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CHRONIQUE POLITIQUE

14 juillet 1870.

Ils se trompaient grandement ceux qui pensaient que le plébiscite allait nous donner quelque repos. Nous sommes condamnés à une perpétuelle agitation; à peine sortis d'une épreuve, nous sommes précipités vers une épreuve nouvelle; nous ne faisons pas autre chose depuis deux ans que de côtoyer des catastrophes. Il n'y a pas à chercher la cause de cette bizarre destinée, elle est multiple d'ailleurs, et chacun pourrait, sans s'écarter de la vérité ni de la vraisemblance, en trouver une différente. Elle est un peu dans le caractère national, qui aspire aux changements et qui recherche les fortes émotions. Elle est beaucoup dans le gouvernement qui a créé un certain nombre de situations fausses et qui, dans les dernières transformations qu'il s'est imposées, n'a pas eu le courage d'extirper tout ce qui pouvait le rattacher au passé. On ne se tromperait pas non plus si l'on voulait attribuer les embarras toujours renaissants de notre politique à une certaine inexpérience des hommes qui la dirigent. Avec la meilleure intention de réparer les fautes commises par leurs devanciers, ils peuvent faire encore pire que ceux-ci n'ont fait. Toujours est-il que, depuis une semaine, le gouvernement nous tient suspendus au-dessus d'un abîme; tantôt il fait mine de nous lâcher, tantôt il nous ressaisit; rien n'égale les secousses qu'il nous donne et le désarroi moral et matériel dont il remplit le pays. Quand on crée une terreur aussi grande que celle dont nous remplit la perspective d'une guerre avec la Prusse, il ne faut pas la laisser durer longtemps. Il y a des moyens rapides pour en finir; le gouvernement ne les a pas employés. Nous avons voulu, avant de commencer cette chronique, attendre jusqu'à la dernière heure; la dernière heure ne nous a rien apporté de décisif. Nous ne sommes en présence de rien de palpable; aucun dénoûment ne s'est encore produit. Nous voyons une œuvre résolûment attaquée, puis mollement conduite; elle avait, au début, une allure; en se rapprochant du dénoûment, qu'elle va chercher par les chemins les plus longs, elle s'éparpille et s'affaiblit. Il faut bien entrer dans ce débat et le juger tel qu'il se présente à nos regards surpris et épouvantés.

On sait où nous en étions avec les Prussiens. Depuis que le foudroyant succès de Sadowa les a mis en possession de la prépondérance en Allemagne, un parti s'était formé en France dont la mission était de prouver que la défaite des Autrichiens nous atteignait directement. Toutes les oppositions avaient fini par adopter cette thèse, et l'on espérait discréditer l'Empire en laissant croire au pays qu'il avait laissé péricliter l'honneur national. Ce terrain de l'honneur national est un terrain brûlant; à force d'entendre dire que la grandeur de la Prusse nuisait à la grandeur de la France, grand nombre de Français ont fini par le croire. De cette conviction que nous n'avons jamais admise et que nous nous honorons même d'avoir toujours combattue, on est arrivé facilement à un but tout différent de celui que poursuivaient les propagateurs de la prétendue décadence de notre pays; sans déconsidérer l'Empire, on est parvenu à créer un certain désir de représailles, comme un besoin vague de venger un affront illusoire. Enfin, on nous a faits les ennemis de la Prusse que nous n'étions pas déjà trop portés à aimer. Le gouvernement a cédé lui-même à l'entraînement factice créé par les partis, et il a vu là, pour un cas extrême, un moyen suprême de ressaisir dans le pays une certaine popularité. Lorsque, après plusieurs échecs successifs du pouvoir personnel, l'Empire s'est vu réduit à faire naître des diversions aux mécontentements du pays, il a songé à la Prusse. L'idée de lui chercher une querelle lui venait à tout propos; on a vu surgir l'affaire du grand duché de Luxembourg, qui n'a pas abouti et qui a montré au cabinet des Tuileries que la Prusse n'entendait pas se prêter à ce besoin de représailles dont nous semblions possédés. Il a donc fallu inventer un autre moyen de réparer l'échec de Sadowa. C'est alors que le gouvernement s'est jeté dans les engrenages des réformes parlementaires. Il a fait successivement le 19 janvier 1867 et le 12 juillet 1869. Mais le 19 janvier n'ayant pas comblé de joie la nation, il a fallu recourir à d'autres entreprises; l'Empire ne s'est décidé à des changements plus complets que lorsqu'il a vu que les chances d'une guerre extérieure s'éloignaient de plus en plus. Il y avait un an, avant-hier, que l'Empereur acceptait pour la France les institutions parlementaires; depuis cette époque, nous avons été absorbés dans les différentes péripéties de cette révolution pacifique à laquelle il n'a manqué aucune des épreuves qui accompagnent toujours l'établissement d'un régime nouveau. C'est ainsi que, après avoir épuisé toute la série des distractions dont notre tempérament est si avide, on est arrivé à une sorte de lassitude. L'opinion publique, malgré tout ce que le gouvernement impérial avait accordé à ses revendications, éprouvait un malaise; elle avait encore sous les yeux, dans la personne des députés issus de la candidature officielle, des vestiges par trop visibles du pouvoir personnel. On a cru qu'il y aurait peutêtre quelque danger de lui donner sur ce point une complète satisfaction. On a laissé le pays dans une attente vague et dans des désirs incomplétement inassouvis.

