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LA MADONE

SOUVENIR DE VOYAGE

Ce fut par une claire et gaie matinée de soleil

comme il y en eut si rarement cet été que je quittai les eaux de Kissingen, où j'avais été retenu un mois par le soin de ma santé. Comme j'avais soupiré durant les derniers jours après cette heure fortunée! De quel œil d'envie je suivais chaque matin les chaises de poste qui partaient, et avec quelle joie maligne et peu chrétienne je considérais chaque soir les nouveaux hôtes qui arrivaient en foule ! Je crois que la plupart de ceux qui ne viennent pas uniquement aux eaux pour leur plaisir finissent par éprouver un sentiment semblable; quant à moi, j'étais d'autant plus excusable de l'éprouver, que les personnes que j'avais connues à Kissingen et avec lesquelles je m'étais peu à peu lié d'une véritable amitié, étaient déjà parties, me laissant seul dans un monde qui m'était devenu tout à fait étranger. On ne se trouve jamais plus seul et délaissé que dans une grande ville ir.connue ou au milieu d'une foule de personnes qui nous sont étrangères. Kissingen, avec ses joies et ses ennuis, était maintenant. derrière moi, et pourtant, lorsque, du haut de la montagne qui la domine, je jetai une dernière fois les yeux sur cette paisible vallée, à laquelle la nymphe des sources a valu une renommée européenne, lorsque je promenai un dernier et rapide regard sur tous ces aimables lieux où j'avais passé mainte heure calme et recueillie, en compagnie d'amis maintenant dispersés sur tous les points du globe, je

ne pus me défendre d'un léger serrement de cœur, comme il arrive toujours au moment où l'on se sépare de personnes aimées, où l'on quitte un coin de terre dans lequel on a été heureux, ne fût-ce que quelques heures. Le chemin de fer me porta à Bamberg, dans cette riante ville aux merveilleuses églises, aux riches campagnes semblables à autant de jardins de plaisance. Un malade qui revient des eaux doit voyager le plus lentement possible; c'était donc bien le moins que je séjournasse un jour dans un si beau lieu. Après avoir admiré tout à mon aise le dôme et la vue dont on jouit du haut du mont Saint-Michel, je remontai le soir la Regnitz du côté de Buch, lieu de plaisance peu éloigné, où se trouvait une société de chanteurs. Il y a, je crois, peu de promenades au monde qui puissent rivaliser en beauté avec celle-ci. Les eaux claires et rapides de la Regnitz sont bordées sur la gauche par une chaîne de collines boisées, tandis que sur la rive opposée s'élève un rideau de hauts et vieux arbres, d'où la vue s'étend à travers de grasses prairies bien unies, jusqu'aux montagnes lointaines qui forment l'horizon. Tout ce paysage ressemble à un immense parc anglais, et il serait difficile aux mains de l'homme, avec tout l'art imaginable, d'en réaliser un pareil dans des proportions si grandioses. Le soleil penchait vers son déclin, et les eaux de la rivière, le feuillage des arbres et toute la campagne resplendissaient de cette teinte d'or qu'il répand si souvent sur la terre comme un dernier baiser d'amour, au moment de se séparer d'elle et de la laisser s'endormir dans un repos bienfaisant. Je restais debout tout pensif sur le bord de la rivière, envoyant à ses ondes empourprées un salut cordial pour le Rhin, qui était si loin de moi, et que je n'avais pas vu depuis si longtemps.

« Si pensif?» dit une voix derrière moi; et brusquement tiré de mes rêveries, je vis en me retournant un homme que je connaissais fort superficiellement pour l'avoir rencontré à Kissingen; il était professeur, c'est tout ce que je savais de lui; du reste il m'était complétement étranger.

« Vous êtes plongé bien profondément dans la contemplation de de ce beau paysage, continua-t-il, et ma foi, vous avez raison, car on ne saurait désirer un jour plus favorable pour le faire valoir.

-Je n'y ai vraiment point songé, répliquai-je passablement contrarié de me voir ainsi dérangé sans l'avoir provoqué.

- Vraiment? Je crois que vous étudiez les effets de la lumière du soleil, qui, tamisée par les vapeurs de la terre, produit cette chaude teinte de pourpre.

