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l'Orient. Trois siècles encore, et les peuples entraînés par la puissance des émotions religieuses, se précipitent vers les rives du Jourdain; l'Europe pèse sur un point de la Palestine, et l'Asie étoit délivrée s'il se fût trouvé un grand homme. Trois nouveaux siècles s'écoulent; la ville de Constantin qui, par un schisme imprudent, s'étoit séparée de l'unité européenne, tombe avec la Grèce devant Mahomet second; le terrible Soliman pénètre dans l'Italie, et l'Europe frappée d'aveuglement semble l'appeller à consommer sa ruine en déchirant de ses propres mains le pacte religieux qui étoit le principe de sa force. Heureusement elle trouva Charles Quint pour la défendre contre les barbares, et François I. pour la défendre contre Charles Quint. Mais la réforme de Luther l'avoit divisée en deux camps ennemis qui, pendant trois siècles, ne posèrent presque jamais les armes et ces trois siècles se sont terminés enfin par la dissolution de l'état social, partout où le christianisme n'étoit plus qu'un vain simulacre.

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La réforme de Luther n'a point été jugée encore avec la souveraine impartialité de l'histoire ; ainsi P'opinion d'un illustre contemporain ne doit être ni sans intérêt, ni sans autorité. Montaigne, en effet, qui n'a étudié l'homme avec tant de patience que pour dévoiler toute la profondeur de ses misères, et qui juge les fautes et les vertus sans prévention comme sans enthousiasme, qui, enfin, par l'indépendance autant que par la franchise de sa pensée, étoit enclin naturellement à la

censure de tout ce qui fut si violemment attaqué dans son siècle, sera cru sans doute s'il juge les réformateurs avec la plus énergique sévérité. Mais oublions des événemens qui appartiennent plus à l'histoire qu'à notre sujet, et suivons Montaigne qui va enfin se livrer au penchant de son génie.

Déjà il avoit quitté la magistrature. Il s'étoit marié à l'âge de 33 ans ; et son père lui abandonnant le château de Montaigne à l'occasion de ce mariage, favorisa son goût pour la tranquillité, pour la retraite et pour la philosophie; mais en peu d'années il s'étoit vu frappé dans ses affections les plus chères : d'abord dans son ami, bientôt dans son père, dans ses enfans et dans sa patrie. A quarante ans la vie a peu d'illusions, et l'homme éclairé qui a le malheur de vivre dans un siècle corrompu, est naturellement porté à s'isoler, à se créer comme une solitude au milieu de lui-même. Le mépris que lui inspirent ses contemporains s'étend peu à peu sur tous les hommes; entouré d'erreurs, de scandales ou de crimes, s'il résiste à la contagion qui l'environne, peut-être il cessera enfin de croire à la vertu. Pareil à celui qui, appellé souvent au lit des mourans, n'aperçoit plus l'étincelle d'immortalité qui anime encore la poussière dont il ne voit que la dissolution : tel fut trop souvent Montaigne écrivant son livre des Essais.

Avant d'examiner ce livre extraordinaire qui nous représente l'homme sous des rapports si affligeans, qui nous montre le cœur humain enveloppé tout entier dans l'égoïsme, il faut peut-être

se demander quelle étoit la philosophie de Montaigne ; eut-il d'autre philosophie que le scepticisme, et enfin quel étoit le scepticisme de Montaigne ?

On a beaucoup vanté la puissance du doute: instrument utile s'il est sagement employé, c'està-dire s'il est uniquement appliqué aux sciences naturelles. Mais si vous le faites servir dans les choses morales, le scepticisme n'est plus qu'un instrument de destruction, à-peu-près comme ces verres merveilleux avec lesquels vous parvenez à dissoudre les diamans les plus purs. C'est ainsi en un mot que, sous le miroir destructeur du sceptique, les vérités morales les plus solides et les plus brillantes s'évanouissent.

