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Ne nous étonnons plus que Louis-le-Bègue fondant un monastère lui ait donné le nom d'Alpha ('), que dans le même temps quelques évêques mêlassent des mots grecs à leur signature (2), et qu'à l'abbaye de Corbie, il y eût encore des livres grecs et même des moines de cette nation. C'est ce qu'on voit dans les écrits de Druthmar. Il assure avoir vu un exemplaire grec des quatre évangélistes qui passait pour avoir appartenu à Saint Hilaire, et dans lequel l'évangile de Saint Jean suivait immédiatement celui de Saint Mathieu. Désirant en savoir la raison, il s'adressa à un nommé Euphemius, grec de nation, qui lui dit que cela s'était fait à l'imitation d'un bon laboureur qui attelle ses meilleurs boeufs avant les autres (3).

XXIV.

Le Xe siècle a toujours passé pour l'époque la moins heureuse, surtout au point de vue littéraire. C'est le moment le plus obscur de nos annales. Les Hongrois, les Sarrasins désolent notre pays, la corruption se met dans l'Eglise, la désorganisation dans l'Empire. Nulle sécurité pour les laïques, les moines n'en ont pas davantage; leurs asiles sont brûlés par les hommes de guerre, ou envahis par la foule des enfants, des femmes, des soldats, et même des chiens que les seigneurs y entassent dans leur usurpation brutale. Les livres ne s'échangent plus, les scribes et les clercs manquent pour les copier et pour les lire. Partout les écoles dépérissent. Ceux qui conservent l'amour des

(1) Annales ordinis S. Benedicti, t. III, p. 224.

(*) Mabillon, De Re Diplomatica lib. VI. Paris, 1681, in-folio, p. 456, tab. LVII.

(3) Hist. litt. de la France, t. V, p. 88.

études sont obligés d'aller chercher au loin la science. Abbon quitte son monastère appauvri par les calamités pour aller à Paris, à Reims, s'instruire dans la grammaire, l'arithmétique et la dialectique. Il paie cher les leçons de musique qu'il reçoit, et il écrit : « J'ai profondément gémi dès ma jeunesse de voir les arts libéraux tombés en décadence par l'incurie, et la science réduite à un petit nombre d'adeptes qui vendaient chèrement leurs leçons. « A primitivæ ætatis tirocinio jugiter indolui liberalium artium disciplinas quorumdam incuria ac negligentia labefactari et vix ad paucos redigi qui avare pretium suæ arti statuunt (1).» Il était bien difficile que les études grecques se maintissent au milieu de ce désordre. Tout ce qu'on peut souhaiter, c'est qu'elles ne s'éteignent pas tout-à-fait et qu'on puisse suivre leur existence à quelques lueurs vacillantes.

Des survivants du IX° siècle (840-912), moines de Saint-Gall, conservent encore les traditions helléniques. Notker-le-Bègue, élève de Marcellus et d'Iton, traduisait Aristote. Hartmann instruit par les mêmes maîtres a gardé la réputation d'avoir su le grec, l'hébreu et l'arabe; Tutilon était peintre, poète, orateur, musicien (2). Mannon ou Nannon, dont nous avons rapporté le nom à côté de celui de Scot, passe pour avoir traduit du grec en latin les livres d'Aristote sur la morale et sur le ciel, la république et les lois de Platon. On lui attribuerait volontiers une version du Timée de Platon, s'il n'était plus vraisemblable de dire que dans ses travaux il a usé de la traduction de Chal

(1) De Calculo Victorii, ap. D. Martene Thes. Anecd. t. 1. L. Maître, p. 77. (2) Hartmannus peritus græcæ linguæ, latina, hebraicæ et arabicæ. Tutilo pictor, poeta, orator, musicus, avayλúπτηs. Vita Notkeri, Ekkehardo auctore, Bolland, Acta SS. April. t. I, p. 582, C.XXII (CXXIV, Mezler, De Viris illust. ap. D. Fez., Thes. Anecd., t. I, 3o partie), L. Maître, p. 55.

cidius, grammairien latin du IV° siècle, qui le premier a fait cette traduction (1).

La province de Trèves au Xe siècle n'est point déchue de son antique renom. Elle a des écoles actives et fécondes. A Moyen-Moutiers l'abbé Almann attirait près de lui un maître de grammaire et rassemblait les livres nécessaires à cet enseignement (2). Il faut croire que le grec n'avait pas cessé d'y figurer au programme des études, car, en l'année 1054, le pape Léon IX s'adresse à un certain Humbert qui l'enseignait dans ce couvent; il le charge, entre autres choses, d'apaiser la querelle qui venait de se rallumer entre l'Eglise latine et l'Eglise grecque par les écrits de Michel Cérulaire. Non-seulement il l'envoya à Constantinople, mais encore, il le fit archevêque en Sicile, un pays où l'on parlait grec (3). Du reste toute la province de Trèves devait l'éclat florissant de la littérature, pendant le X° siècle, aux nombreuses colonies d'Irlandais et de moines grecs qui vinrent s'établir en communauté dans les environs de Toul et de Verdun (*).

(1) Hist. litt. de la France, t. V, p. 657. Cramer, 35.

(2) Conduxit eis doctorem grammaticæ et volumina artis ejusdem plurima studuit conquirere. De Gestis abb. Mediani monasterii apud D. Martène, Thes. anecd. t. III. L. Maître, p. 85.

(3) Sigeberti Gemblac. chronic. c. 150; Hist. litt. de la France, t. VII, p. 527. Cramer, 38.

