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Les voiles sont déchirés. Le monde de lumière s'ouvre. Jeanne va être, suivant la promesse, « délivrée par grande victoire! » La fille des Gaules a compris la DÉLIVRANCE DE LA MORT. L'âme peut partir maintenant'.

La flamme montait. L'Advenu et Isambard ne l'apercevaient pas. Ils ne voyaient que Jeanne. Ce fut elle qui vit le péril pour eux et qui les fit descendre. Les deux moines restèrent au pied du bûcher, qui les purifiait du reflet de ses flammes, et tinrent, jusqu'à la fin, la croix de Saint-Sauveur élevée devant les yeux de la martyre... On n'entendit plus que des invocations entrecoupées de cris arrachés par l'horrible tourment d'une longue agonie. L'échafaud, construit en plâtre, avait été élevé à une hauteur inusitée, pour que la flamme fût plus lente à envelopper la condamnée et que le supplice durât plus longtemps 2. On n'entrevoyait plus Jeanne qu'à travers des nuages de fumée. Soudain, le vent écarta ces tourbillons ardents. Jeanne poussa un cri terrible, le cri du Messie expirant sur la croix : « Jésus!» puis elle pencha la tête, et rendit son âme au Dieu qui l'avait envoyée.

Un soldat anglais, qui la haïssait « merveilleusement », avait juré de mettre de sa main un fagot dans le bûcher, quand on la brûlerait. Tandis qu'il exécutait son serment, Jeanne jeta ce dernier cri qui fit retentir toute la place. L'Anglais tomba en défaillance. Il avait cru voir, à l'instant où Jeanne rendit l'âme, « partir de la terre de France » et s'envoler au ciel une colombe blanche, la Colombe du Saint-Esprit 3.

debat per easdem voces fuisse deceptam, et quod revelationes quas habuerat, ex Deo erant. Déposition de Martin L'Advenu. Procès, t. III, p, 170. L'Advenu n'avait rien dit en 1450, rien en 1452; il se décida enfin à acquitter sa conscience lors de la dernière enquête, en 1456 Jusque-là, Isambard et lui s'étaient également abstenus de rien dire, et sur la rétractation du matin, et sur la confirmation de la mission à l'heure de la mort. Pour comprendre l'effort que dut se faire l'Advenu, il faut se rappeler qu'il avait signé, comme Isambard, comme tous, la condamnation des révélations de la Pucelle.

1. M. Michelet a eu la gloire de comprendre, le premier, les alternatives morales et la fin de Jeanne. Le tableau de la mort de la Pucelle et les considérations qui suivent sont vraiment admirables dans son livre. C'est lui, aussi, qui a dit, le premier, avec une profonde pénétration, pourquoi il avait été naturel que la France fùt sauvée par une femme. v. ci-dessus, p. 134.

2. Procès, t. II, p. 9.

3. Exeuntem de Francia. Déposition d'Isambard de La Pierre, t. II, p. 352. Ce fut à Isambard que cet homme alla raconter sa vision.

(1431)

MORT DE JEANNE.

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Ainsi finit cette femme à laquelle les fastes du genre humain ne présentent rien de comparable. Elle n'avait pas vingt ans.

Ce qu'elle a fait est prodigieux: qu'est-ce donc, lorsque l'on pense à ce qu'elle eût pu faire! Son bras a été si puissant, que ce qu'elle a ébranlé et à demi renversé, la domination étrangère, ne se raffermira plus; que ce qu'elle a relevé et comme fondé à nouveau, la nationalité, ne s'écroulera plus jamais. Que serait-ce si elle n'eût été arrêtée, au milieu de sa victorieuse carrière, par la plus monstrueuse ingratitude dont l'histoire ait offert l'exemple! On peut croire, sans témérité, qu'elle eût achevé la délivrance de la France en une seule campagne!

La France, ainsi affranchie sous les auspices de la plus haute inspiration religieuse qui ait brillé sur l'Occident, sacrée par ce pur baptême qui n'avait été donné à aucune nation, se fùt élancée, dans toute sa force et sa liberté, vers ses destinées nouvelles.

La France, apparemment, n'avait pas mérité tant de bonheur et de gloire. On put dire du Messie de la France comme du FILS DE L'HOMME IL EST VENU PARMI LES SIENS, ET LES SIENS NE L'ONT

PAS CONNU.

