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rent des vainqueurs. On transporta le général et plus de deux mille prisonniers en Angleterre : dans ce long et pénible voyage ils s'accusaient encore les uns les autres de leurs communs malheurs.

A peine arrivés à Londres ils écrivirent contre Lalli et contre le très petit nombre de ceux qui lui avaient été attachés; Lalli et les siens écrivaient contre le conseil, les officiers, et les habitants. Il était si persuadé qu'ils étaient tous repréhensibles et que lui seul avait raison, qu'il vint à Fontaine-, bleau, tout prisonnier qu'il était encore des Anglais, et qu'il offrit de se rendre à la Bastille. On le prit au mot. Dès qu'ii fut enfermé la foule de ses ennemis que la compassion devait diminuer, augmenta. Il fut quinze mois en prison sans qu'on l'interrogeât.

En 1764 il mourut à Paris un jésuite, nommé Lavaur, long-temps employé dans ces missions des Indes, où l'on s'occupe des affaires profanes sous le prétexte des spirituelles, et où l'on a souvent gagné plus d'argent que d'ames: ce jésuite demandait au ministere une pension de quatre cents livres pour aller faire son salut dans le Périgord, sa patrie; et l'on trouva dans sa cassette environ onze cent mille livres d'effets, soit en billets, soit en or ou en diamants. C'est ce qu'on avait vu depuis peu à Naples à la mort du fameux jésuite Peppe, qu'on fut près de canoniser. On ne canonisa point Lavaur, mais on séquestra ses trésors. Il y avait dans cette cassette un long mémoire détaillé contre Lalli, dans lequel il était accusé de péculat et de lese-majesté. Les écrits des jésuites avaient alors aussi peu de crédit que leurs personnes proscrites par toute la France;

mais ce mémoire parut tellement circonstancié, et les ennemis de Lalli le firent tant valoir, qu'il servit de témoignage contre lui.

L'accusé fut d'abord traduit au châtelet, et bientôt au parlement: le procès fut instruit pendant deux années. De trahison il n'y en avait point, puisque s'il eût été d'intelligence avec les Anglais, s'il leur eût vendu Pondichery, il serait resté parmi eux: les Anglais d'ailleurs ne sont pas absurdes; et c'eût été l'être que d'acheter une place affamée qu'ils étaient sûrs de prendre, étant maîtres de la terre et de la mer. De péculat il n'y en avait pas davantage, puisqu'il ne fut jamais chargé ni de l'argent du roi, ni de celui de la compagnie; mais des duretés, des abus de pouvoir, des oppressions, les juges en virent beaucoup dans les dépositions unanimes de ses ennemis.

Toujours fermement persuadé qu'il n'avait été que rigoureux et non coupable, il poussa son imprudence jusqu'à insulter dans ses mémoires juridiques des officiers qui avaient l'approbation géné rale: il voulut les déshonorer eux et tout le conseil de Pondichery. Plus il s'obstinait à vouloir se laver à leurs dépens, plus il se noircissait : ils avaient tous de nombreux amis, et il n'en avait point. Le cri public sert quelquefois de preuve, ou du moins fortifie les preuves: les juges ne purent prononcer que suivant les allégations; ils condamnerent le lieutenant-général Lalli « à être décapité, comme <« duement atteint d'avoir tráhi les intérêts du roi, « de l'état, et de la compagnie des Indes, d'abus « d'autorité, vexations, et exactions. »

