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honte, quand j'approchai de ces vieillards que l'âge rendoit vénérables sans leur ôter la vigueur de l'esprit ; ils étoient assis avec ordre, et immobiles dans leurs places leurs cheveux étoient blancs; plusieurs n'en avoient presque plus. On voyoit reluire sur leurs visages graves une sagesse douce et tranquille; ils ne se pressoient point de parler; ils ne disoient que ce qu'ils avoient résolu de dire. Quand ils étoient d'avis différents, ils étoient si modérés à soutenir ce qu'ils pensoient de part et d'autre, qu'on auroit cru qu'ils étoient tous d'une même opinion. La longue expérience des choses passées, et l'habitude du travail leur donnoit de grandes vues sur toutes choses: mais ce qui perfectionnoit le plus leur raison, c'étoit le calme de leur esprit délivré des folles passions et des caprices de la jeunesse. La sagesse toute seule agissoit en eux, et le fruit de leur longue vertu étoit d'avoir si bien dompté leurs humeurs, qu'ils goûtoient sans peine le doux et noble plaisir d'écouter la raison. En les admirant, je souhaitai que ma vie pût s'accourcir pour arriver toutà-coup à une si estimable vieillesse. Je trouvois la jeunesse malheureuse d'être si impétueuse, et si éloignée de cette vertu si éclairée et si tranquille.

Le premier d'entre ces vieillards ouvrit le livre des lois de Minos. C'étoit un grand livre qu'on tenoit ordinairement renfermé dans une cassette d'or avec des parfums. Tous ces vieillards le baisèrent avec respect; car ils disent qu'après les dieux, de qui les bonnes lois viennent, rien ne doit être si sacré aux hommes que les lois destinées à les rendre bons, sages et heureux. Ceux qui ont dans leurs mains les lois pour gouverner les peuples doivent toujours se laisser gouverner euxmêmes par les lois. C'est la loi, et non pas l'homme, qui doit régner. Tel est le discours de ces sages. Ensuite, celui qui présidoit proposa trois questions, qui devoient être décidées par les maximes de Minos.

La première question est de savoir quel est le plus libre de tous les hommes. Les uns répondirent que c'étoit un roi qui avoit sur son peuple un empire absolu, et qui étoit victorieux de tous ses ennemis. D'autres soutinrent que c'étoit un homme si riche, qu'il pouvoit contenter tous ses desirs. D'autres dirent que c'étoit un homme qui ne se marioit point, et qui voyageoit pendant toute sa vie en divers pays, sans être jamais assujéti aux lois d'aucune nation. D'autres s'imaginèrent que c'étoit un barbare qui, vivant de sa chasse au milieu des bois, étoit indépendant de toute police et de tout besoin. D'autres

crurent que c'étoit un homme nouvellement affranchi, parce qu'en sortant des rigueurs de la servitude, il jouissoit plus qu'aucun autre des douceurs de la liberté. D'autres enfin s'avisèrent de dire que c'étoit un homme mourant, parce que la mort le délivroit de tout, et que tous les hommes ensemble n'avoient plus aucun pouvoir sur lui. Quand mon rang fut venu, je n'eus pas de peine à répondre, parce que je n'avois pas oublié ce que Mentor m'avoit dit souvent. Le plus libre de tous les hommes, répondis-je, est celui qui peut être libre dans l'esclavage même. En quelque pays et en quelque condition qu'on soit, on est très libre, pourvu qu'on craigne les dieux, et qu'on ne craigne qu'eux. En un mot, l'homme véritablement libre est celui qui, dégagé de toute crainte et de tout desir, n'est soumis qu'aux dieux et à sa raison. Les vieillards s'entre-regardèrent en souriant, et furent surpris de voir que ma réponse fût précisément celle de Minos.

