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chose le sang des autres hommes, le prince d'Orange n'eût point donné ce combat. Il savait certainement que la paix était signée; il savait que cette paix était avantageuse à son pays; cependant il prodiguait sa vie et celle de plusieurs milliers d'hommes pour prémices d'une paix générale qu'il n'aurait pu empêcher, même en battant les Français. Cette action, pleine d'inhumanité non moins que de grandeur, et plus admirée alors que blâmée, ne produisit pas un nouvel article de paix, et coûta, sans aucun fruit, la vie à deux mille Français et à autant d'ennemis. On vit dans cette paix combien les événements contredisent les projets. La Hollande, contre qui seule la guerre avait été entreprise, et qui aurait dû être détruite, n'y perdit rien; au contraire, elle y gagna une barrière et toutes les autres puissances qui l'avaient garantie de la destruction y perdirent.

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Le roi fut en ce temps au comble de la grandeur. Victorieux depuis qu'il régnait, n'ayant assiégé aucune place qu'il n'eût prise, supérieur en tout genre à ses ennemis réunis, la terreur de l'Europe pendant six années de suite, enfin son arbitre et son pacificateur, ajoutant à ses états la Franche-Comté, Dunkerque, et la moitié de la Flandre; et, ce qu'il devait compter pour le plus grand de ses avantages, roi d'une nation alors heureuse, et alors le modèle des autres nations. L'hôtel-de-ville de Paris lui déféra quelque temps après le nom de grand avec solennité (1680), et ordonna que dorénavant ce titre seul serait employé dans tous les monuments publics. On avait, dès 1673, frappé quelques médailles chargées

de ce surnom. L'Europe, quoique jalouse, ne réclama pas contre ces honneurs. Cependant le nom de Louis XIV a prévalu dans le public sur celui de grand. L'usage est le maître de tout. Henri, qui fut surnommé le grand à si juste titre après sa mort, est appelé communément Henri IV; et ce nom seul en dit assez. M. le Prince est toujours appelé le grand Condé, non seulement à cause de ses actions héroïques, mais par la facilité qui se trouve à le distinguer, par ce surnom, des autres princes de Condé. Si on l'avait nommé Condé le grand, ce titre ne lui fût pas demeuré. On dit le grand Corneille, pour le distinguer de son frère1. On ne dit pas le grand Virgile, ni le grand Homère, ni le grand Tasse. Alexandre-leGrand n'est plus connu que sous le nom d'Alexandre. On ne dit point César le grand. Charles-Quint, dont la fortune fut plus éclatante que celle de Louis XIV, n'a jamais eu le nom de grand : il n'est resté à Charlemagne que comme un nom propre. Les titres ne servent de rien pour la postérité, le nom d'un homme qui a fait de grandes choses impose plus de respect que toutes les épithètes.

Dans ses remarques sur Horace, tome XXXV, page 158, Voltaire dit qu'on donna à Corneille le nom de grand, « non seulement pour le distinguer "de son frère, mais du reste des hommes.

B.

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CHAPITRE XIV.

Prise de Strasbourg. Bombardement d'Alger. Soumission de Gênes. Ambassade de Siam. Le pape bravé dans Rome. Électorat de Cologne disputé.

L'ambition de Louis XIV ne fut point retenue par cette paix générale. L'empire, l'Espagne, la Hollande, licencièrent leurs troupes extraordinaires. Il garda toutes les siennes; il fit de la paix un temps de conquêtes (1680): il était même si sûr alors de son pouvoir, qu'il établit dans Metz et dans Brisach des juridictions pour réunir à sa couronne toutes les terres qui pouvaient avoir été autrefois de la dépendance de l'Alsace ou des Trois-Évêchés, mais qui depuis un temps immémorial avaient passé sous d'autres maîtres. Beaucoup de souverains de l'empire, l'électeur palatin, le roi d'Espagne même, qui avait quelques bailliages dans ces pays, le roi de Suède, comme duc des Deux-Ponts, furent cités devant ces chambres pour rendre hommage au roi de France, ou pour subir la