C'est dans ce moment qu'a surgi tout à coup un incident dont le gouvernement et le parti de la guerre se sont subitement emparés. L'Espagne, comme on sait, était depuis longtemps en quête d'un roi; le général Prim,

qui s'était fait le pourvoyeur de ce trône abandonné, après avoir frappé à toutes les portes et n'avoir essuyé partout que des refus, avait eu l'idée de s'adresser à un prince médiatisé d'Allemagne, au frère aîné de ce prince Charles de Hohenzollern que les Roumains se sont donné pour chef et qui a déjà donné des gages de capacité politique et d'une grande énergie de volonté. Des délégués étaient partis de Madrid pour Dusseldorff, où se trouvait le prince Léopold; on n'avait fait aucun bruit autour de cette démarche, qui cependant n'avait pas le caractère mystérieux qu'on a voulu lui attribuer. On en avait parlé à Madrid et dans quelques journaux français sans que la nouvelle produisit la moindre émotion. Elle était même passée inaperçue. Le gouvernement Espagnol n'en avait fait l'objet d'aucune communication diplomatique; son échec auprès des diverses cours auxquelles il s'était adressé ne l'encourageait guère d'ailleurs à ébruiter ce projet. Tout porte à croire que, s'il le tenait secret, c'était pour s'épargner l'ennui d'un nouvel échec. Quant au gouvernement prussien, il ne croyait pas non plus devoir saisir officiellement le cabinet des Tuileries d'une offre qui ne le regardait pas directement. Sans doute, le roi de Prusse avait dû être informé des propositions faites au prince Léopold, et il l'avait même par deux fois engagé à les décliner. A la troisième fois il ne fut plus consulté, mais seulement informé de l'acceptation; puisque ses conseils n'étaient pas suivis, il ne crut pas devoir élever de nouvelles objections. Voilà ce que l'on a appelé ici l'adhésion du roi. Il faut reconnaitre cependant que l'on aurait pu, à Berlin, sinon à titre officiel, du moins à titre officieux, informer l'ambassadeur de France de ce qui se préparait; cette marque de courtoisie aurait montré à la France qu'on avait la meilleure volonté de ne pas lui déplaire; elle aurait pu prévenir bien des difficultés et de graves complications. On se justifie de n'avoir pas fait cette communication en invoquant l'absence du roi, l'absence du représentant de la France, et la rapidité avec laquelle la nouvelle a été divulguée. D'un autre côté, on doit s'étonner que, même sans avoir été avertis, nos représentants à Berlin et à Madrid n'aient pas eu connaissance de cette candidature, qui a exigé tant d'allées et venues et des négociations qui ont duré plus d'un mois; on en pourrait conclure que réellement le cabinet de Madrid et tous les personnages qui ont joué un rôle dans cette affaire ont agi clandestinement et ourdi contre nous une sorte de complot. Il faut tenir compte cependant de l'inadvertance de nos ambassadeurs qui, dans d'autres circonstances, se sont montrés plus circonspects. N'est-il pas extraordinaire en effet que ni M. Mercier de Lostende, à Madrid, ni M. Benedetti, à Berlin, aient ignoré jusqu'au dernier moment la surprise que l'on se préparait à nous faire? On sait bien que M. Benedetti n'a pas de grandes aptitudes diplomatiques, et qu'en 1866 il informait assez inexactement le cabinet des Tuileries pour lui faire croire que, dans la lutte imminente des deux grands Etats allemands, la victoire se déciderait plutôt en faveur de l'Autriche qu'en faveur de la Prusse. Cette dernière puissance fut bien heureuse d'être mieux servie à Paris que la France ne l'était à Berlin. M. Benedetti n'a donc rien su des projets relatifs au prince de Hohenzollern, et ce fut pour ainsi dire par la voie des journaux que le cabinet des Tuileries en reçut la première nouvelle.

