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ne négligèrent pas ce moyen de fortune, et, spéculant sur la durée d'un caprice soutenu par le luxe et la vanité, ils établirent à Paris un entrepôt de schalls, dont les maris et les amans se cotisèrent pour faire les frais. Cette concurrence ne servit qu'à rehausser l'éclat et la valeur du Schall de la Veuve, à la beauté duquel rien ne pouvait encore être comparé.

Au plus fort de cette frénésie pour la mode nouvelle, je tremblais pour les jours du plus cher de mes amis, qu'un amour dédaigné conduisait au tombeau. Brillant de tous les dons de la jeunesse, de la naissance et de la fortune, il avait eu l'inconcevable malheur d'adresser ses vœux à la seule femme, peut-être, dont il ne dût rien espérer. Cette Artémise de vingt-cinq ans, pleine de vanité, et dévorée en secret du désir de se faire remarquer, n'avait rien trouvé de mieux pour cela que l'affiche d'une vertu farouche, qui s'était d'autant moins démentie, que son cœur et son esprit n'avaient point à lutter contre ses principes. Je connaissais bien cette dame, et j'avais découvert qu'avant tout elle voulait fixer l'attention sur elle; je tirai parti de cette observation pour guérir mon pauvre

ami. Instruit que le traitant, propriétaire de mon schall, avait eu à rendre ses comptes au plus rigide des ordonnateurs, et qu'en dernier résultat il se voyait forcé de vendre jusqu'aux diamans de sa femme, je fis offrir une somme considérable du cachemire à têtes de nègres; il me revint, et je l'adressai à mon ami, en lui indiquant l'usage qu'il en devait faire; je ne sais pas jusqu'à quel point il suivit mes conseils, mais sa santé se rétablit, et je le trouvai quelques jours après dans les jardins de Frascati, donnant le bras à son inhumaine, autour de laquelle on se pressait pour admirer le Schall de

la Veuve.

Au bout d'un an, un de ces caprices de petitemaîtresse, qui se font ordinairement moins long-tems attendre, décida de nouveau du sort de ce cachemire il fut sacrifié au désir d'une aigrette de diamans, et déposé dans le bureau de prêt de la rue Vivienne, où la dame se procura partie de la somme nécessaire à l'achat de la délicieuse aigrette. Il en fut retiré par un juif, qui le vendit à crédit à un jeune homme, lequel en fit cadeau, le jour de la Saint-Louis, à une très-jolie actrice de la Comédie-Française, à

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son retour des eaux. Celle-ci, le soir de sa rentrée au théâtre, eut l'attention délicate de jeter son schall, au sortir du spectacle, sur les épaules de la femme d'un journaliste, très-sujette à prendre des rhumes: l'article du lendemain prouva que la reconnaissance est solidaire dans un bon ménage. Là commence la ruine de l'ancien des cachemires. Renfermé pendant deux ans dans une vaste armoire; enfoncé sous les pièces d'étoffes, sous les fourrures, les coupons de draps de toutes couleurs, sous un amas de linge de table, de lit et de cuisine, entassés pêlemêle dans cette corne d'abondance, les vers se mirent dans le Schall de la Veuve; la femme du journaliste se disposait à en faire des jupons de dessous dans cette extrémité cruelle, un auteur, en marché d'un succès, sauva mon cachemire d'un pareil affront, en offrant galamment de l'échanger contre de la vieille vaisselle au poinçon de Paris. Des mains du poète il passa sans intermédiaire dans celles de Mme Durand, et, au moyen de quelques reprises habilement faites, celle-ci trouva l'occasion de le faire figurer un moment comme neuf dans la corbeille de noce de la fille d'un ancien employé à la régie, qui

le vendit six mois après pour acquitter le mémoire de son boulanger. J'ignore ce qu'il est devenu depuis ce moment jusqu'au 14 du mois d'août dernier, où il fut mis en vente, sur la place du Châtelet, par autorité de justice, comme l'ont annoncé les journaux. Je courus pour y mettre l'enchère, mais j'arrivai trop tard le Schall de la Veuve venait d'être adjugé à Mme ***. Dès le lendemain, il fut coupé en morceaux, que cette dame distribua à ses nombreux amis, pour en faire des gilets. Elle s'est réservé la bordure, en caractères arabes, qu'elle porte habituellement en ceinture, et dont la devise ne saurait être plus heureusement appliquée.

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N° LIV.3 octobre 1812.

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LE GENRE SENTIMENTAL.

İlle dolet vere, qui sine teste dolet.

MARTIAL, Ep. 34,

Le vrai deuil, sais-tu bien qui le porte?
C'est cestuy-là qui sans temoings se deult.

Imit. de MAROT.

Parlerai-je d'Iris? chacun la prône et l'aime ;

C'est un cœur, mais un cœur!.. C'est l'humanité même

Si d'un pied étourdi quelque jeune éventé

Frappe en courant son chien, qui jappe épouvanté,

La voilà qui se meurt de tendresse et d'alarmes ;
Un papillon souffrant lui fait verser des larmes.
GILBERT.

JE

pense, comme Juvénal, « que la nature, en nous donnant des larmes, prouve assez qu'elle nous créa sensibles, et j'ajoute encore avec lui que la sensibilité est un de ses dons les plus précieux; >> mais c'est un don enfin; nous l'ap

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Humano generi dare se natura fatetur ;

Quæ lacrymas dedit; hæc nostri pars optima sensus.'

JUVENAL, Sat. 20.

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