Ensuite on proposa la seconde question en ces termes Quel est le plus malheureux de tous les hommes? Chacun disoit ce qui lui venoit dans l'esprit. L'un disoit : C'est un homme qui n'a ni biens, ni santé, ni honneur. Un autre disoit : C'est un homme qui n'a aucun ami. D'autres soutenoient que c'est un homme qui a des enfants ingrats et indignes de lui. Il vint un sage de l'île de Lesbos, qui dit : Le plus malheureux de tous les hommes est celui qui croit l'être; car le malheur dépend moins des choses qu'on souffre, que de l'impatience avec laquelle on augmente son malheur. A ces mots toute l'assemblée se récria; on applaudit, et chacun crut que ce sage Lesbien remporteroit le prix sur cette question. Mais on me demanda ma pensée, et je répondis, suivant les maximes de Mentor: Le plus malheureux de tous les hommes est un roi qui croit être heureux en rendant les autres hommes misérables : il est doublement malheureux par son aveuglement ne connoissant pas son malheur, il ne peut s'en guérir; il craint même de le connoître. La vérité ne peut percer la foule des flatteurs pour aller jusqu'à lui. Il est tyrannisé par ses passions; il ne connoît point ses devoirs; il n'a jamais goûté le plaisir de faire le bien, ni senti les charmes de la pure vertu. Il est malheureux et digne de l'être : son malheur augmente tous les jours; il court à sa perte, et les dieux se préparent à le confondre par une punition éternelle. Toute l'assemblée avoua que j'avois vaincu le sage Lesbien, et les vieillards déclarèrent que j'avois rencontré le vrai sens de Minos.

Pour la troisième question, on demanda lequel des deux est préférable; d'un côté, un roi conquérant et invincible dans la guerre; de l'autre, un roi sans expérience de la guerre, mais propre à policer sagement les peuples dans la paix. La plupart répondirent que le roi invincible dans la guerre étoit préférable. A quoi sert, disoient-ils, d'avoir un roi qui sache bien gouverner en paix, s'il ne sait pas défendre le pays quand la guerre vient? Les ennemis le vaincront, et réduiront son peuple en servitude. D'autres soutenoient, au contraire, que le roi pacifique seroit meilleur, parce qu'il craindroit la guerre, et l'éviteroit par ses soins. D'antres disoient qu'un roi conquérant travailleroit à la gloire de son peuple aussi bien qu'à la sienne, et qu'il rendroit ses sujets maîtres des autres nations; au lieu qu'un roi pacifique les tiendroit dans une honteuse lâcheté.

champ contre son voisin, et qui usurperoit celui du voisin même, mais qui ne sauroit ni labourer ni semer, pour recueillir aucune moisson. Un tel homme semble né pour détruire, pour ravager, pour renverser le monde, et non pour rendre un peuple heureux par un sage gouvernement.

Venous maintenant au roi pacifique. Il est vrai qu'il n'est pas propre à de grandes conquêtes; c'est-à-dire qu'il n'est pas né pour troubler le bonheur de son peuple, en voulant vaincre les autres peuples que la justice ne lui a pas soumis : mais, s'il est véritablement propre à gouverner en paix, il a toutes les qualités nécessaires pour mettre son peuple en sûreté contre ses ennemis. Voici comment: Il est juste, modéré et commode à l'égard de ses voisins; il n'entreprend jamais contre eux rien qui puisse troubler sa paix; il est fidèle dans ses alliances. Ses alliés l'aiment, ne le craignent point, et ont une entière confiance en lui. S'il a quelque voisin inquiet, hautain et ambitieux, tous les autres rois voisins, qui craignent ce voisin inquiet, et qui n'ont aucune jalousie du roi pacifique, se joignent à ce bon roi pour l'empêcher d'être opprimé. Sa probité, sa bonne foi, sa modération, le rendent l'arbitre de tous les états qui environnent le sien. Pendant que le roi entreprenant est odieux à tous les autres, et sans cesse exposé à leurs ligues, celui-ci a la gloire d'être comme le père et le tuteur de tous les autres