Elle avait paru, en effet, dans diverses feuilles plus ou moins inspirées par le gouvernement, lorsque le duc de Gramont vint s'en expliquer devant le Corps législatif. Les termes dans lesquels le ministre des affaires étrangères s'exprima devant les représentants du pays donnèrent tout de suite à cet incident les proportions d'une grosse querelle internationale : « Nous ne croyons pas, dit-il dans la séance du 6 juillet, que le respect des droits d'un peuple voisin nous oblige à souffrir qu'une puissance étrangère, en plaçant un de ses princes sur le trône de Charles-Quint, puisse déranger à notre détriment l'équilibre actuel des forces de l'Europe, et mettre en péril les intérêts et l'honneur de la France. Cette éventualité ne se réalisera pas. Pour l'empêcher, nous comptons à la fois sur la sagesse du peuple allemand et sur l'amitié du peuple espagnol. S'il en était autrement, forts de votre appui et de celui de la nation, nous saurions remplir notre devoir sans hésitation et sans faiblesse. » Ces paroles furent à peine prononcées, qu'une grande émotion s'empara du pays tout entier; elles retentirent en Europe, et mirent tous les cabinets en émoi. La première impression fut une impression de surprise; on n'avait jamais vu aborder un débat diplomatique sur ce ton et avec ce fracas. On pensa bientôt que le cabinet des Tuileries cherchait autre chose qu'une discussion diplomatique pouvant aboutir à une transaction amiable; ceux qui, du premier jour, concurent des craintes pour le maintien de la paix, virent leurs prévisions confirmées par le langage plus qu'agressif de la plupart des feuilles ministérielles. On sut aussi que déjà des ordres étaient transmis pour armer des vaisseaux de transport et pour activer des préparatifs militaires. On se souvint de Sadowa, des progrès de la Prusse en Allemagne, du traité de Prague, de tout ce que la polémique imprudente des journaux et des orateurs du Corps législatif avait depuis longtemps érigé à l'état de grief. Ce fut dans tout le pays une conviction à peu près arrêtée que l'Empire avait enfin trouvé l'occasion qu'il cherchait depuis longtemps, de courir sur le Rhin cette aventure dangereuse qui est une de ses ambitions. Les partisans des frontières naturelles et des triomphes guerriers s'en réjouirent avec bruit; d'autres, plus sages et moins épris des idées de gloire, se déclarèrent affligés de la tournure que prenaient les choses. Ces derniers blâmaient surtout le cabinet des Tuileries de n'avoir pas pris, dès le début, une attitude moins compromettante; ils ne voyaient, après l'éclat de M. de Gramont, que deux issues possibles : la guerre immédiate ou des transactions, qui seraient infailliblement interprétées comme un pas en arrière. Pour expliquer sa conduite, le cabinet invoquait les droits du Corps législatif, auquel il devait une explication nette et péremptoire. Il ne se piquait pas, d'ailleurs, d'avoir voulu se conformer aux ménagements ordinaires de la diplomatie; ceux qui se chargeaient d'interpréter sa pensée soutenaient que nous étions, depuis quatre ans, dans un tel état d'humiliation vis-à-vis de la Prusse, que nous avions essuyé tant d'affronts, que le gouvernement était à bout de patience, et qu'il fallait nous relever par des paroles dignes avant de nous relever par une intervention armée.

