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P. IVAN DE MARIANA DE LA COMPAÑIA DE IESVS DE EDAD DE 88 AÑOS I 72 DE RELIGION

(Portrait conservé à la Biblioteca Provincial de Tolede)

PRÉFACE

Je crois pouvoir dire que je n'ai apporté à ce travail aucune idée préconçue touchant la valeur de mon auteur comme historien. C'était surtout le penseur que j'aurais d'abord voulu prendre pour objet d'une étude, même après celles dont il a été l'objet, les deux principales qui lui ont été consacrées, c'est-à-dire le Discurso preliminar que Pi y Margall a mis en tête des Obras del Padre Juan de Mariana1 dans la Bibliothèque Rivadeneyra, et El Padre Juan de Mariana y las Escuelas liberales du P. Francisco de Paula Garzón, me paraissant être surtout des œuvres de parti pris et de combat, et ni la thèse déjà ancienne de Ch. Labitte, De jure politico quid senserit Mariana, ni le très intéressant article de M. A. Duméril, Un publiciste de l'ordre des jésuites calomnié, n'épuisant la matière. Je n'ai pas tardé à m'apercevoir que les travaux historiques de Mariana n'étaient pas appréciés à leur valeur, au grand dommage de la réputation non seulement de Mariana lui-même, mais de l'érudition espagnole, qui, à la fin du XVI siècle, ne mérite certes pas le mépris. Combien le mépris serait injuste, j'en suis convaincu à présent, et j'espère en convaincre le lecteur. J'ai donc été amené à considérer surtout, dans l'auteur du De rege et de l'Historia general de España, l'historien; et de proche en proche j'ai fini par étudier, dans la mesure qui m'était possible, à peu près tous ses prédécesseurs. Si ce projet avait été conçu d'un seul coup, il mériterait d'être qualifié, chez moi du moins, d'inconsidéré. Mais je ne l'ai formé qu'au fur et à mesure que j'ai compris l'impossibilité de séparer un ouvrage comme l'Histoire générale d'Espagne de ceux qui l'ont préparé et rendu possible.

De même qu'à l'étranger on ne fait pas assez de cas de l'érudition espagnole, on est habitué en Espagne à regarder comme le moindre titre de Mariana à l'admiration sa science et sa critique. Cela vient de ce qu'on se méprend sans doute sur ce qu'il a voulu faire en écrivant l'Histoire d'Espagne, de ce qu'on le juge uniquement par elle, enfin de

1. Voir pour le titre complet de tous les ouvrages cités dans le texte ou en note, la Bibliographie qui se trouve à la fin du volume.

ce qu'on ne prend pas la peine d'examiner ce qu'elle vaut et ce que valent les critiques dont elle a été l'objet.

Aujourd'hui, l'usage du latin semblerait impliquer des prétentions exclusivement scientifiques, car celle langue internationale des huma-nistes a cessé d'être une langue de lettrés pour ne plus constituer qu'une sorte d'esperanto » à l'usage des érudits. Mais, au temps de Mariana, le latin était un idiome littéraire, et pour beaucoup, pour Mariana cerlainement, l'idiome littéraire par excellence. Tout homme cultivé le lisait et l'écrivait. Certains Espagnols, comme Pérez de Oliva el Morales, prétendaient même qu'on s'en servait chez eux beaucoup trop1. Il est vrai que Mariana se plaignait qu'on l'ignorât généralement en Espagne. Mais les deux plaintes pouvaient être également fondées. Quoi qu'il en soit, on trouvait naturel d'écrire en lalin une œuvre où l'on ne cherchait pas précisément à faire œuvre de science. Au surplus, en adoptant d'abord le latin pour la rédaction de l'Histoire d'Espagne, Mariana se conformait non seulement aux habitudes contemporaines, mais aux siennes propres. Tout ce qu'il a écrit, ou à peu près, il l'a écrit en premier lieu, sinon exclusivement, en latin. Ses brouillons en font foi. C'est en latin, et en latin seulement, qu'il a écrit le De rege et regis institutione; de même pour le De ponderibus et mensuris, travail purement scientifique d'ailleurs. C'est en latin qu'il a dû écrire d'abord le De spectaculis et le De monetae mutatione, qui n'intéressaient pourtant pas les seuls latinisants; et des sept traités latins publiés en 1609, ceux-là seuls semblent avoir été traduits par lui.