On voulut savoir mon sentiment. Je répondis ainsi Un roi qui ne sait gouverner que dans la paix ou dans la guerre, et qui n'est pas capable de conduire son peuple dans ces deux états, n'est qu'à demi roi. Mais si vous comparez un roi qui ne sait que la guerre, à un roi sage, qui, sans savoir la guerre, est capable de la soutenir dans le besoin par ses généraux, je le trouve préférable à l'autre. Un roi entièrement tourné à la guerre voudroit toujours la faire pour étendre sa domination et sa gloire propre, il ruineroit ses peuples. A quoi sert-il à un peuple, que son roi sub-rois. Voilà les avantages qu'il a au-dehors. Ceux jugue d'autres nations, si on est malheureux sous son règne? D'ailleurs, les longues guerres entraînent toujours après elles beaucoup de désordres; les victorieux mêmes se dérèglent pendant ces temps de confusion. Voyez ce qu'il en coûte à la Grèce pour avoir triomphé de Troie; elle a été privée de ses rois pendant plus de dix ans. Lorsque tout est en feu par la guerre, les lois, l'agriculture, les arts languissent. Les meilleurs princes mêmes, pendant qu'ils ont une guerre à soutenir, sont contraints de faire le plus grand des maux, qui est de tolérer la licence, et de se servir des méchants. Combien y a-t-il de scélérats qu'on puniroit pendant la paix, et dont on a besoin de récompenser l'audace dans les désordres de la guerre ! Jamais aucun peuple n'a eu un roi conquérant, sans avoir beaucoup à souffrir de son ambition. Un conquérant, enivré de sa gloire, ruine presque autant sa nation victorieuse que les nations vaincues. Un prince qui n'a point les qualités nécessaires pour la paix ne peut faire goûter à ses sujets les fruits d'une guerre heureusement finie: il est comme un homme qui défendroit son

dont il jouit au-dedans sont encore plus solides. Puisqu'il est propre à gouverner en paix, je dois supposer qu'il gouverne par les plus sages lois. Il retranche le faste, la mollesse, et tous les arts qui ne servent qu'à flatter les vices; il fait fleurir les autres arts qui sont utiles aux véritables besoins de la vie : surtout il applique ses sujets à l'agriculture. Par-là il les met dans l'abondance des choses nécessaires. Ce peuple laborieux, simple dans ses mœurs, accoutumé à vivre de peu, gagnant facilement sa vie par la culture de ses terres, se multiplie à l'infini. Voilà dans ce royaume un peuple innombrable, mais un peuple sain, vigoureux, robuste, qui n'est point amolli par les voluptés, qui est exercé à la vertu, qui n'est point attaché aux douceurs d'une vie lâche et délicieuse, qui sait mépriser la mort, qui aimeroit mieux mourir que perdre cette liberté qu'il goûte sous un sage roi appliqué à ne régner que pour faire régner la raison. Qu'un conquérant voisin attaque ce peuple, il ne le trouvera peut-être pas assez accoutumé à camper, à se ranger en bataille, ou à dresser des machines pour assiéger une ville;

mais il le trouvera invincible par sa multitude, par son courage, par sa patience dans les fatigues, par son habitude de souffrir la pauvreté, par sa vigueur dans les combats, et par une vertu que les mauvais succès mêmes ne peuvent abattre. D'ailleurs, si le roi n'est point assez expérimenté pour commander lui-même ses armées, il les fera commander par des gens qui en seront capables; et il saura s'en servir sans perdre son autorité. Cependant il tirera du secours de ses alliés; ses sujets aimeront mieux mourir que de passer sous la domination d'un autre roi violent et injuste les dieux mêmes combattront pour lui. Voyez quelles ressources il aura au milieu des plus grands périls. Je conclus donc que le roi pacifique qui ignore la guerre est un roi très imparfait, puisqu'il ne sait point remplir une de ses plus grandes fonctions, qui est de vaincre ses ennemis; mais j'ajoute qu'il est néanmoins infiniment supérieur au roi conquérant qui manque des qualités nécessaires dans la paix, et qui n'est propre qu'à la guerre.

