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tique qui prend le dessus, et toute l'autorité passe aux traditions judaïques. S. Justin, Eusèbe, S. Clément d'Alexandrie, Origène deviennent bientôt des étrangers pour les chrétiens d'Italie.

Le triomphe définitif de la religion chrétienne, la translation de l'Empire à Constantinople firent une autre révolution bien plus décisive dans les rapports du monde hellénique avec le monde latin. Il semblerait au premier abord que Constantinople dût prendre une grande autorité sur lui. Elle s'élevait au moment même où l'Italie tombait. Rome semblait entrer dans sa décadence. Quoiqu'elle gardât la suprématie religieuse, il est bien vrai que de ce moment commençait sa chute politique. Des malheurs sans nombre vinrent fondre sur elle; prise et reprise par les barbares, elle finit par demeurer en leurs mains, elle échappa à l'influence grecque ; et il ne resta plus en Italie après le triomphe d'Odoacre qu'une vaine ombre du pouvoir impérial à Ravenne. Cette séparation violente faite par les armes rendait plus sensible une séparation morale que la différence des esprits et la divergence des opinions religieuses avaient préparée depuis longtemps.

Entre le Christianisme de Rome et celui de Constantinople, il y eut bientôt une distance marquée. En Italie, les esprits plus graves, plus sérieux, moins instruits, conservaient les traditions et la foi, sinon exemptes d'erreurs, au moins d'erreurs profondes. Le vieil esprit romain, si constant dans les principes qu'il avait une fois adoptés, était moins accessible que l'esprit des Grecs aux nouveautés périlleuses. Il se mêla toujours chez ceux-ci une grande légèreté à beaucoup de subtilité philosophique. Les chrétiens de Constantinople ont toujours eu beaucoup d'indulgence pour les philosophes, que leur langue avait produits avec tant d'éclat. Ils ne redoutaient pas la libre discussion,

ils s'y abandonnaient au contraire avec un plaisir bien décevant celui d'exercer nos facultés rationnelles. On a pu dire de Saint Justin, par exemple, qu'instruit dans les écoles des Stoïciens, des Péripatéticiens, des Pythagoriciens et des Platoniciens, il conserve encore, même dans le christianisme, le manteau et l'extérieur des philosophes. Bunsen lui donne cet éloge d'avoir été l'un des philosophes les plus distingués du christianisme, un philosophe spéculatif, excellent helléniste (1).

Clément d'Alexandrie est loin de mépriser la philosophie des païens; tout en la soumettant au dogme nouveau, il conserve pour elle une estime qu'il ne déguise point. Avant Jésus-Christ, elle était nécessaire aux Grecs pour leur enseigner la justice. Depuis que le Sauveur a paru, elle est utile encore; c'est une préparation à la foi. Son but était d'en faire le premier degré pour conduire au christianisme. Il ne s'attachait plus à telle secte plutôt qu'à telle autre ; il les embras→ sait toutes en s'élevant au-dessus d'elles, il leur demandait ce qu'elles pouvaient donner: une démonstration naturelle et logique des premiers principes de la justice et de la sagesse, qui s'achevaient dans la perfection et la sainteté de la nouvelle doctrine. Il y avait dans ce christianisme primitif comme un souffle de libre philosophie qui le faisait accepter facilement dans

les

pays grecs, une aisance d'allure qui s'accommodait à merveille à l'agile disposition des esprits helléniques (2). Il ne répugnait pas à ces imaginations éprises de toute beauté et de toute fleur de faire venir Jésus après Platon, de voir en Socrate un précurseur du Christ.

Un bon juge, M Renan, a peint en quelques pages fort élégantes (3), la nature de l'esprit grec.

(1) Donaldson. trad. p. M. Valettas. t. II, p. 335.

(2) Donaldson. t. II, p. 338.

(8) Saint Paul, 203 et seq.

Il

a montré ce qu'il y a dans cette nation d'esprit, de mouvement, de subtilité, sans rien de rêveur, de mélancolique. Il trouve qu'il y a une profonde différence entre la piété de Saint Bernard, de Saint François-d'Assise et celle des Saints de l'Eglise grecque. « Ces belles écoles de Cappadoce, dit-il, de Syrie, d'Egypte, des Pères du Désert, sont presque des écoles philosophiques. L'hagiographie des Grecs est plus mythologique que celle des Latins. La plupart des saints qui figurent dans l'iconostase d'une maison grecque et devant lesquels brûle une lampe, ne sont pas de grands fondateurs, de grands hommes, comme les saints de l'Occident; ce sont souvent des êtres fantastiques, d'anciens Dieux transfigurés, ou du moins des combinaisons de personnages historiques et de mythologie, comme Saint Georges. Et cette admirable église de Sainte Sophie! C'est un temple Arien; le genre humain tout entier pourrait y faire sa prière.