- Je me contentais de jouir de l'effet de ce spectacle, sans en approfondir la cause.

C'est ce qu'on ne devrait jamais faire; une lumière de cette

sorte peut fort bien être reproduite par l'art avec les mêmes teintes et des effets pareils, tandis que toute la science humaine n'a pas encore réussi à en produire une qui égale en intensité la pure lumière du soleil.

- Je le crois, certes, sans que j'aie besoin pour cela de votre affirmation, répliquai-je ; je crois même que la science serait un peu embarrassée de produire cette rouge lumière que voici dans de telles proportions, c'est-à-dire capable d'éclairer une étendue de terrain comme celle que nous avons maintenant sous les yeux.

Vous pensez qu'on ne saurait trouver les éléments nécessaires pour produire un semblable effet? Ce n'est là qu'une question d'adresse et d'argent. D'ailleurs, l'idée de grandeur est une idée toute relative; ce petit coin de pays, par exemple, que nous voyons d'ici, n'est pas aussi grand, comparativement à la masse du soleil, que la scène d'un théâtre ordinaire jugée d'après nos mesures terrestres. Ce que c'est pourtant que l'illusion des sens! Tout ce paysage, bien peint, serait l'image exacte de ce qu'il est dans la réalité, et vous pourriez alors, à l'aide de quelques lampes colorées en rouge, vous procurer la même sensation agréable que semble avoir produite en vous cette lumière de soleil couchant qui n'a, certes, rien d'extraordinaire. »

Rien n'eût pu m'arriver de plus désagréable que d'être ainsi troublé dans mes méditations.

« Le temps commence à fraîchir, dis-je alors, et pour un malade comme moi, qui vient de prendre les eaux, il ne serait pas prudent de rester dehors davantage.

-Nous logeons vraisemblablement dans le même hôtel, aussi bien n'y a-t-il qu'un bon hôtel dans cette bonne ville ecclésias – tique de Bamberg; si donc cela ne vous déplaît pas, nous irons ensemble?»>

Il s'en suivit que je restai encore un certain temps avec ce malencontreux compagnon, dont j'eus bientôt après à subir la conversation pendant le frugal souper que nous prîmes à l'hôtel de Bamberg.

« C'est vraiment dommage, remarqua-t-il tout en mangeant lentement sa soupe, que le traitement des eaux ne nous permette pas de boire ensemble une bouteille de vin; je regrette pour ma part la légère excitation nerveuse que produit toujours un peu de bon

vin.

N'y a-t-il donc que le vin pour vous procurer cette excitation nerveuse ?

-Si je pouvais obtenir le même effet avec des poudres ou des pilules, je préférerais cette voie-là comme plus expéditive, mais le fluide qui agit sur les nerfs du cerveau, et par suite sur notre prin

cipe vital, se trouve mêlé au vin dans des proportions si avantageuses pour tout l'ensemble de notre organisme, que l'effet en question ne se peut produire qu'à la condition de boire du vin. Tous les autres moyens sont plus ou moins nuisibles aux nerfs de l'estomac, et le contre-coup s'en fait sentir jusqu'au cerveau. »

Je m'applaudissais à part moi d'avoir à alléguer un motif déterminé pour ne pas boire de vin avec cet original, autrement j'eusse fort risqué de compromettre tout le fruit que j'attendais de mon séjour aux eaux.

« Si nous buvons trop, reprit le professeur, l'activité des nerfs du cerveau se trouve trop excitée, leur travail cesse d'être en proportion avec le reste de l'organisme, et de là souvent une altération de nos facultés intellectuelles.

-Parfaitement juste, fis-je en l'interrompant, et cela montre bien la dépendance de notre esprit vis-à-vis du corps; les organes, ses humbles sujets, lui refusent leur service, et partant, il est hors d'état de percevoir aucune notion exacte des objets extérieurs.

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Notre esprit? demanda ironiquement le professeur en s'essuyant la bouche. L'esprit n'est pas autre chose que l'activité des nerfs du cerveau. Un cerveau agissant, voilà l'esprit de l'homme ! Un petit lobe de moins dans le cerveau, et voilà l'esprit évanoui, sans que l'homme pour cela cesse de vivre; introduisez dans le cerveau une substance trop excitante, et son activité devient déréglée, confuse, c'est-à-dire que l'homme est ivre, ou si cet état dure, insensé ! Voilà ce que c'est que l'esprit !

