieuse connue dans les chroniques ecclésiastiques sous le nom d'Iconoclasie ».

On sait tout ce qu'il y a de hérissé et de confus dans l'histoire de l'empire byzantin de cette époque. Il fallait le grand savoir et la constante pratique de ces annales pour conduire à travers ces événements un peu heurtés le fil généalogique de Digénis Akritas; M. Sathas l'a fait avec beaucoup d'adresse et d'autorité. Il donne ainsi la conclusion de ses recherches: « La femme de l'émir Mousour, mère de Basile Digénis, était fille d'Andronic Ducas et sœur de Constantin. Le nom d'Akritas resté célèbre chez les Grecs, cité au XII° siècle par Théodore Prodrome, par Michel Psellus sous le titre

défiguré de Pantherius, dans les chansons populaires sous celui de Porphyrius, ne présente plus aucune difficulté d'interprétation, il prend sa place dans les annales de l'Empire byzantin, et redevient historique.

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En publiant ce poëme, MM. Sathas et É. Legrand ont rendu un grand service à l'histoire de la littérature grecque du moyen âge. Ils ont fait voir, après mes travaux que je prends la liberté de nommer ici, que la littérature grecque moderne n'a pas seulement commencé chez les Phanariotes ou dans la Morée après la conquête Musulmane, comme le pense à tort M. Paparigopoulos; elle remonte bien plus haut que cela. Le poëme de Basile Digénis en est la preuve. A côté de la poésie officielle qui tâche à se conserver dans la tradition classique, déjà l'imagination populaire s'était fait une expression nouvelle, un vers et une langue tout neufs. Le poëme de Digénis est au premier rang dans cette littérature aujourd'hui ; il le gardera tant qu'une autre découverte ne l'y aura pas remplacé. En effet, quand, avec les travaux publiés depuis dix ans en France et en Allemagne, on voudra écrire l'histoire de cette muse populaire, dont M. Legrand rassemble avec zèle et talent les productions, il faudra commencer par ce poëme. De là on passera à ceux de Belthandros et de Libystros (1). On s'arrêtera sur l'Erotocritos, tant lu encore aujourd'hui dans la Grèce.

Il y a dans ces quatre poëmes des ressemblances complètes. C'est le même esprit qui y respire: la valeur et l'amour. Le poëme de Digénis, moins romanesque que les autres, a aussi plus de feu, plus de grandeur épique. Il se sent du voisinage des lieux où se passent les exploits du héros, d'une impression directe reçue par le poëte, qui, sans doute, fut le témoin d'une partie

(1) Voir mes études sur la Littérature grecque moderne.

des faits qu'il raconte. Ce caractère mis à part, je crois devoir signaler l'analogie que ces compositions ont entre elles. Elles montrent à travers le dixième siècle, à travers le douzième, et même jusqu'au commencement du XVIe siècle, une singulière fécondité d'esprit, beaucoup d'éclat dans l'imagination, une sorte de faculté épique qui persévère chez les Grecs.

L'historien de cette littérature, qui se rencontrera, j'en suis sûr, n'oubliera pas de rapprocher ces poëmes et surtout celui de Digénis, du poëme Persan de Firdousi le Shahnameh, traduit chez nous par M. Mohl. Il y rencontrera de curieux rapprochements à faire. Il ne négligera pas non plus de poursuivre la comparaison que M. Sathas esquisse entre Basile Digénis et notre Rainouart au Tinel, fils de Desramé, émir de Cordoue, frère de la belle Orable, mariée à Guillaume au Courtnez, qui

Grizois (') parole, bien en fut doctrinės.

Il sera possible de faire ressortir davantage, à l'aide de ces acquisitions nouvelles, les rapports que j'ai déjà essayé de faire voir entre notre littérature du moyen âge et celle de l'Orient grec.

(1) Qui parle grẹc..

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