Cependant, ce ne fut pas une armée que nous dépêchâmes en toute hâte au roi de Prusse, ce fut une communication qui n'avait pas

évidemment le ton comminatoire de la déclaration publique faite par le ministre des affaires étrangères. M. de Werther, ambassadeur de Prusse, partit pour Ems en même temps que M. Benedetti, qui prenait tranquillement les eaux dans quelque joli site de l'Allemagne, était requis en toute hâte de se rendre, avec des instructions spéciales, auprès du roi Guillaume. Des négociations commencèrent. Pendant ce temps, la presse allemande nous donnait l'impression produite à Berlin et dans les deux Confédérations par cette brusque explosion du patriotisme français. On était un peu revenu de la première surprise et l'on envisageait de près ce grief si considérable que la France ne pouvait souffrir et qu'il fallait réprimer « sans hésitation comme sans faiblesse. » De quoi s'agissait-il après tout? D'un prince inconnu, sans situation bien régulière dans la famille royale de Prusse, parent éloigné du roi Guillaume, et pourvu, par diverses alliances, d'attaches plus étroites avec les Bonaparte qu'avec les Hohenzollern. Sans doute, il ne convenait pas qu'on le destinat au trône d'Espagne contre notre gré et surtout contre le gré de la nation espagnole que l'on n'avait pas encore consultée. Mais est-ce bien à nous qu'il convenait de placer nos susceptibilités et nos convenances personnelles au-dessus de la volonté de tout un peuple? Au fur et à mesure que, au bruit de nos enthousiasmes patriotiques, ces considérations perdaient de leur poids, on sentait se réveiller les souvenirs les plus irritants et le débat se généraliser. On disait qu'il n'était pas question d'un Hohenzollern et de la couronne qui lui était offerte, mais d'une intolérable situation créée par les procédés de la Prusse; le bruit s'était même répandu que les déclarations faites à Ems n'avaient pas seulement pour objet une candidature au trône d'Espagne, mais une série de réclamations relatives au traité de Prague. Le fait est qu'après trois jours d'exaltation plus guerrière que patriotique, on finissait par perdre de vue la candidature du prince Léopold et que l'on en faisait bon marché; il s'en fallait même de peu qu'on le laissât aller en paix courir les chances de cette dangereuse royauté pourvu qu'on eût l'occasion de se mesurer avec une armée prussienne. Lorsque la flamme dévore une moisson, a-t-on souci de l'étincelle qui a produit l'incendie?

Le temps s'écoulait dans ces pensées et dans ces violences; mais le gouvernement semblait s'être un peu ralenti ; il n'avait déjà plus, après vingt-quatre heures, la force d'impulsion qu'il avait manifestée dès le premier jour. Une semaine s'était écoulée. La Chambre, qui avait eu la primeur du conflit, ne recevait plus des ministres l'ombre d'une communication; elle était condamnée chaque jour à discuter le budget, alors que les plus graves sollicitudes l'absorbaient et l'attiraient invinciblement. Si un député se levait de son banc pour interroger le cabinet, le duc de Gramont s'excusait en disant qu'il n'était pas encore en situation de renseigner le Corps législatif. Les journaux n'étaient guère mieux favorisés; ils vivaient sur leurs premiers renseignements, sur les commentaires et sur les prévisions qu'ils en pouvaient tirer. L'émotion de Paris avait gagné la province; partout on se mettait au diapason de la guerre. Le crédit public était profondément affecté ; on le voyait en proie à un désarroi pré

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