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fine & de belle couleur, mais tout unis & fans broderie. Les repas y font fobres; on y boit peu de vin; le bon pain en fait la principale partie avec les fruits que les arbres offrent comme d'euxmêmes, & le lait des troupeaux. (a) Tout au plus on y mange un peu de groffe viande fans ragoût; encore même a-t-on foin de réferver ce qu'il y a de meilleur dans les grands troupeaux de bœufs, pour faire fleurir l'agriculture. Les maifons y font propres, commodes, riantes, mais fans ornements. La fuperbe architecture n'y eft pas ignorée, mais elle est réservée pour les Temples des Dieux, & les hommes n'oferoient avoir des maifons femblables à celle des immortels. Les grands biens des Crétois font la fanté, la force, le courage, la paix & l'union des familles, la liberté de tous les citoyens, l'abondance des chofes néceffaires, le mépris des fuperflues; l'habitude du travail, & l'horreur de l'oifiveté; l'émulation pour la vertu, la foumiffion aux loix, & la crainte des juftes Dieux.

Je lui demandai en quoi confiftoit l'autorité du Roi, & il me répondit: Il peut tout fur les peuples, mais les loix peuvent tout fur lui. Il a une puiffance abfolue pour faire le bien, & les mains liées dès qu'il veut faire le mal. Les loix lui confient les peuples comme le plus précieux de tous les dépôts, à condition qu'il fera le pere de fes fujets. Elles veulent qu'un feul homme serve par fa fageffe & par fa modération à la félicité de tant d'hommes; & non pas que tant d'hommes fervent par leur mifere & par leur fervitude lâche à flatter l'orgueil & la molleffe d'un feul homme. Le Roi ne doit rien avoir au-deffus des autres, excepté ce qui

(4) C'est ainfi que dans l'Iliade eft fervie la table d'Agamem non, d'Achille, & des autres Héros; il eft aifé de reconnoître où l'Auteur a puifé fes idées.

eft néceffaire, ou pour le foulager dans fes pénibles fonctions, ou pour imprimer aux peuples le refpect de celui qui doit foutenir les loix. D'ailleurs, le Roi doit être plus fobre, plus ennemi de la molleffe, plus exempt de fafte & de hauteur qu'aucun autre. Il ne doit point avoir plus de richeffes & de plaifirs; mais plus de fageffe, de vertu & de gloire que le refte des hommes. Il doit être au-dehors le défenseur de sa patrie, en commandant les armées; & au-dedans, le juge des peuples pour les rendre bons, fages & heureux. Ce n'eft point pour luimême que les Dieux l'ont fait Roi; il ne l'eft que pour être l'homme des peuples: c'eft aux peuples qu'il doit tout fon temps, tous fes foins, toute fon affection; & il n'eft digne de la Royauté, qu'autant qu'il s'oublie lui-même pour fe facrifier au bien public. Minos n'a voulu que fes enfants régnaffent après lui, qu'à condition qu'ils régneroient fuivant ces maximes. Il aimoit encore plus fon peuple que fa famille; c'est par une telle fageffe qu'il a rendu la Crete fi puiffante & fi heureufe. C'est par cette modération qu'il a effacé la gloire de tous les conquérants qui veulent faire fervir les peuples à leur propre grandeur, c'eft-à-dire à leur vanité. Enfin, c'est par fa justice qu'il a mérité d'être aux Enfers le fouverain juge des morts.

Pendant que Mentor faifoit ce difcours, nous abordâmes dans l'ifle. Nous vîmes le fameux Labyrinthe, ouvrage des mains de l'ingénieux Dédale, & qui étoit une imitation du grand Labyrinthe que nous avions vu en Egypte. Pendant que nous confidérions ce curieux édifice, nous vîmes le peuple qui couvroit le rivage, & qui accouroit en foule dans un lieu affez voifin du bord de la mer : nous demandâmes la caufe de leur empreffement, & voici ce qu'un Crétois, nommé Nauficrate, nous

raconta.

Idoménée, fils de Deucalion, & petit-fils de Minos, dit-il, étoit allé comme les autres Rois de la Grece au fiege de Troye. Après la ruine de cette ville, il fit voile pour revenir en Crete; mais la tempête fut fi violente, que le pilote de fon vaiffeau & tous les autres, qui étoient expérimentés dans la navigation, crurent que leur naufrage étoit inévitable. Chacun avoit la mort devant les yeux, chacun voyoit les abymes ouverts pour l'engloutir chacun déploroit fon malheur, n'efpérant pas même le trifte repos des ombres qui traverfent le Styx après avoir reçu la fépulture. Idoménée, levant les yeux & les mains vers le Ciel, invoquoit Neptune. O puiffant Dieu! s'écrioit-il, toi qui tiens l'empire des ondes, daigne écouter un malheureux: fi tu me fais revoir l'ifle de Crete malgré la fureur des vents, je t'immolerai la premiere tête qui fe présentera à mes yeux.

