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(à l'exception de trois amis, non plus anciens, mais plus habitués que moi), étaient toutes de la famille, qui se trouvait ce jour-là au grand complet. M. Le Prévost m'adressa des reproches très-aimables sur ma longue absence, et nous nous retrouvâmes, après quelques momens, aussi liés que nous l'avions été autrefois. La cheminée et les consoles du salon étaient couvertes de bouquets, ce qui me confirma dans l'idée que cette réunion avait pour objet la fête du chef de la famille. Les fils et les filles, les neveux et les nièces avaient devancé les petitsenfans, qui arrivèrent en troupe pour complimenter le grand-papa. Celui qui marchait à la tête était le plus âgé des fils de Mme d'Etieul, fille aînée du maître de la maison. Ce jeune homme, étudiant en droit, venait faire hommage à son grand-père de la thèse de licencié qu'il avait soutenue sur le premier livre du Code Napoléon. Il était suivi de ses deux jeunes sœurs, dont l'une apportait, avec son bouquet, une paire de manchettes brodées par elle-même, et l'autre une Tête de sainte Catherine, aux deux crayons, que l'on alla suspendre en cérémonie dans un cabinet tapissé

des œuvres de l'aimable élève. Venaient ensuite les enfans de M. d'Anceney; l'aîné des deux garçons, décoré de la croix de mérite de son lycée, débita, tout d'une haleine, un compliment en latin qui ne fit pas moins d'effet sur la famille que n'en fit jadis sur le peuple romain le discours de Cicéron pour le poète Archias; son jeune frère récita plusieurs fables de La Fontaine de manière à faire encore plus d'honneur à son intelligence qu'à sa mémoire, et la petite Louise, âgée de quatre ans, chanta, sur les genoux du patriarche, un couplet sur l'air 0 ma tendre Musette! qu'il n'entendit pas sans verser quelques larmes. Je ne pus retenir les miennes en écoutant les tendres remercîmens que ce vénérable octogénaire adressait à ses enfans, et sur-tout à l'une de ses filles, qui lui a consacré sa vie, et qu'aucune considération n'a pu décider à se marier. L'adoration qu'il a pour elle rejaillit sur tout son sexe, dont il ne parle jamais qu'avec l'émotion la plus vive. « Sans les femmes, répète-t-il souvent, le commencement de notre vie serait privé de secours, le milieu de plaisirs, et la fin de consolation. » L'éloge des enfans, les féli

citations mutuelles des pères et mères, nous conduisirent au moment du dîner. La table, bien servie, sans luxe et sans profusion, n'offrait rien d'extraordinaire, pas même le nombre des convives; car M. Le Prévost est dans l'usage. de rassembler chez lui sa famille tous les dimanches, et il est bien rare qu'aucune considération d'affaires ou de plaisir dispense quelqu'un de s'y trouver. Cette douce nécessité de se revoir à des époques fixes, de s'assoir à la même table, sous les yeux du plus respectable des pères, est sans doute une des causes qui contribuent le plus efficacement à la bonne intelligence qui règne dans cette famille. Les devoirs réciproques tendent à resserrer les liens de la parenté.

Quanto parentes sanguinis vincto tenes

Natura! *

dit quelque part Sénèque. C'est dans l'éloignement, dans la différence des habitudes qu'il faut chercher la raison de la mésintelligence, ou du moins de la froideur que l'on remarque trop

* Combien est fort ce lien du sang qui unit entr'elles les familles,

souvent dans les familles de la classe la plus élevée.

On peut croire qu'aucune espèce de gêne,ni de contrainte ne se fait sentir à une table où la réputation du cuisinier ne peut attirer personne, où l'indifférent ne trouve jamais sa place, où les seuls amis ont toujours la leur. J'étais placé près de M. d'Etieul père, ancien syndic de la communauté des imprimeurs, homme d'un très-grand mérite, et auquel on pardonne aisément le petit ridicule de se mettre au rang des voyageurs célèbres, parce qu'en 1756 il a fait partie de l'expédition de M. de la Galissonnière, en qualité de directeur de l'imprimerie que cet amiral avait établie sur son bord. Il raconte fort bien, et je me résignai de la meilleure grâce du monde à écouter le récit de son combat naval, la justification de l'amiral Byng, et l'anecdote des signaux anglais envoyés par M. de Laurency. Mon autre voisin était un ancien militaire qui a joué un moins grand rôle dans la guerre des Etats-Unis que dans celle de la musique, et qui, n'osant plus en raconter les détails dans une maison où il dîne régulièrement deux fois par semaine avec les mêmes

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personnes, était ravi de trouver un nouveau convive devant lequel il pût faire parade de son érudition musicale. Il profita fort adroitement du moment où le marin-typographe cherchait la date du combat de Minorque, pour entamer une belle dissertation sur Lulli, Rameau, Gluck et Piccini, et pour m'apprendre ce que j'avais oublié depuis trente ans. Je trouvai plus amusant de l'interroger sur les querelles de musique dont nous sommes les malheureux témoins; mais, au lieu de me répondre, il regarda autour de lui d'un air inquiet, ouvrit sa tabatière, pinça ses lèvres et parla d'autre chose.

On servit le dessert; et l'apparition d'un énorme gâteau de Savoie, décoré du chiffre paternel et couronné de fleurs, rendit la conversation générale, en la ramenant à son véritable objet. L'explosion d'une bouteille de vin de Champagne donna le signal des couplets en l'honneur du vénérable Pierre. Je ne sais pas ce que j'aurais pensé de ces couplets le lendemain, mais je sais qu'ils m'ont paru délicieux répétés en choeur par trois générations d'enfans groupés autour de cet heureux vieillard.

On se leva de table pour aller prendre le café

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