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Si, après tant de siècles de christianisme, l'observateur reconnaît encore cette légèreté native, s'il peut dire que le plus superstitieux des peuples est en même temps le plus voisin du rationalisme; qu'on juge de ces premiers siècles de l'Eglise. Quel singulier état d'esprit! Le christianisme mal affermi disputait les imaginations au paganisme. Les antiques usages, les fables accréditées, les coutumes prises, les systèmes des philosophes livraient de leur côté un rude assaut à la religion nouvelle. Plus d'un était en proie à de vives et longues angoisses. Nous en avons un exemple dans cet aveu de Saint Jérôme. Il a quitté Rome et ses plaisirs, il s'est enfui dans la solitude; dans sa cellule vide et nue, au milieu des châtiments de la pénitence, il n'a pu se détacher tout-à-fait du monde. Il y tient encore, et par quoi? par une petite cassette de livres, qu'il a emportée avec lui pour char

mer sa retraite. C'était un choix de poètes et d'orateurs Cicéron, Virgile, Plaute, Homère. Ces lectures, qui lui paraissaient d'abord douces et consolantes, ne tardèrent pas à l'effrayer. L'idée lui vint que les démons, qui remplissaient sa cellule de visions profanes, n'étaient autres que ces auteurs trop aimés. Il a raconté lui-même l'histoire de ce qu'il appelle son infortune : Malheureux, disait-il, je jeûnais, et ensuite j'allais lire Cicéron. Après les fréquentes veilles de la nuit, après les pleurs qu'arrachait de mes yeux le souvenir de mes péchés passés, je prenais Plaute entre les mains, et ensuite, lorsque revenant en moi-même, j'essayais de lire les prophètes, leur langage me semblait inculte et tout hérissé de fautes; et parce que mes yeux aveuglés ne voyaient pas la lumière, je n'en accusais pas mes yeux, mais le soleil (1).»

Dans le trouble d'une conscience agitée, il se croit déjà mort, déjà devant le trône du Dieu vivant. « Je n'osais plus, dit-il, lever mes regards. Interrogé sur ma condition: « Je suis chrétien, » répondis-je. Alors, celui qui était assis sur le tribunal : « Tu mens, dit-il, tu es cicéronien, et non chrétien; car là où est ton trésor, là aussi est ton cœur (2). » Je me tus, et pendant que j'étais accablé de coups de verge (car le juge avait ordonné qu'on me frappât), je me sentais encore bien plus tourmenté par le feu de ma conscience... » Fléchi enfin par les prières de ceux qui entouraient son trône, le

(1) Lettre XVIII, citée par M. de Broglie. L'Eglise et l'Emp. Rom. 3o part. t. 1, p. 221.

Itaque miser ego lecturus Tullium, jejunabam. Post noctium crebras vigilias, post lacrymas, quas mihi præteritorum recordatio peccatorum ex imis visceribus eruebat, Plautus sumebatur in manus....

Si quando in memet reversus, prophetas legere coepissem, sermo horrebat incultus, et quia lumen cœcis oculis non videbam, non oculorum putabam culpam esse, sed solis.

(2) Interrogatus de conditione, christianum me esse respondi: et ille qui præsidebat: «Mentiris, at ciceronianus es, non christianus; ubi enim thesaurus tuus, ibi et cor tuum. Hiéron. ép. 18.

juge, aux mains de qui Jérôme était tombé, oublia sa colère, quand le malheureux eut fait ce serment en attestant le nom du Seigneur : « Seigneur, si jamais je garde les livres du siècle et si je les lis, je vous aurai renié. » Et après ce serment, dit Saint Jérôme, « je fus relâché. "

Ces troubles de conscience, exprimés avec la violence propre au caractère de Saint Jérôme, étaient ceux d'une génération tout entière. Cependant, il faut noter une différence entre les hommes de l'Occident et ceux de l'Orient. Du côté des Grecs, l'accommodement était plus facile entre le présent et le passé, entre les poètes, les philosophes, les orateurs païens et les livres de l'église. On ne saurait citer un plus frappant exemple de cette conciliation littéraire que Saint Basile. Il n'a ni ces visions effrayantes, ni ces craintes cruelles. Il ne croit pas nécessaire de sacrifier à l'Evangile tout ce que l'esprit humain avait produit de noble, d'élevé, de salutaire. A quoi bon, en effet, condamner à l'oubli tant d'œuvres dignes d'estime, capables d'instruire les hommes et de les servir utilement? Saint Basile ne craint pas de recourir aux ornements de la parole; il n'y met pas un orgueil puéril; il s'en sert pour donner à la vérité une plus grande force, un coloris plus vif. Contre ceux qui réclament le divorce entre les lettres et la foi, il adresse un écrit aux écoliers de Césarée, pour leur apprendre quel profit il peuvent retirer de la lecture des poètes, quels dangers ils doivent éviter dans cette étude. Ils trouveront dans les écrits des anciens, des exemples de vertu faciles à comprendre et à imiter. Moïse s'est instruit à l'école des Egyptiens, Daniel a étudié la science des Chaldéens. N'est-il donc pas possible, à l'aide des enseignements du christianisme, de tirer des fables antiques tout ce qui peut être considéré comme le symbole d'une vérité évangélique, ou peut

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