Cependant fon fils impatient de revoir fon pere, fe hâtoit d'aller au-devant de lui pour l'embraffer; malheureux, qui ne favoit pas que c'étoit courir à fa perte. Le pere, échappé à la tempête, arrivoit dans le port defiré : il remercioit Neptune d'avoir écouté fes voeux mais bientôt il fentit combien fes vœux lui étoient funeftes. Un preffentiment de fon malheur lui donnoit un cuifant repentir de fon vœu indifcret; il craignoit d'arriver parmi les fiens, & il appréhendoit de revoir ce qu'il avoit de plus cher au monde. Mais la cruelle Némefis, Déeffe impitoyable, qui veille pour punir les hommes, & fur-tout les Rois orgueilleux, pouffoit d'une main fatale & invifible Idoménée. Il arrive; à peine ofe-t-il lever les yeux; il voit fon fils: il recule faifi d'horreur; fes yeux cherchent, mais en vain, quelqu'autre tête moins chere qui puiffe lui fervir de victime. Cependant le fils fe jette à fon cou; & tout étonné que fon pere répond fi

inal à fa tendreffe, il le voit fondant en larmes. O mon pere! dit-il, d'où vient cette trifteffe? Après une fi longue abfence, êtes-vous fâché de vous revoir dans votre Royaume, & de faire la joie de votre fils? Qu'ai-je fait? Vous détournez vos yeux de peur de me voir. Le pere accablé de douleur ne répondit rien. Enfin, après de profonds foupirs, il dit : (a) Ah! Neptune, que t'ai-je promis? A quel prix m'as-tu garanti du naufrage? Rends-moi aux vagues & aux rochers, qui devoient en me brifant finir ma trifte vie; laiffe vivre mon fils. O Dieu cruel! tiens, voilà mon fang, épargne le fien. En parlant ainfi, il tira fon épée pour fe percer: mais tous ceux qui étoient auprès de lui, arrêterent fa main. Le vieillard Sophronyme, interprete des volontés des Dieux, lui affura qu'il pourroit contenter Neptune fans donner la mort à fon fils. Votre promeffe, difoit-il, a été imprudente les Dieux ne veulent point être honorés par la cruauté; gardez-vous bien d'ajouter à la faute de votre promeffe, celle de l'accomplir contre les loix de la nature; offrez cent taureaux plus blancs que la neige à Neptune; faites couler leur fang autour de fon autel couronné de fleurs faites fumer un doux encens en l'honneur de ce Dieu.

Idoménée écoutoit ce difcours la tête baiffée & fans répondre; la fureur étoit allumée dans fes yeux fon visage pâle & défiguré changeoit à tout moment de couleur; on voyoit fes membres tremblants. Cependant fon fils lui difoit: Me voici, mon pere; votre fils eft prêt à mourir pour ap

(a) Un des plus grands abus que l'on puiffe faire de la Religion, c'eft de pacifer avec le Ciel, & de mettre à prix les graces qu'on lui demande; c'eft faire de la Religion un fordide commerce, & un indigne trafic,

paifer le Dieu de la mer n'attirez pas fur vous fa colere : je meurs content, puifque ma mort vous aura garanti de la vôtre. Frappez, mon pere, ne craignez point de trouver en moi un fils indigne de vous, qui craigne de mourir.

En ce moment, Idoménée, tout hors de lui, & comme déchiré par les furies infernales, furprend tous ceux qui l'obfervoient de près; il enfonce fon épée dans le cœur de cet enfant, il la retire toute fumante & toute pleine de fang pour la plonger dans fes propres entrailles : il eft encore une fois retenu par ceux qui l'environnent. L'enfant tombe dans fon fang, fes yeux fe couvrent des ombres de la mort; il les entr'ouvre à la lumiere; mais à peine l'a-t-il trouvée, qu'il ne peut plus la fupporter. Tel qu'un beau lys au milieu des champs coupé dans fa racine par le tranchant de la charrue, languit & ne fe foutient plus, il n'a point encore perdu cette vive blancheur & cet éclat qui charme les yeux; mais la terre ne le nourrit plus, & fa vie eft éteinte. Ainfi le fils d'Idoménée, comme une jeune & tendre fleur, eft cruellement moif fonné dès fon premier âge. Le pere, dans l'excès de fa douleur, devient infenfible; il ne fait où il est, ni ce qu'il fait, ni ce qu'il doit faire; il marche chancelant vers la ville, & demande fon fils.

Cependant le peuple, touché de compaffion pour l'enfant, & d'horreur pour l'action barbare du pere, s'écrie que les Dieux juftes l'ont livré aux furies. La fureur leur fournit des armes; ils prennent des bâtons & des pierres; la difcorde fouffle dans tous les coeurs un venin mortel. Les Crétois, les fages Crétois oublient la fageffe qu'ils ont tant aimée; ils ne reconnoiffent plus le fils du fage Minos. Les amis d'Idoménée ne trouvent plus de falut pour lui, qu'en le ramenant vers fes vaiffeaux ils s'embarquent avec lui; ils fuyent à la

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