Images de page
PDF
ePub

tion du troisième. Cette triple tâche me parut d'abord impossible à remplir; mais en songeant que la soirée ne se compose pas des mêmes heures dans les différentes classes de la société ; qu'en profitant de l'occasion qui m'était offerte, je pourrais trouver celle d'examiner des contrastes, et de recueillir quelques observations nouvelles, je m'arrangeai pour faire face à mes trois engagemens.

Le bonnetier, M. Bonnefoi, dîne à trois heures; il a pris ce mezzo termine entre la mode et ses premières habitudes. A quatre heures, lorsque j'arrivai, on prenait le café dans une arrière-boutique un peu sombre, ornée d'un meuble en lampas flamblé bleu et blanc, et qui sert alternativement de cabinet, de salle à manger et de salon de compagnie. Ce jour-là le service du magasin était confié aux soins de deux commis, dont l'un paraît avoir toute la confiance des maîtres de la maison. La famille de cet honnête marchand se compose de M. Bonnefoi aîné, héritier présomptif du magasin de bonneterie, de Mathieu Bonnefoi, second clerc chez un notaire de Paris, et de Mlle Victoire Bonnefoi, à peine âgée de seize ans, sur qui

roulent déjà tous les détails du ménage. La maison entière est conduite par madame Bonnefoi, dont l'activité, l'intelligence, et l'humeur .un peu despotique, s'il faut tout dire, laissent peu de chose à faire à son mari. Deux ou trois voisins et autant de voisines complétaient la société. J'interrompis, en entrant, une dissertation fort intéressante sur les bonnets de laine et de coton à mailles fines, sur les bas de soie de Gange, et sur les chaussettes de fil écru de Moulins. Après quelques momens d'une conversation plus variée et plus générale, où il fut question des aventures du quartier, des embellissemens de Paris, du prix des denrées à la Halle, et du danger des casseroles de cuivre, Mile Victoire chanta ( en s'accompagnant sur un clavecin à deux claviers, qui portait la date de 1733) quelques chansons nouvelles tirées de l'Epicurien Français, dont M. Charles, le plus jeune des garçons de boutique, a eu l'attention de lui composer un recueil. Après ce petit concert, on couvrit la table d'un tapis de Bergame à l'un des bouts, M. Bonnefoi commença une partie de dames avec M. Delbeuf, marchand drapier à la Barbe-Bleue, tandis qu'à

:

l'autre la maîtresse du logis faisait un cent de piquet avec le premier chantre de Saint-Eustache, dont l'ancienne intimité dans la maison de M. Bonnefoi avait exercé pendant quelque tems la langue envenimée de la calomnie. Le reste de l'assemblée faisait cercle autour de M. Cocherel, employé émérite des messageries, lequel, pour avoir fait deux ou trois fois le voyage de Paris à Bordeaux, dans le cabriolet d'une diligence, se croit l'émule des Tavernier et des Humboldt. Je sortis à neuf heures de chez M. Bonnefoi en traversant la boutique, je crus m'apercevoir que le petit Charles parlait avec beaucoup d'émotion à 'mademoiselle Victoire, qui l'écoutait les yeux baissés sur son ouvrage. Elle rougit en me voyant de pudeur plus que de surprise, et je ne doutai pas que le garçon de la boutique n'en devînt un jour le maître.

[ocr errors]

J'étais venu à pied chez M. Bonnefoi; par respect pour mes bas de soie blancs, je pris un fiacre pour me rendre chez M. Derville, où se trouvait rassemblée la société, non la plus brillante, mais la plus aimable de Paris; ce qui suppose qu'on y trouve de l'esprit sans

prétention, du savoir sans pédanterie, de beaux noms sans orgueil et de la gaîté sans tumulte. Mme Derville est en même tems l'ame et le modèle de cette société charmante, très-variée dans ses élémens, mais où les oppositions ne sont pas cependant des contrastes; elle possède à un très-haut degré ce secret des ames délicates que Marmontel a défini l'art de concilier les prédilections avec les bienséances. Rien de plus gracieux que sa personne, rien de plus spirituel que sa conversation! On cite, on répète partout ses bons mots; et, chose assez difficile à croire, ils n'ont jamais affligé per

sonne.

C'est en considérant cette société, et presque toutes celles du même genre, qu'on peut se faire une idée du changement prodigieux qui s'est opéré depuis cent ans dans les mœurs et dans les habitudes de la classe financière. Turcaret n'est plus aujourd'hui qu'un portrait de fantaisie, peint par un grand maître, et dont on serait embarrassé de trouver un seul modèle. Je ne parle ici que des manières, que des formes extérieures, et je ne prétends pas affirmer que la métamorphose soit aussi complète qu'elle en

a l'air. A onze heures, on servit du punch et des glaces; je pris ce moment pour me retirer, en faisant part à Mme Derville de la visite de cérémonie que j'allais faire... « Je ne veux pas, me dit-elle en riant, que vous arriviez en fiacre dans un palais; ma voiture est prête, et je la mets à vos ordres. Elle ne se fera

pas remarquer par ses armoiries, mais du moins elle entrera dans la cour. Le domestique sans livrée ne passera pas la première antichambre; mais vous le trouverez à la sortie pour vous donner votre redingote et faire avancer la voiture. » J'acceptai l'offre de Mme Derville, et je me rendis d'abord chez moi pour y faire une autre toilette. Je sortis de mon armoire un habit de velours épinglé que j'avais fait faire en 1783; je m'armai d'une épée d'acier à pointes de diamant, dont la lame rouillée est désormais inséparable du fourreau; je couvris mon front chauve d'un chapeau à plumet; et, dans ce burlesque équipage, je me fis conduire au palais de......... Je re ́marquai, avec plus de compassion que d'orgueil, plusieurs beaux Messieurs en habit brodé qui descendaient de l'ignoble fiacre, au coin de la et traversaient les cours sur la pointe

rue,

« PrécédentContinuer »