La France eût pu être délivrée d'un élan divin et en un moment la délivrance ne s'achèvera que par des moyens tout humains, lentement, douloureusement, à travers de cruelles souffrances populaires, dans d'équivoques et périlleuses conditions morales et politiques, et aboutira non point à une société plus libre, mais au renouvellement et à l'organisation plus énergique de la monarchie arbitraire, à l'étouffement de toute institution libre au centre de l'État. La France grandira, mais dans une voie où le progrès social sera chèrement acheté, et où le génie national, tout en perfectionnant de précieuses facultés, contractera bien des habitudes funestes.

L'œuvre de Jeanne accomplie eût pu avoir des conséquences qui éblouissent la pensée. Toute mutilée qu'elle est, elle reste le plus grand événement de notre histoire jusqu'à la révolution française.

Le procès de la Pucelle n'a pas une moins haute signification que sa mission guerrière. A Orléans, elle avait combattu pour sauver son peuple. A Rouen, c'est encore la France, en même

temps que la conscience humaine, qu'elle sert en opposant si grandement l'inspiration à l'autorité, et le libre génie gaulois à ce clergé romain qui veut prononcer en dernier ressort sur l'existence de la France. Par elle, le génie mystique revendique, dans notre patrie, les droits de la personne humaine avec la même force que l'a déjà fait et que le fera encore le génie philosophique; un lien secret unit les développements les plus divers de la pensée et du sentiment; la même âme, la grande âme de la Gaule, éclose dans le Sanctuaire du Chêne, éclate également dans le libre arbitre de Lérins et du Paraclet, dans la souveraine indépendance de l'inspiration de Jeanne et dans le Moi de Descartes.

En condamnant Jeanne, la doctrine du moyen âge, la doctrine d'Innocent III et de l'inquisition, comme le vieux pharisaïsme, quatorze siècles auparavant, en condamnant le Christ, a prononcé sa propre condamnation. Elle avait d'abord brûlé des sectaires qui professaient des croyances étrangères au christianisme, puis des dissidents qui enseignaient une pure morale chrétienne; maintenant, elle vient de brûler un prophète, un messie! L'Esprit s'est retiré d'elle. C'est désormais en dehors d'elle et contre elle que s'opéreront les progrès de l'humanité et les manifestations du gouvernement de la Providence sur la terre.

La mémoire de Jeanne subira de grandes vicissitudes, parallèles aux révolutions de l'esprit de la France. Trahie en haut, pleurée en bas plus que comprise, puis réhabilitée officiellement par la politique, qui entasse les nuages sur sa mission et sur son caractère, réhabilitation qui entraîne la chute de l'inquisition en France', Jeanne sera méconnue et outragée, au seizième siècle, par le scepticisme des historiens politiques formés à l'école de Machiavel; puis, défendue par d'autres écrivains avec plus de zèle

1. Ce fut là encore un des bienfaits de Jeanne. L'horrible tribunal, profondément ébranlé par le procès de réhabilitation / 1456), fut achevé par un autre procès dont nous parlerons plus loin (1461). Il ne put jamais se relever chez nous, même dans les plus sauvages fureurs des Guerres de Religion au seizième siècle. V. Quicherat, Aperçus nouveaux, p. 154-155. La réhabilitation, œuvre de la politique, fut, il faut bien le dire, quelque chose de dérisoire au point de vue religieux. Une réhabilitation! quand il s'agit de la plus éclatante sainteté de l'histoire, et quand la canonisation était prodiguée à des renommées contestables et à de vulgaires ascétes!

[1431]

JEANNE LA FRANCE INCARNÉE.

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que de lumières, elle restera longtemps enveloppée d'une sorte de crépuscule, froidement honorée des uns, raillée des autres, incomprise de tous. La conscience de la France, obscurcie par la longue habitude d'une histoire de convention, qui personnifie la nation dans ses rois, méconnaîtra les personnifications véritables du génie national, et surtout la plus grande de toutes. L'esprit classique du dix-septième siècle, l'esprit critique du dix-huitième, seront également impuissants à percer ce mystère. La France moderne, absorbée par la Renaissance, oubliera sa libératrice, comme son art national, comme sa vieille poésie, comme ses vrais ancêtres les Gaulois, qu'elle sacrifie à ses maîtres, aux Grecs et aux Romains! elle repoussera Jeanne avec ses bourreaux dans ce moyen âge qu'elle proscrit en masse sans le connaître.