Le scepticisme n'est qu'une foiblesse de l'esprit humain qui se courbe sous le poids des vérités qu'il ne peut supporter: triste systême de probabilité négative qui ôte à la vie toute sa dignité, toutes ses consolations et toutes ses espérances. Loin de moi, dira le sceptique, la pensée qu'un Dieu n'existe pas! Moi, foible atôme, jetté dans les espaces de l'immensité, j'irois donner des bornes à l'infini! Dieu existe sans doute et j'aime à le croire; cet ordre si régulier, si universel, excite sans cesse mon admiration et doit être la manifestation extérieure d'une intelligence suprême; 'mais pourquoi ne seroit-il pas une loi de l'univers lui-même, une modification nécessaire de cet univers, dont la seule existence me prouve aussi la nécessité., ... Homme pusillanime! suis du moins

le vol de ta pensée ; elle t'élevera malgré toi-même au-delà de cet univers qui ne pense point et qui ne peut t'avoir donné cette pensée qu'il n'a pas. Oui, dira-t-il encore, ma pensée prouve que l'homme est une créature intelligente, et mon ame est sans doute une émanation de la sagesse incréée. Toutes ces espérances magnifiques d'immortalité plaisent à mon cœur et agrandissent mon imagination. Cependant qu'étois-je avant de naître? que serai-je après ma mort? que devient cette ame dont là grandeur m'étonne, dont la foiblesse m'effraie tour à tour? Elle fut créée sans doute pour être immortelle; mais la matière ne peut-elle recevoir de son auteur cette faculté de penser qui enfin semble naître, se modifier et se dissoudre avec elle ?... Ah! laissons de pareils doutes, résolus taut de fois. Ici la sagesse n'est pas de douter, mais de croire; et sur ces grandes questions qui intéressent l'ordre, le bonheur et les destinées du genre humain, la Raison, dit Bayle lui-même, n'estpropre qu'à faire connoitre à l'homme ses ténèbres, son impuissance et la nécessité d'une révélation.

C'est ainsi que, dans le sein du paganisme,

Platon demandoit si l'homme ne trouveroit pas enfin quelque promesse divine, quelque révélation, pour lui aider à traverser, comme sur un vaisseau qui ne craint point les tempêtes, la mer orageuse de cette vie! Oui, divin Platon, elle existoit cette promesse céleste que tu inyoquois par toute la puissance de ton génie; elle étoit promise. cette révé

lation sans laquelle notre cœur et notre esprit s'égarent chacun dans un abyme; et ton ame, qui pressentoit le christianisme avant qu'il fût notifié au monde, oui, ton ame étoit créée immortelle.

Mais tel ne fut point le scepticisme de Montaigne. En vain ses adversaires s'écrient que son génie est de tout risquer, bon sens, religion, conscience, doctrine, pour faire valoir une pensée forte et une expression hardie. Tous les reproches, et nous ne voulons pas même dissimuler les plus graves, tous les reproches d'impiété tombent devant ce fait avéré, que s'il a souvent écrit sur des matières spéculatives, suivant les maximes d'une philosophie purement payenne il s'est toujours prononcé nettement sur sa religion; et qu'en un mot il a vécu, il a pensé, il a écrit et il est mort en professant la foi de ses pères. Si l'évidence d'un fait aussi positif n'est pas démontrée par Montaigne lui-même, quel nom donner à cette franchise, à cette probité, à cette candeur qui l'a toujours caractérisé? Croirat-on qu'il fut tour à tour impie comme Lucrèce, et superstitieux comme le plus obscur pélerin de Lorette? ou enfin devons-nous retrouver en lui ce Gnostique fameux qui, dans les murs d'Alexandrie, osant revêtir le double sacerdoce de l'idolatrie et du christianisme, parvint à l'horrible bonheur d'envelopper son' hypocrisie sous le manteau du génie et de la vertu ?

Le devoir du panégyriste n'est point de faire l'apothéose de son héros, ni d'adorer téméraire

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