Il est nécessaire de remarquer que ces mots « trahi ■ les intérêts du roi » ne signifient pas ce qu'on appelle en Angleterre haute trahison, et parmi nous lese - majesté. «< Trahir les intérêts » ne signifie daus notre langue que mal conduire, oublier les intérêts de quelqu'un, nuire à ses intérêts, et non pas être perfide et traître. Quand on lui lut son arrêt sa surprise et son indignation furent si violentes, qu'ayant par hasard dans la main un compas dont il s'était servi dans sa prison pour faire des cartes de la côte de Coromandel, il voulut s'en percer le cœur: on l'arrêta. Il s'emporta contre ses juges avec plus de fureur encore qu'il n'en avait étalé contre ses ennemis: c'est peut-être une nouvelle preuve de la forte persuasion où il fut toujours qu'il méritait des récompenses plutôt que des châtiments. Ceux qui connaissent le cœur humain savent que d'ordinaire les coupables se rendent justice eux-mêmes au fond de leur ame, qu'ils n'éclatent point contre les juges, qu'ils restent dans une confusion morne: il n'y a pas un seul exemple d'un condamné avouant ses fautes qui ait chargé ses juges d'injures et d'opprobres. Je ne prétends pas que ce soit une preuve que Lalli fût entièrement innocent; mais c'est une preuve qu'il croyait l'être. On lui mit dans la bouche un bâillon qui débordait sur les levres; c'est ainsi qu'il fut conduit à la Greve dans un tombereau. Les hommes sont si légers que ce spectacle hideux attira plus de compassion que son supplice.

L'arrêt confisqua ses biens, en prélevant une somme de cent mille écus pour les pauvres de Pondichery. On m'a écrit que cette somme ne put se S. DE LOUIS XV 5.

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trouver; je n'assure point ce que j'ignore. Si quelque chose peut nous convaincre de cette fatalité qui entraîne tous les évènements dans ce chaos des affaires politiques du monde, c'est de voir un Irlandais chassé de sa patrie avec la famille de son roi, commandant à six mille lieues des troupes françaises dans ane guerre de marchands, sur des rivages inconnus aux Alexandre,aux Gengis et aux Tamerlan, mourant du dernier supplice sur le bord de la Seine pour avoir été pris par des Anglais dans l'ancien golfe du Gange.

Cette catastrophe, qui m'a semblé digne d'être transmise à la postérité dans toutes ses circonstances, ne m'a pas permis de détailler tous les malheurs que les Français éprouverent dans l'Inde et dans l'Amérique. En voici un triste résumé.

CHAPITRE XXXV.

Pertes des Français.

La premiere perte des Français dans l'Inde fut

celle de Chandernagor, poste important dont la compagnie française était en possession vers les embouchures du Gange: c'était de là qu'elle tirait ses plus belles marchandises.

Depuis la prise de la ville et du fort de Chandernagor les Anglais ne cesserent de ruiner le commerce des Français dans l'Inde. Le gouvernement de l'empereur était si faible et si mauvais qu'il ne pouvait empêcher des marchands d'Europe de faire des ligues et des guerres dans ses propres états: les An

glais eurent même la hardiesse de venir attaquer Surate, une des plus belles villes de l'Inde, et la plus marchande, appartenante à l'empereur; ils la prirent, ils la pillerent, ils y détruisirent les comptoirs de France, et en remporterent des richesses immenses, sans que la cour, aussi imbécille que pompeuse, du grand mogol, parût se ressentir de cet outrage, qui eût fait exterminer dans l'Inde tous les Anglais sous l'empire d'un Aurengzeb.

Enfin il n'est resté aux Français dans cette partie du monde que le regret d'avoir dépensé pendant plus de quarante ans des sommes immenses pour entretenir une compagnie, qui n'a jamais fait le moindre profit, qui n'a jamais rien payé aux actionnaires et à ses créanciers du profit de son négoce; qui, dans son administration indienne, n'a subsisté que d'un secret brigandage, et qui n'a été soutenue que par une partie de la ferme du tabac que le roi lui accordait: exemple mémorable et peut-être inutile du peu d'intelligence que la nation française a eue jusqu'ici du grand et ruineux commerce de l'Inde.

Tandis que les flottes et les armées anglaises ont ainsi ruiné les Français en Asie, elles les ont aussi chassés de l'Afrique. Les Francais étaient maîtres du fleuve du Sénégal, qui est une branche du Niger, ils y avaient des forts; ils y faisaient un grand commerce de dents d'éléphants, de poudre d'or, de gomme arabique, d'ambre gris, et sur-tout de ces negres que tantôt leurs princes vendent comme des animaux, et qui tantôt vendent leurs propres enfants, ou se vendent eux-mêmes pour aller servir

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