J'aperçus dans l'assemblée beaucoup de gens qui ne pouvoient goûter cet avis; car la plupart des hommes, éblouis par les choses éclatantes, comme les victoires et les conquêtes, les préfèrent à ce qui est simple, tranquille et solide, comme la paix et la bonne police des peuples. Mais tous les vieillards déclarèrent que j'avois parlé comme Minos.

Le premier de ces vieillards s'écria: Je vois l'accomplissement d'un oracle d'Apollon, connu dans toute notre île. Minos avoit consulté le dieu pour savoir combien de temps sa race régneroit, suivant les lois qu'il venoit d'établir. Le dieu lui répondit Les tiens cesseront de régner quand un étranger entrera dans ton ile pour y faire régner tes lois. Nous avions craint que quelque étranger viendroit faire la conquête de l'ile de Crète; mais le malheur d'Idoménée, et la sagesse du fils d'Ulysse, qui entend mieux que nul autre mortel les lois de Minos, nous montrent le sens de l'oracle. Que tardons-nous à couronner celui que les destins nous donnent pour roi ?

Aussitôt les vieillards sortent de l'enceinte du bois sacré ; et le premier, me prenant par la main, annonce au peuple déja impatient, dans l'attente d'une décision, que j'avois remporté le prix. A peine acheva-t-il de parler qu'on entendit un bruit confus de toute l'assemblée. Chacun pousse des cris de joie. Tout le rivage et toutes les montagnes voisines retentissent de ce cri: Que le fils d'Ulysse, semblable à Minos, règne sur les Crétois !

J'attendis un moment, et je faisois signe de la main pour demander qu'on m'écoutât. Cependant Mentor me disoit à l'oreille : Renoncez-vous à votre patrie? l'ambition de régner vous fera-t-elle oublier Pénélope, qui vous attend comme sa dernière espérance, et le grand Ulysse, que les dieux avoient résolu de vous rendre? Ces paroles percèrent mon cœur, et me soutinrent contre le vain desir de régner.

Cependant un profond silence de toute cette tumultueuse assemblée me donna le moyen de parler ainsi : O illustres Crétois, je ne mérite point de vous commander. L'oracle qu'on vient de rapporter marque bien que la race de Minos cessera de régner quand un étranger entrera dans cette île, et y fera régner les lois de ce sage roi; mais il n'est pas dit que cet étranger régnera. Je veux croire que je suis cet étranger marqué par l'oracle. J'ai accompli la prédiction; je suis venu dans cette ile; j'ai découvert le vrai sens des lois, et je souhaite que mon explication serve à les faire régner avec l'homme que vous choisirez. Pour moi, je préfère ma patrie, la pauvre, la petite île d'Ithaque, aux cent villes de Crète, à la gloire et à l'opulence de ce beau royaume. Souffrez que je suive ce que les destins ont marqué. Si j'ai combattu dans vos jeux, ce n'étoit pas dans l'espérance de régner ici; c'étoit pour mériter votre estime et votre compassion; c'étoit afin que vous me donnassiez les moyens de retourner promptement au lieu de ma naissance. J'aime mieux obéir à mon père Ulysse, et consoler ma mère Pénélope, que régner sur tous les peuples de l'univers. O Crétois, vous voyez le fond de mon cœur : il faut que je vous quitte; mais la mort seule pourra finir ma reconnoissance. Oui, jusqu'au dernier soupir, Télémaque aimera les Crétois, et s'intéressera à leur gloire comme à la sienne propre.

