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Le lendemain était un dimanche; avant de partir, nous nous faisons un devoir de nous rendre de bon matin sur le bateau de monseigneur Bauer pour assister à la messe que ce prélat y célèbre avec une certaine solennité. Il y a longtemps, sans doute, que les cérémonies du culte catholique pur ne se sont accomplies sur le Nil, au milieu des ruines de Thèbes.

Nous devons aujourd'hui retourner sur la rive gauche, pour y visiter de nouvelles antiquités; car les richesses qu'elles renferment ne peuvent pas être explorées en un seul jour. Depuis longtemps, les célèbres colosses de Memnon attiraient notre curiosité. On les aperçoit parfaitement de Louqsor, et même de Karnak, à une lieue et demie de distance. Après avoir traversé le Nil, nous nous dirigeons rapidement vers eux. Ils sont situés dans la plaine, à 3 kilomètres du Nil, et à la limite des terrains cultivés.

Ces deux statues colossales sont assises; toutes deux ont les mêmes proportions, 15 m. 60 depuis le pied jusqu'au sommet de la coiffure. Il faut y ajouter 4 m. 30 pour la hauteur du piédestal, ce qui donne en tout 20 mètres, hauteur égale à celle d'une maison à cinq érages. Chacune de ces statues est taillée dans un seul bloc de grès-brèche. L'extrême dureté de cette roche défie aujourd'hui nos ciseaux les mieux trempés, et cependant les Egyptiens, qui ne connaissaient ni le fer ni l'acier, paraissent l'avoir taillée avec une grande facilité, en tous cas avec une perfection admirable. L'une des statues est encore entière, quoique très-dégradée ; l'autre a été brisée en deux par le tremblement de terre de l'an XXVII de notre ère, qui en fit tomber la partie supérieure. Ce tremblement de terre détruisit presque tous les monuments de Thèbes. L'auteur contemporain Eusèbe en rapporte ainsi les effets: Theba Egypti usque ad solum dirutæ sunt. Thèbes n'est plus qu'un monceau de ruines. Chose étrange! cet accident qui brisait en deux ce beau colosse, est le fait qui lui donna sa célébrité. On s'aperçut bientôt, en effet, que de la statue brisée un tintement sonore, semblable à une voix humaine, s'échappait quand le soleil levant frappait le monument de ses rayons. Les Grecs et les Romains qui voyageaient en

Égypte ne pouvaient manquer d'y voir un miracle; et, avec leur vive imagination, ils crurent entendre la plainte de Memnon implorant sa mère divine, l'Aurore. La célébrité du colosse se répandit aussitôt. De toutes parts, on vint écouter la voix merveilleuse, et ceux que leur bonne fortune avait rendus témoins du miracle gravèrent sur les jambes de la statue leurs noms et les témoignages de leur admiration. La plupart de ces inscriptions sont familières, comme celle-ci : «Sabine Auguste, femme de l'empereur César Auguste, a entendu deux fois Memnon, pendant la première heure. ». Enfin, après deux siècles et demi, Septime Sévère crut devoir apaiser la plainte du héros en rétablissant ce qui manquait de la statue au moyen de blocs de grès, et la voix étouffée cessa pour toujours de se faire entendre.

Les inscriptions grecques et romaines sont encore visibles aujour d'hui; et au-dessous d'elles, on en lit une autre qui passera peutêtre aussi à la postérité la plus reculée : « Jean-Pierre Chouilloux, soldat de la vingt et unième demi-brigade, a passé ici le 2 ventôse an VII. »

Ces statues colossales marquaient probablement l'entrée d'une avenue conduisant au palais de Ramsès; du reste, elles n'étaient pas seules. On voit encore dans la plaine, à proximité et tout autour des ruines du palais, de nombreux débris de colosses (on en a compté dix-sept bien distincts), ainsi que des bases de colonnes, des sphynx brisés, etc...

D'après les recherches de Champollion et de M. Mariette, l'édifice qu'on nomme palais de Ramsès, ou Ramesséum, n'était pas une habitation. Bâti au milieu d'une nécropole, c'était un monument funéraire que Ramsès II (Sésostris), encore vivant, avait fait élever d'avance à sa propre mémoire. Il était précédé de deux pylônes, et d'une avenue de sphynx et de statues colossales. Les murailles de ses diverses salles sont couvertes de bas-reliefs représentant les hauts faits de Ramsès, ses batailles contre les Khètas. Ramsès sur son char s'élance seul au milieu de la mêlée, perce les ennemis de ses flèches, les massacre, les disperse, les force à se noyer dans le fleuve. Après le combat, il réprimande ses généraux : « Vous m'avez tous abandonné, leur dit-il, vous m'avez laissé seul au milieu des ennemis. J'ai combattu, j'ai repoussé des milliers de nations, et j'étais tout seul. !» Ce mémorable fait d'armes de Ramsès, probablement un peu exagéré dans l'inscription, a été encore reproduit par lui à Louqsor, à Karnak, et à Ipsamboul. La fuite de ses généraux, et le moment où il dut payer seul de sa personne lui étaient, on le voit, restés sur le cœur.