D'autre part, l'emploi du latin permettait seul à Mariana de réaliser son dessein, qui était en quelque sorte d'exporter l'histoire de son pays, de faire pénétrer parmi les étrangers la connaissance « de los principios y medios por donde se encamino a la grandeza que hoy tiene »a. Il réalisait ainsi le vœu de son illustre compatriote, le philosophe platonicien Sebastián Fox Morcillo, qui, dans son De Historiae institutione, paru en 1557, demandait qu'on employât le latin pour rédiger l'Histoire d'Espagne, afin de la faire connaître de toutes les nations et d'arracher les Espagnols à la honte de n'avoir pas d'histoire classique3. » Depuis que Fox Morcillo écrivait ces lignes, les Espagnols avaient vu paraître, en 1572, les quatre in-folios du Compendio ystorial de España dus au Guipuzcoan Garibay, et de 1574 à 1586 la continuation de la Coronica general de España par Ambrosio de Morales, laquelle s'arrête en 1037, avec la réunion du Léon et de la Castille. Mais les érudits étrangers qui ne lisaient pas l'espagnol en étaient réduits à la

1. Voir la Préface de Morales aux œuvres de Pérez de Oliva, dans la Bibl. Rivadeneyra, t. LXV.

2. Prologue de l'Historia.

3. Voir Menéndez Pelayo, Hist. de las ideas estéticas en España, t. III, p. 292, où ce passage est cité.

collection des Rerum hispanicarum scriptores formée par l'Anglais Robert Beale et publiée à Francfort en 1579: ils y trouvaient les Histoires de Rodrigue de Tolède, l'Historia hispanica de Rodrigo Sánchez, l'Anacephalaeosis d'Alphonse de Carthagène, le De Rebus Hispaniae du Sicilien Lucio Marineo, l'Hispaniae Chronicon du Flamand Jean Vassée et le De rebus gestis regum Hispaniae de Francisco Tarafa, œuvres ou anciennes ou inachevées ou insuffisantes. Il manquait une histoire générale d'Espagne complète et moderne écrite dans la langue universelle.

Nous ne devons donc pas perdre ceci de vue: un simple ouvrage de vulgarisation, à l'usage des étrangers, voilà ce que Mariana a voulu faire en écrivant les Historiae de Rebus Hispaniae libri XXX; un simple ouvrage de vulgarisation à l'usage de ses compatriotes, voilà ce qu'il a voulu faire en se traduisant. Son seul but, déclare-t-il, a été non pas « d'écrire l'Histoire d'Espagne », mais de « mettre en ordre et en bon style les malériaux recueillis par d'autres »1. Sans doute, c'était là un programme impraticable, parce qu'il était prématuré. Comment se contenter de mettre en ordre et en bon style les données fournies par d'autres, alors qu'un si grand nombre de ces données étaient non seulement peu sûres, ou certainement fausses, mais contradictoires? Forcément, il fallait donc, en dépit de la modestie avec laquelle il avait conçu son rôle, que Mariana fit œuvre d'historien, c'est-à-dire d'érudit, de chercheur et de critique; et nous verrons dans quelle mesure il a su remplir une telle obligation. Il n'en est pas moins vrai qu'en principe, aussi bien quand il rédigea son texte latin que lorsqu'il le mit en langue vulgaire, ce n'était pas précisément un ouvrage scientifique qu'il prenait sur lui d'écrire. On ne voit pas qu'il ait eu l'ambition de tirer au clair toutes les questions relatives au passé national, comme un siècle ou deux plus tard devaient se proposer de le faire, pour l'histoire ecclésiatique de l'Espagne, Flórez et Risco. Il a marché devant lui, sans s'arrêter toujours aux difficultés.

Simplement destinée aux lettrés de tous les pays, l'Histoire générale d'Espagne a été jugée par les érudits comme une œuvre d'érudition. C'était honorable, mais dangereux pour l'auteur. D'autre part, la réputation qu'elle acquit de bonne heure, et qui l'a consacrée pour longtemps comme l'histoire définitive de l'Espagne, devait rendre plus exigeante la critique. On a tenu rigueur à Mariana pour des assertions erronées ou contestables, ce qui était juste; mais on aurait dû tenir compte de la nature et des difficultés de son entreprise. Et malheureusement les jugements portés sur les historiens sont d'ordinaire sans

1. « Verdad es que yo no pretendi hazer la historia de España sino poner en estilo lo que otros auian juntado. » (Lettre à Ferrer, ms. Egerton 1874, n° 48; voir l'app. V, 1.) · - «Mi intento no fue hacer historia, sino poner en orden y estilo lo que otros habian recogido. » (Réponse à Mantuano, p. XCIII du tome I de l'éd. de Valence.)

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