A peine eus-je parlé qu'il s'éleva dans toute l'assemblé un bruit sourd, semblable à celui des vagues de la mer qui s'entre-choquent dans une tempête. Les uns disoient: Est-ce quelque divinité sous une figure humaine? D'autres soutenoient qu'ils m'avoient vu en d'autres pays, et qu'ils me reconnoissoient. D'autres s'écrioient Il faut le contraindre de régner ici. Enfin, je repris la parole, et chacun se hâta de se taire, ne sachant si je n'allois point accepter ce que j'avois refusé d'abord. Voici les paroles que je leur dis :

Souffrez, ô Crétois, que je vous dise ce que je pense. Vous êtes le plus sage de tous les peuples; mais la sagesse demande, ce me semble, une précaution qui vous échappe. Vous devez choisir,

mais celui qui les pratique avec la plus constante vertu. Pour moi, je suis jeune, par conséquent sans expérience, exposé à la violence des passions, et plus en état de m'instruire en obéissant, pour commander un jour, que de commander maintenant. Ne cherchez donc pas un homme qui ait vaincu les autres dans ces jeux d'esprit et de corps, mais qui se soit vaincu lui-même; cherchez un homme qui ait vos lois écrites dans le fond de son cœur, et dont toute la vie soit la pratique de ces lois; que ses actions, plutôt que ses paroles, vous le fassent choisir.

Alors les Crétois, ne pouvant revenir de leur surprise, lui demandèrent quel homme ils devoient choisir. Un homme, répondit-il, qui vous connoisse bien, puisqu'il faudra qu'il vous gouverne, et qui craigne de vous gouverner. Celui qui desire la royauté ne la connoît pas; et comment en remplira-t-il les devoirs, ne les connoissant point? Il la cherche pour lui; et vous devez desirer un homme qui ne l'accepte que pour l'amour de vous.

Tous les Crétois furent dans un étrange étonnement de voir deux étrangers qui refusoient la royauté, recherchée par tant d'autres; ils voulurent saTous les vieillards, charmés de ce discours, et voir avec qui ils étoient venus. Nausicrate, qui les voyant toujours croître les applaudissements de avoit conduits depuis le port jusqu'au cirque où l'assemblée, medirent : Puisque les dieux nous ôtent l'on célébroit les jeux, leur montra Hasaël avec l'espérance de vous voir régner au milieu de nous, lequel Mentor et moi nous étions venus de l'île de du moins aidez-nous à trouver un roi qui fasse Chypre. Mais leur étonnement fut encore bien plus régner nos lois. Connoissez-vous quelqu'un qui grand, quand ils surent que Mentor avoit été espuisse commander avec cette modération? Je con- clave d'Hasaël; qu'Hasaël, touché de la sagesse et nois, leur dis-je d'abord, un homme de qui je tiens de la vertu de son esclave, en avoit fait son contout ce que vous avez estimé en moi; c'est sa sa-seil et son meilleur ami; que cet esclave mis en ligesse, et non pas la mienne, qui vient de parler; berté étoit le même qui venoit de refuser d'être il m'a inspiré toutes les réponses que vous venez roi; et qu'Hasaël étoit venu de Damas en Syrie, d'entendre. pour s'instruire des lois de Minos, tant l'amour de la sagesse remplissoit son cœur.

En même temps toute l'assemblée jeta les yeux sur Mentor, que je montrois, le tenant par la main. Je racontois les soins qu'il avoit eus de mon enfance, les périls dont il m'avoit délivré, les malheurs qui étoient venus fondre sur moi dès que j'avois cessé de suivre ses conseils.