L'une des cours du palais est ornée de caryatides. Ce sont des

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pilastres, auxquels sont adossées de grandes figures de Ramsès, revêtu des attributs sacrés d'Osiris. C'est dans cette cour que se trouvait la statue colossale de Ramsès, en granit rose d'Assouan. C'est la plus colossale figure que les Egyptiens aient taillée dans un seul bloc de granit: elle a 1730 de hauteur. Malheureusement, il n'en reste que des fragments mutilés. Elle est brisée et renversée par terre, attestant encore le vandalisme de l'armée de Cambyse, ou de celle de Ptolémée Lathyre. On a calculé que cette statue, qui atteignait onze fois la grandeur bumaine, devait peser 1,217,872 kilogrammes, plus de cinq fois autant que l'obélisque de Paris, qui pèse 229,500 kilogrammes, et que les ingénieurs du XIXe siècle ont eu tant de peine à transporter et à dresser. En présence de masses comme celle-ci, ou comme les deux colosses de Memnon, on reste confondu d'étonnement, et l'on se demande quels étaient les moyens mécaniques, aujourd'hui perdus, dont pouvaient disposer les Egyptiens pour les tailler, les transporter et les établir d'une manière si précise sur leurs piédestaux.

Les autres salles du palais de Ramsès sont en grande partie détruites, et c'est à peine si l'on peut se rendre compte de ce que dut être le monument dans toute sa magnificence primitive.

(La 3e partie à la prochaine livraison.)

EMILE DORMOY.

L'IPHIGÉNIE DE GOETHE

ET

LA CRITIQUE FRANÇAISE

Frauengestalten Gæthe's von Adolf Stahr. 3e Ausgabe. 1870.

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les femmes de Goethe, 1870.- Goethe's Leben, von Vichoff, 4 Baende. The life and works of Goethe, 2 vol. par G.-H. Lewes. Die drei altesten Bearbeitungen von Gathe's Iphigénie, par Dûntzer, chez Cotta, 1854, etc.

Jusqu'à présent l'Iphigénie de Goethe n'a rencontré en France qu'un accueil assez froid, et le public d'élite lui-même lui a accordé des sympathies par trop respectueuses pour n'être pas au fond tant soit peu réservées. A notre sens, cet embarras presqu'universel de la critique française, cette sorte de fin de non-recevoir opposée par notre goût à l'enthousiasme germanique, tient surtout à un malentendu, suivi naturellement d'un mécompte. Wilhelm Schlegel, l'auteur des célèbres leçons sur l'art dramatique, avait, à Vienne, en 1808, prononcé ce jugement excellent sur l'œuvre du sage de Weimar: «Dans son Iphigénie Goethe a exprimé le génie de la tragédie antique, tel qu'il l'avait surtout compris dans le sens du calme, de la clarté et de la grandeur idéale. » Le traducteur français de 1814 jugea malheureusement à propos de modifier la phrase primitive, et fit parler ainsi Schlegel : « Iphigénie en Tauride s'allie de plus près à l'esprit de la Grèce qu'aucun ouvrage des modernes, mais c'est le reflet et l'écho d'une tragédie grecque plutôt qu'une tragédie grecque véritable. » Il y avait sans doute dans cette der

nière restriction de quoi désarmer un juge attentif. Mais, par surcroît de malheur, Madame de Staël vint envenimer le débat qui se préparait sourdement. Dans ce livre impérissable, qui forme comme le traité d'alliance intellectuelle entre la France et l'Allemagne, parlant jusqu'à trois fois du retour d'esprit que la lecture d'Iphigénie lui a fait faire vers l'antiquité, elle semble provoquer elle-même le rapprochement de la pièce allemande avec les chefs-d'œuvre du théâtre grec. C'était un bien périlleux éloge que cette espèce de certificat d'hellénisme, car on avait en général fort mal pris chez nous les outrecuidances et surtout les vérités lancées pour la première fois par Schlegel à l'adresse de notre théâtre classique. Son reproche principal, on le sait, était précisément cet anachronisme moral qui s'y continue d'un bout à l'autre, et qui consiste à prêter le langage et les sentiments de la cour la plus polie du monde à des héros barbares. Quel péril n'y avait-il donc pas pour une pièce venue de l'étranger à se présenter en France, sous le patronage compromettant de l'impitoyable Schlegel, comme une pièce véritablement grecque? Lorsque les premières traductions nous arrivèrent, et elles ne nous arrivèrent, soit dit en passant, que vingt ou vingtcinq ans après la première traduction anglaise, M. Stapfer et M. de Guizard, qui en étaient les auteurs, durent se sentir dans une situation assez délicate en face de certaines coteries littéraires qui guettaient leur proie. M. Stapfer, lui, eut le courage de son opinion et la franchise de défendre ce qu'il avait pris la peine de traduire. Mais il n'en fut pas tout à fait de même de M. de Guizard qui, malgré quelques compliments de bon goùt, se montra', en définitive, fort sévère. A côté de la tragédie d'Euripide, celle de Goethe lui paraît manquer de simplicité et de vie : il n'y voit rien de plus qu'une suite assez décousue de dialogues sur des questions, déplorablement abstraites, de haute métaphysique. Vainement quelques juges plus généreux et surtout plus perspicaces essayèrent-ils de venir au secours de l'Iphigénie. Il fallait à tout prix une victime à immoler en horreur de Schlegel et en honneur de Racine: l'infortunée fille d'Agamemnon, épargnée si miraculeusement par Diane à Aulis, ne trouva pas grâce dans les salons les plus élégants de Paris. Personne ne songea à se demander ce qu'avait au juste voulu faire l'auteur et encore bien moins ce qu'il avait fait, c'est-à-dire à le lire dans sa langue même. On préféra, au nom des mânes de Racine et de Molière violemment outragés, briser à coups de pavés les deux plâtres informes qui donnaient une idée si insuffisante et si confuse de la statue. Il serait à présent assez inutile de rappeler les principaux exploits de cette campagne, plus pédantesque que glorieuse, entreprise pour démontrer qu'il y avait des traces de germanisme

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