* Dans la compilation intitulée: Mémoires de madame de Maintenon, on trouve, tome III, page 23, ces mots : « Les réunions des chambres de Metz << et de Besançon. » Nous avons cru d'abord qu'il y avait eu une chambre de Besançon réunie à celle de Metz. Nous avons consulté tous les auteurs, nous avons trouvé que jamais il n'y eut à Besançon de chambre instituée pour juger quelles terres voisines pouvaient appartenir à la France. Il n'y eut, en 1680, que le conseil de Brisach et celui de Metz chargés de réunir à la France les terres qu'on croyait démembrées de l'Alsace et des Trois-Évêchés. Ce fut le parlement de Besançon qui réunit pour quelque temps Montbeillard à la France.

confiscation de leurs biens. Depuis Charlemagne on n'avait vu aucun prince agir ainsi en maître et en juge des souverains, et conquérir des pays par des

arrêts.

L'électeur palatin et celui de Trèves furent dépouillés des seigneuries de Falkenbourg, de Germersheim, de Veldentz, etc. Ils portèrent en vain leurs plaintes à l'empire assemblé à Ratisbonne, qui se conteuta de faire des protestations.

Ce n'était pas assez au roi d'avoir la préfecture des dix villes libres de l'Alsace au même titre que l'avaient eue les empereurs; déjà dans aucune de ces villes on n'osait plus parler de liberté. Restait Strasbourg, ville grande et riche, maîtresse du Rhin par le pont qu'elle avait sur ce fleuve; elle formait seule une puissante république, fameuse par son arsenal qui renfermait neuf cents pièces d'artillerie.

Louvois avait formé dès long-temps le dessein de la donner à son maître. L'or, l'intrigue, et la terreur, qui lui avaient ouvert les portes de tant de villes, préparèrent l'entrée de Louvois dans Strasbourg. (30 septembre 1681) Les magistrats furent gagnés. Le peuple fut consterné de voir à-la-fois vingt mille Français autour de ses remparts; les forts qui les défendaient près du Rhin, insultés et pris dans un moment; Louvois aux portes, et les bourgmestres parlant de se rendre les pleurs et le désespoir des citoyens, amoureux de la liberté, n'empêchèrent point qu'en un même jour le traité de reddition ne fût proposé par les magistrats, et que Louvois ne prît possession de la ville. Vauban en a fait depuis, par les fortifi

cations qui l'entourent, la barrière la plus forte de la France.

Le roi ne ménageait pas plus l'Espagne ; il demandait dans les Pays-Bas la ville d'Alost et tout son bailliage, , que les ministres avaient oublié, disait-il, d'insérer dans les conditions de la paix; et, sur les délais de l'Espagne, il fit bloquer la ville de Luxembourg (1682).

En même temps il achetait la forte ville de Casal d'un petit prince duc de Mantoue (1681), qui aurait vendu tout son état pour fournir à ses plaisirs.

En voyant cette puissance qui s'étendait ainsi de tous côtés, et qui acquérait pendant la paix plus que dix rois prédécesseurs de Louis XIV n'avaient acquis par leurs guerres, les alarmes de l'Europe recommencèrent. L'empire, la Hollande, la Suède même, mécontente du roi, firent un traité d'association. Les Anglais menacèrent; les Espagnols voulurent la guerre le prince d'Orange remua tout pour la faire commencer; mais aucune puissance n'osait alors porter les premiers coups".

a On a prétendu que ce fut alors que le prince d'Orange, depuis roi d'Angleterre, dit publiquement : « Je n'ai pu avoir son amitié, je mériterai son estime. » Ce mot a été recueilli par plusieurs personnes, et l'abbé de Choisi le place vers l'année 1672. Il peut mériter quelque attention, parcequ'il annonçait de loin les ligues que forma Guillaume contre Louis XIV; mais il n'est pas vrai que ce fût à la paix de Nimègue que le prince d'Orange ait parlé ainsi; il est encore moins vrai que Louis XIV eût écrit à ce prince: «Vous me demandez mon amitié, je vous l'accorderai quand vous en serez « digne. » On ne s'exprime ainsi qu'avec son vassal: on ne se sert point d'expressions si insultantes envers un prince avec qui on fait un traité. Cette lettre ne se trouve que dans la compilation des Mémoires de Maintenon; et nous apprenons que ces Mémoires sont décriés par le grand nombre d'infidélités qu'ils renferment.

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