Les temps changeront la justice viendra. Après l'immense révolution qui déracine et précipite dans l'abîme le passé tout entier, toutes les traditions renaîtront, mais dégagées de leurs voiles, comme dans un vaste jubilé de l'histoire. L'œil de la France, alors, s'ouvrira sur tout ce passé qui semblait anéanti, et qui, on peut le dire, commence seulement d'exister pour elle, puisque, pour la première fois, elle le connaît et se connaît ellemême, pareille à un être qui, arrivé à un degré supérieur de l'existence, embrasse d'un regard toutes les phases de son développement.

Dans le temps comme dans l'espace, à mesure que la distance augmente, les points intermédiaires s'abaissent, et les grandes masses lointaines qu'ils cachaient se relèvent à l'horizon. Ainsi les grandes colonnes de la tradition se dégagent aujourd'hui de plus en plus parmi la multitude tumultueuse des faits, et montent de jour en jour vers le ciel. Deux figures colossales dominent toute notre histoire; loin, bien loin, à notre berceau, la vieille GAULE, notre mère; plus près de nous, sur les confins du moyen âge et de l'ère moderne, JEANNE DARC, la France incarnée.

LIVRE XXXVII.

GUERRES DES ANGLAIS (SUITE).

CHARLES-LE-BIEN-SERVI.

et en Lorraine.

LE CONSEIL DE FRANCE. Echecs en Beauvoisis Trêve avec la Bourgogne. Prise de Chartres par les Français. Échec de Bedford à Lagni. Rupture entre Bedford et le duc de Bourgogne. Conjuration de la belle-mère du roi avec le connétable contre La Trémoille, Chute de La Trémoille. Yolande d'Aragon. Agnès Sorel. Le Conseil du roi. Gouvernement d'Yolande d'Aragon, de Richemont et des ministres bourgeois. Jean Bureau. JACQUES COEUR. Insurrection des paysans normands.

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-

Paix avec la Bourgogne. Traité d'Arras. Cession de la Picardie, de Bar-surSeine, Auxerre et Mâcon au duc de Bourgogne. Mort de Bedford. - Nouvelle révolte en Normandie. Soulèvement des places de l'Ile de France contre les Anglais. Paris chasse les Anglais. La fausse Jeanne Darc. Le duc de Bourgogne en guerre avec les Anglais. Désordres des Flamands. Ils échouent au siège de Calais. Révolte de Bruges et guerre civile en Flandre. Dévastations des Écorcheurs. Efforts de Richemont contre eux. Prise de Montereau. Entrée Persévérance de Richemont.

du roi à Paris.

Désordre. Misère. Épidémie.

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Origine, fortune et influence de Jacques Cœur. Prise de Meaux. - ÉtatsGénéraux d'Orléans. LA TAILLE FIXE ET PERMANENTE. Avantages présents. Dangers de l'avenir. Marche vers l'arbitraire royal. Ordonnance pour une armée régulière et contre l'arbitraire féodal. Résistance des seigneurs et des écorcheurs. Les factieux mettent le dauphin (Louis XI) à leur tête. La Praguerie. Les rebelles comprimés. Procès du maréchal de Rez. - Affaires de l'Église. Lutte de la papauté et du concile de Bâle. Pragmatique sanction. — Répression du brigandage. Délivrance du duc d'Orléans. Prise de Pontoise. - Châtiment d'Armagnac. Trêve avec l'Angleterre.

1431-1444.

Les chefs du conseil d'Angleterre travaillèrent, avec une énergie désespérée, à tirer parti de leur affreuse victoire. Dès que Jeanne eut expiré, ils avaient fait éteindre le bûcher, afin que soldats et peuple vissent tout à leur aise ce corps à demi consumé1, et que personne ne pût croire « la sorcière de France »

1. Il faut voir le récit de l'universitaire mal à propos qualifié de Bourgeois de Paris, pour se faire une idée du cynisme et de la cruauté de ces pédants du quinzième siècle, que nous ne voyons que déguisés sous un décorum officiel dans les

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