D'abord on ne l'avoit point regardé, à cause de ses habits simples et négligés, de sa contenance modeste, de son silence presque continuel, de son air froid et réservé. Mais quand on s'appliqua à le regarder, on découvrit dans son visage je ne sais quoi de ferme et d'élevé; on remarqua la vivacité de ses yeux, et la vigueur avec laquelle il faisoit jusqu'aux moindres actions. On le questionna; il fat admiré : on résolut de le faire roi. Il s'en défendit sans s'émouvoir: il dit qu'il préféroit les douceurs d'une vie privée à l'éclat de la royauté; que les meilleurs rois étoient malheureux en ce qu'ils ne faisoient presque jamais les biens qu'ils vouloient faire, et qu'ils faisoient souvent, par la surprise des flatteurs, les maux qu'ils ne vouloient pas. Il ajouta que si la servitude est misérable, la royauté ne l'est pas moins, puisqu'elle est une servitude déguisée. Quand on est roi, disoit-il, on dépend de tous ceux dont on a besoin pour se faire obéir. lleureux celui qui n'est point obligé de commander! Nous ne devons qu'à notre seule patrie, quand elle nous confie l'autorité, le sacrifice de notre liberté, pour travailler au bien public.

3.

:

Les vieillards dirent à Hasaël : Nous n'osons vous prier de nous gouverner, car nous jugeons que vous avez les mêmes pensées que Mentor. Vous méprisez trop les hommes pour vouloir vous charger de les conduire d'ailleurs vous êtes trop détaché des richesses et de l'éclat de la royauté, pour vouloir acheter cet éclat par les peines attachées au gouvernement des peuples. Hasaël répondit : Ne croyez pas, ô Crétois, que je méprise les hommes. Non, non je sais combien il est grand de travailler à les rendre bons et heureux; mais ce travail est rempli de peines et de dangers. L'éclat qui y est attaché est faux, et ne peut éblouir que des ames vaines. La vie est courte; les grandeurs irritent plus les passions qu'elles ne peuvent les contenter: c'est pour apprendre à me passer de ces faux biens, et non pas pour y parvenir, que je suis venu de si loin. Adieu : je ne songe qu'à retourner dans une vie paisible et retirée, où la sagesse nourrisse mon cœur, et où les espérances qu'on tire de la vertu, pour une autre meilleure vie après la mort, me consolent dans les chagrins de la vieillesse. Si j'avois quelque chose à souhaiter, ce ne seroit pas d'être roi, ce seroit de ne me séparer jamais de ces deux hommes que vous voyez.

Enfin les Crétois s'écrièrent, parlant à Mentor: Dites-nous, ô le plus sage et le plus grand de tous

qui a montré son courage non-seulement contre les flèches et contre les dards, mais contre l'affreuse pauvreté; qui a méprisé les richesses acquises par la flatterie; qui aime le travail; qui sait combien l'agriculture est utile à un peuple; qui déteste le faste; qui ne se laisse point amollir par un amour aveugle de ses enfants; qui aime la vertu de l'un, et qui condamne le vice de l'autre; en un mot, un homme qui est déja le père du peuple. Voilà votre roi, s'il est vrai que vous desiriez de faire régner chez vous les lois du sage Minos.

Tout le peuple s'écria: Il est vrai, Aristodème est tel que vous le dites; c'est lui qui est digne de régner. Les vieillards le firent appeler : on le chercha dans la foule, où il étoit confondu avec les derniers du peuple. Il parut tranquille. On lui déclara qu'on le faisoit roi. Il répondit: Je n'y puis consentir qu'à trois conditions: la première, que je quitterai la royauté dans deux ans, si je ne vous rends meilleurs que vous n'êtes, et si vous résistez aux lois; la seconde, que je serai libre de continuer une vie simple et frugale; la troisième, que mes enfants n'auront aucun rang; et qu'après ma mort on les traitera sans distinction, selon leur mérite, comme le reste des citoyens.

