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théâtre, par de très jolis opéra, et sur-tout par quelques odes qui lui firent d'abord une grande réputation; il y a presque autant de choses que de vers: il est philosophe et poëte. Sa prose est encore très estimée. Il fit les discours du marquis de Mimeures et du cardinal du Bois lorsqu'ils furent reçus à l'académie française ; le manifeste de la guerre de 1718; le discours que prononça le cardinal de Tencin au petit concile d'Embrun. Ce fait est mémorable: un archevêque condamne un évêque, et c'est un auteur d'opéra et de comédies qui fait le sermon de l'archevêque. Il avait beaucoup d'amis, c'est-àdire qu'il y avait beaucoup de gens qui se plaisaient dans sa société. Je l'ai vu mourir, sans qu'il eût personne auprès de son lit, en 1731. L'abbé Trublet dit qu'il y avait du monde; apparemment il y vint à d'autres heures que moi.

L'intérêt seul de la vérité oblige à passer ici les bornes ordinaires de ces articles.

Cet homme de mœurs si douces, et de qui jamais personne n'eut à se plaindre, a été accusé après sa mort presque juridiquement d'un crime énorme, d'avoir composé les horribles couplets qui perdirent Rousseau en 1710, et d'avoir conduit plusieurs années toute la manœuvre qui fit condamner un innocent. Cette accusation a d'autant plus de poids qu'elle est faite par un homme très instruit de cette affaire, et faite comme une espece de testament de mort. N. Boindin, procureur du roi des trésoriers de France, en mourant, en 1752, laisse un mémoire très circonstancié, dans lequel il charge, après plus de quarante années, la Motte-Houdart, de l'académie française, Joseph Saurin, de l'académie des sciences, et Malafaire, marchand bijoutier, d'avoir ourdi toute cette trame et le châtelet et le parle

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ment d'avoir rendu consécutivement les jugements les plus injustes.

1o. Si N. Boindin était en effet persuadé de l'innocence de Rousseau, pourquoi tant tarder à la faire connaître? pourquoi ne pas la manifester au moins immédiatement après la mort de ses ennemis? pourquoi ne pas donner ce mémoire écrit il y a plus de vingt années ?

2°. Qui ne voit clairement que le mémoire de Boindin est un libelle diffamatoire, et que cet homme haïssait également tous ceux dont il parle dans cette dénonciation faite à la postérité.

3°. Il commence par des faits dont on connaît toute la fausseté: il prétend que le comte de Nocé, et N. Mélon, secrétaire du régent, étaient les associés de Malafaire, petit marchand joaillier; tous ceux qui les ont fréquentés savent que c'est une insignè calomnie: ensuite il confond N. la Faye, secrétaire du cabinet du roi, avec son frère le capitaine aux gardes. Enfin comment peut-on imputer à un joaillier d'avoir eu part à toute cette manœuvre des couplets?

4°. Boindin prétend que ce joaillier et Saurin, Je géometre, s'unirent avec la Motte pour empêcher Rousseau d'obtenir la pension de Boileau, qui vivait encore en 1710. Sérait-il possible que trois personnes de professions si différentes se fussent unies et eussent médité ensemble une manœuvre si réfléchie, si infâme et si difficile, pour priver au citoyen, alors obscur, d'une pension qui ne vaquait pas, que Rousseau n'aurait pas eue, et à laquelle aucun de ces trois associés,ne pouvait prétendre?

5°. Après être convenu que Rousseau avait fait les cinq premiers couplets, suivis de ceux qui lui attirerent sa disgrace, il fait tomber sur la MotteHoudart le soupçon d'une douzaine d'autres dans le

même goût; et, pour unique preuve de cette accusation, il dit que ces douze couplets contre une douzaine de personnes qui devaient s'assembler chez N. de Villiers, furent apportés par la MotteHoudart lui-même chez le sieur de Villiers une heure après que Rousseau avait été informé que les intéressés devaient s'assembler dans cette maison : or, dit-il, Rousseau n'avait pu en une heure de temps composer et transcrire ces vers diffamatoires: c'est la Motte qui les apporta; donc la Motte en est l'auteur. Au contraire c'est, ce me semble, parcequ'il a la bonne foi de les apporter, qu'il ne doit pas être soupçonné de la scélératesse de les avoir faits. On les a jetés à sa porte, ainsi qu'à la porte de quelques autres particuliers: il a ouvert le paquet; il y a trouvé des injures atroces contre tous ses amis et contre lui-même; il vient en rendre compte: rien n'a plus l'air de l'innocence.