(4) D. Calmet, Hist. episcop. Tull. (de Toul), t. I, p. 146. L. Maitre, p. 85. On lit dans l'Hist. litt. de la France, t. VI, p. 57, un autre moyen qui servit beaucoup à répandre la connaissance de cette langue (le grec) parmi nos François, furent ces grecs auxquels S. Gérard, évêque de Toul, donna retraite dans son diocèse. Ils y formèrent des communautés entières, avec des Hibernois qui s'étaient mêlés avec eux, et y faisaient séparément l'office divin en leur langue, et suivant leur rit particulier. L'établissement de ces communautés de grecs en Lorraine, est tout-à-fait remarquable. Ce fut vers la fin de ce siècle qu'il se fit, puisque Saint Gérard, qui le favorisa, mourut en 994, et il n'y a pas de doute qu'il ne subsistât encore au siècle suivant, et peut-être au-delà. Il y a beaucoup d'apparence que ce fut dans quelqu'une de ces communautés, que le célèbre Humbert, d'abord moine de Moïen-Moutier, puis cardinal de la sainte Eglise romaine, puisa cette profonde connaissance qu'il avait du grec, et dont il fit un si heureux usage contre les Grecs mêmes en faveur de l'Eglise latine. Il pourra paraître encore dans le cours de ce X siècle, plusieurs autres hommes de lettres qui prirent soin de cultiver la

On ne pense pas que des usages liturgiques pussent préserver les études grecques de la décadence, mais il n'en est pas moins curieux, qu'au Xe siècle, à Limoges, on chantât à certains jours la messe en grec (). La même singularité existait certainement dès lors à l'abbaye de Saint-Denis, qui tenait à se donner pour fondateur le célèbre Denys l'Aréopagite.

En Italie, Jean de Naples, diacre de Saint-Janvier, écrivit des fragments d'histoire ecclésiastique, et traduisit du grec les Actes des martyrs. Au même siècle, Sergius, père de Saint Anastase, évêque de Naples, traduisait couramment et en lisant, du latin en grec et du grec en latin (2). Depuis le schisme de Photius les affaires religieuses s'unirent aux affaires commerciales pour rendre plus actives les relations des papes avec les patriarches, des italiens avec les grecs. Ce fut une raison nouvelle pour cultiver davantage la langue grecque. De là un petit foyer d'hellénisme dont les lueurs iront toujours en grandissant (3).

En Allemagne, Brunon, frère cadet de l'empereur Otton, se distingue au Xe siècle par son amour des

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même langue. Remi d'Auxerre, disciple d'un maitre qui l'avait beaucoup étudiée, peut être mis de ce nombre... La lecture de la première lettre d'un inconnu à Vicfride, évêque de Verdun, qu'on croit être un abbé de Montfaucon, ne permet pas de douter non plus que la langue grecque lui fût inconnue. · P. 56 ibid. On avait apporté quelque soin à cultiver la (langue) grecque dès le siècle précédent. On en faisait encore une étude particulière à l'école de Saint-Gal. C'est au moins ce que semble dire Notker-le-Bègue, en saluant Lambert de la part des frères grecs, c'est-à-dire, de ses confrères qui s'appliquaient au grec, Salutant te Hellenici fratres.

Le docte Brunon, archevêque de Cologne, contribua peut-être plus que tout autre à inspirer à nos François du goût pour cette langue, dans laquelle il se rendit fort habile.

(1) Quelques manuscrits de Saint-Martial-de-Limoges faits au même siècle, retiennent des marques, que les moines de cette maison se mêlaient de gréciser. (Hist. litt. de la Fr., t. VI. p. 57.)

(2) Signorelli, Vicende della cultura nelle due Sicilie, cité par M. G. Favre, t. I, Hellénistes en Italie du X® au XVIe siècle.

(3) Gradenigo, cap. 3 et 4; cité par M. G. Favre, ibid.

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lettres. On remarque surtout qu'il savait le grec. " Dès l'âge de quatre ans il fut envoyé par ses parents auprès de l'évêque d'Utrecht, Baudric, pour apprendre les rudiments de la littérature, et se signala par de merveil– leuses dispositions. Aucune partie des arts libéraux n'échappait à la vivacité de son esprit; le grec et le latin lui étaient également familiers. Lorsqu'il fut promu à la dignité archiepiscopale (à Utrecht), il attira auprès de lui les plus savants docteurs « in utraque lingua, » et étudia avec eux tout ce que les historiens, les orateurs, les poètes et les philosophes renferment de remarquable. Son plaisir était de siéger au milieu d'eux et de les entendre disserter sur les beautés de la philosophie. « Annos circiter quatuor habens, liberalibus litterarum studiis imbuendus Baldrico Episcopo Trajectum missus est. Nullum erat studiorum genus in omni greca vel latina eloquentia, quod ingenii sui vivacitatem aufugeret... Sæpe inter Grecorum et Latinorum doctissimos de philosophiæ sublimitate... medius consedit (1). "

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Ce témoignage du biographe Ruolger est confirmé par celui de Jean de Gorze. « Brunonis insuper et grecæ lectionis multa accesserat instructio (2). » Son érudition grecque eut son effet ordinaire, il paraît qu'elle le fit glisser dans quelques hardiesses hétérodoxes; car on voit dans une légende, que saint Paul est obligé de le défendre du reproche de s'être adonné avec trop d'ardeur à l'étude vaine et périlleuse de la philosophie. « Adeo græcis suis studiis in philosophiam quamdam subtiliorem, quod facile fiebat, videtur esse adductus, ut S. Paulus facere non posset, quin Brunonem in somnio propter inane ac vanum philosophiæ

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(1) Pertz, Monum. Germ., t. IV. p. 252. (2) Pertz, Monum. Germ.,t. V. p. 370.

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