les mortels, dites-nous donc qui est-ce que nous pouvons choisir pour notre roi nous ne vous laisserons point aller que vous ne nous ayez appris le choix que nous devons faire. Il leur répondit: Pendant que j'étois dans la foule des spectateurs, j'ai remarqué un homme qui ne témoignoit aucun empressement : c'est un vieillard assez vigoureux. J'ai demandé quel homme c'étoit; on m'a répondu qu'il s'appeloit Aristodème. Ensuite j'ai entendu qu'on lui disoit que ses deux enfants étoient au nombre de ceux qui combattoient; il a paru n'en avoir aucune joie : il a dit que pour l'un il ne lui souhaitoit pas les périls de la royauté, et qu'il aimoit trop la patrie pour consentir que l'autre régnât jamais. Par là j'ai compris que ce père aimoit d'un amour raisonnable l'un de ses enfants qui a de la vertu, et qu'il ne flattoit point l'autre dans ses déréglements. Ma curiosité augmentant, j'ai demandé quelle a été la vie de ce vieillard. Un de vos citoyens m'a répondu : Il a long-temps porté les armes, et il est couvert de blessures; mais sa vertu sincère et ennemie de la flatterie l'avoit rendu incommode à Idoménée. C'est ce qui empêcha ce roi de s'en servir dans le siége de Troie il craignit un homme qui lui donneroit de sages conseils qu'il ne pourroit se résoudre à suivre; il fut même jaloux de la gloire que cet homme ne manqueroit pas d'acquérir bientôt ; il oublia tous ses services; il le laissa ici, pauvre, méprisé des hommes grossiers et lâches qui n'estiment que les richesses, mais content dans sa pauvreté. Il vit gaîment dans un endroit écarté de l'île, où il cultive son champ de ses propres mains. Un de ses fils travaille avec lui; ils s'aiment tendrement; ils sont heureux. Par leur frugalité et par leur travail, ils se sont mis dans l'abondance des choses nécessaires à une vie simple. Le sage vieillard donne aux pauvres malades de son voisinage tout ce qui lui reste audelà de ses besoins et de ceux de son fils. Il fait travailler tous les jeunes gens; il les exhorte, il les instruit; il juge tous les différends de son voisi nage; il est le père de toutes les familles. Le malheur de la sienne est d'avoir un second fils qui n'a voulu suivre aucun de ses conseils. Le père, après l'avoir long-temps souffert pour tâcher de le cor-traignit d'attendre. Il nous vit partir; il nous em riger de ses vices, l'a enfin chassé : il s'est abandonné à une folle ambition et à tous les plaisirs.

Voilà, ô Crétois, ce qu'on m'a raconté : vous devez savoir si ce récit est véritable. Mais si cet homme est tel qu'on le dépeint, pourquoi faire des jeux? pourquoi assembler tant d'inconnus ? Vous avez au milieu de vous un homme qui vous connoit et que vous connoissez; qui sait la guerre:

A ces paroles, il s'éleva dans l'air mille cris de joie. Le diadème fut mis par le chef des vieillards gardes des lois, sur la tête d'Aristodème. On fit des sacrifices à Jupiter et aux autres grands dieux. Aristodème nous fit des présents, non pas avec la magnificence ordinaire aux rois, mais avec une noble simplicité. Il donna à Hasaël les lois de Minos écrites de la main de Minos même; il lui donna aussi un recueil de toute l'histoire de Crète, depuis Saturne et l'âge d'or; il fit mettre dans son vaisseau des fruits de toutes les espèces qui sont bonnes en Crète et inconnues dans la Syrie, et lui of frit tous les secours dont il pourroit avoir besoin.

Comme nous pressions notre départ, il nous fil préparer un vaisseau avec un grand nombre de bons rameurs et d'hommes armés; il y fit mettre des habits pour nous et des provisions. A l'instan même il s'éleva un vent favorable pour aller à Itha que ce vent, qui étoit contraire à Hasaël, le con

brassa comme des amis qu'il ne devoit jamai revoir. Les dieux sont justes, disoit-il, ils voien une amitié qui n'est fondée que sur la vertu : u jour ils nous réuniront; et ces champs fortunés où l'on dit que les justes jouissent après la mot d'une paix éternelle, verront nos ames se rejoin dre pour ne se séparer jamais. O si mes cendre pouvoient aussi être recueillies avec les vôtres!..

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