Il est déjà tard, Monsieur le professeur, répliquai-je, me souciant fort peu de m'engager dans la réfutation d'une doctrine si tranchante; je ne saurais donc en ce moment discuter avec vous; toutefois il me semble incontestable que vous brouillez ici la cause et l'effet de la façon la plus flagrante.

- Nous pourrons revenir demain sur ce sujet, dit le professeur en bâillant, mais à cette heure, il est grand temps en effet de s'aller coucher. Où allez-vous en sortant d'ici?

Je ne le sais pas encore moi-même, répliquai-je, car je n'avais pas la moindre envie de continuer ma route avec un original de cette sorte; j'irai probablement à Leipsig, peut-être aussi feraije une excursion à Nuremberg, je verrai.

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Bien, bien, mais dans tous les cas nous nous reverrons demain à déjeuner; adieu donc, ou plutôt au revoir ! »

Le lendemain matin, je déjeunai dans ma chambre pour me dérober à sa fâcheuse compagnie, puis, au moment du départ, le retrouvant dans la salle d'attente, je l'évitai à dessein et montai dans un autre compartiment que lui. Arrivé à Markt-Schorgast, je descen

2. S. -TOME LXXVI

dis parce que j'avais l'intention de faire une excursion en Bohême et notamment de visiter les grandes chaînes de forêts du sud-ouest de cette contrée, dont j'avais entendu conter tant d'intéressantes merveilles. Un Bohémien, dont j'avais fait la connaissance à Kissingen, ne pouvait trouver assez de mots pour me dépeindre la nature grandiose et sublime de ces antiques forêts, et j'étais ravi de l'écouter, lorsque, dans le style un peu imagé qui lui était propre, il me parlait des merveilles de cette contrée, pour moi complétement étrangère.

« Quand on monte du fond des vallées où se trouvent les derniers villages avant d'arriver à ces forêts, on atteint d'abord par un chemin pierreux, peu fréquenté des voitures, mais foulé par de nombreux piétons, un haut plateau, où les bois offrent encore l'aspect accoutumé, Mais bientôt on recommence à monter, on voit s'ouvrir devant soi de spacieuses et profondes vallées, que bornent des collines élevées; vallées et collines, aussi loin que la vue peut s'étendre, couvertes d'arbres gigantesques. De loin en loin, une clairière, durant des lieues entières pas un village, pas même une maison. Des troncs d'arbres pourris gisent par centaines sur le sol, sans que la main de l'homme les ait abattus, tout enveloppés de mousse et de plantes grimpantes. Çà et là, à de grands intervalles, glisse dans la sombre épaisseur des forêts une fumée bleuâtre qui va se perdre dans l'air pur et clair des montagnes ou se mêler aux masses profondes des nuages, c'est l'indice d'une colonie de bûcherons. Ces braves gens habitent dans les villages les plus voisins, presque toujours distants de plusieurs lieues, et restent dans la forêt durant des mois entiers, six jours sur sept par semaine, vu l'impossibilité de regagner leurs foyers chaque soir et de rejoindre chaque matin les lieux où les appelle leur travail. Ils s'abritent là dans de grandes huttes faites de troncs d'arbres bruts et dont ils ont grossièrement calfeutré les fentes avec de la mousse pour se garantir de la pluie et du vent. Au milieu de ces huttes brûle nuit et jour le feu qui sert à la fois à les réchauffer et à cuire leurs aliments. Comme l'abattage du bois se fait presque toujours en hiver, et que, dans ces hautes régions boisées, le vent souffle avec une violence plus âpre que dans les vallées inférieures, les travailleurs doivent nécessairement souffrir beaucoup du froid. Ils ne s'en vouent pas moins par un invincible penchant à cette vie d'isolement et de labeur, et l'on n'en voit que bien peu se déterminer à échanger ce rude métier contre un autre même plus lucratif. La plupart sont mariés et retournent régulièrement chez eux tous les samedis soir, car leurs femmes et leurs enfants ne peuvent les accompagner sur le théâtre de leurs travaux. Aussi est-ce toujours grande fête dans les villages de la

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