6°. Ceux qui s'intéressent à l'histoire de ce mystere d'iniquité doivent savoir que l'on s'assemblait depuis un mois chez N. de Villiers, et que ceux qui s'y assemblaient étaient, pour la plupart, les mêmes que Rousseau avait déja outragés dans cinq couplets qu'il avait imprudemment récités à quelques personnes. Le premier même de ces douze nouveaux couplets marquait assez que les intéressés s'assemblaient tantôt au café, tantôt chez Villiers:

Sots assemblés chez de Villiers,
Parmi les sots troupe d'élite,
D'un vil café dignes piliers,
Craignez la fureur qui m'irrite.

Je vais vous poursuivré en tous licux,
Vous noircir, vous rendre odieux :
Je veux que par-tout on vous chante;
Vous percer et rire à vos yeux
Est une douceur qui m'enchante.

7°, Il est très faux que les cinq premiers couplets reconnus pour être de Rousseau ne fissent qu'effleurer le ridicule de cinq ou six particuliers, comme le dit le mémoire; on y voit les mêmes horreurs dans les autres :

que

Que le bourreau, par son valet,
Fasse un jour serrer le sifflet
De Berrin et de sa sequelle;
Que Pecourt, qui fait le ballet,
Ait le fouet au pied de l'échelle.

C'est là le style des cinq premiers couplets avoués par Rousseau : certainement ce n'est pas là de la fine plaisanterie. C'est le même style de tous les couplets qui suivirent.

8°. Quant aux derniers couplets sur le même air, qui furent, en 1710, la matiere du procès intenté à Saurin, de l'académie des sciences, le mémoire ne dit rien que ce que les pieces du procès ont appris depuis long-temps: il prétend seulement que le malheureux qui fut condamné au bannissement pour avoir été suborné par Rousseau, devait être condamné aux galeres, si en effet il avait été faux témoin, C'est en quoi le sieur Boindin se trompe; car, en premier lieu, il eût été d'une injustice ridicule de condamner aux galeres le suborné, quand on ne décernait que la peine du bannissement au suborneur; en second lieu ce malheureux ne s'était pas porté accusateur contre Saurin; il n'avait pu être entièrement suborné. Il avait fait plusieurs déclarations contradictoires; la nature de sa faute et la faiblesse de son esprit ne comportaient pas une peine exemplaire.

9°. N. Boindin fait entendre expressément dans son mémoire que la maison de Noailles et les jésuites servirent à perdre Rousseau dans cette affaire, et

que Saurin fit agir le crédit et la faveur. Je sais avee certitude, et plusieurs personnes vivantes encore le savent comme moi, que ni la maison de Noailles ni les jésuites ne solliciterent. La faveur fut d'abord toute entiere pour Rousseau; car, quoique le cri public s'élevât contre lui, il avait gagné deux secrétaires d'état, M. de Pontchartrain et M. Voisin, que ce cri public n'épouvantait pas : ce fut sur leurs ordres, en forme de sollicitations, que le lieutenantcriminel le Comte décréta et emprisonpa Saurin, l'interrogea, le confronta, le récola, le tout en moins de vingt-quatre heures, par une procédure précipitée. Le chancelier réprimanda le lieutenantcriminel sur cette procédure violente et inusitée.

Quant aux jésuites, il est si faux qu'ils se fussent déclarés contre Rousseau, qu'immédiatement après la sentence contradictoire du châtelet par laquelle il fut unanimement condamné, il fit une retraite au noviciat des jésuites, sous la direction du P. Sanadon, dans le temps qu'il appelait au parlement. Cette retraite chez les jésuites prouve deux choses; la premiere qu'ils n'étaient pas ses ennemis; la seconde qu'il voulait opposer les pratiques de la religion aux accusations de libertinage que d'ailleurs on lui suscitait. Il avait déja fait ses meilleurs psaumes, en même temps que ses épigrammes licencieuses, qu'il appelait les gloria patri de ses psaumes; et Danchet lui avait adressé ces vers:

A te masquer habile,

Traduis tour-à-tour
Pétrone à la ville,

David à la cour, etc.

Il ne serait donc pas étonnant qu'ayant pris le manteau de la religion, comme tant d'autres, tandis qu'il portait celui de cynique, il eût depuis conservé

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