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cependant. La libre pensée comprimée dans l'enceinte des écoles et des conciles éclate et circule dans les rues, les carrefours, les hôtelleries et les châteaux. La poésie populaire entretient la foule des malheurs ou des scandales de la chrétienté, de la prise de Jérusalem, des querelles de la royauté et du saint-siége, de l'expulsion des Anglais, etc. Elle raconte à tous les prouesses de Roland ou les bons tours de maître Renart, et dans ce monde d'inégalités, de tyrannies et de priviléges, convoque à la fois les chevaliers et les serfs, les clercs et les bourgeois, au commun partage du rire et de l'admiration.

Depuis un siècle, les travaux et les documents sur le moyen âge se sont multipliés à l'infini. Des œuvres perdues dans la poussière, ensevelies sous le mortier et le badigeon, ont été rendues au jour : on s'est reporté avec ardeur vers ce vieux monde comme vers une énigme à déchiffrer; chacun a choisi son hiéroglyphe. Et pourtant que de fouilles restent encore à faire! Que de débris à relever avant d'avoir reconstruit tout l'édifice! On a déjà dépensé je ne sais combien de millions et d'années pour restaurer la seule basilique de Notre-Dame de Paris. Et qu'est-ce que Notre-Dame, après tout? Une page détachée et mutilée d'un grand poëme. Il y a trente ans bientôt, un des maîtres de la critique, M. Villemain, courant d'Italie en Espagne, de France en Angleterre, poussait en tous sens, à travers la nuit du moyen âge, quelques-unes de ces courtes et brillantes excursions, où, comme les dieux d'Homère, il est en trois pas au bout du monde. Avant lui déjà, d'autres explorateurs moins rapides, ou moins pressés d'arriver au but,

avaient frayé la route. Voués au travail par la règle de leur ordre, les disciples de saint Benoît, après avoir conquis à la culture les landes et les bruyères de l'ancienne Gaule, s'imposèrent la tâche non moins pénible de défricher le champ de notre vieille littérature. C'est au lendemain du xvio siècle, quand toutes les oreilles sont encore remplies du bruit de tant de chefs-d'œuvre, que commence modestement, à l'ombre du cloître, leur patriotique entreprise. Des difficultés imprévues vinrent en suspendre l'exécution : l'œuvre menaçait de rester inachevée, lorsque, en 1807, l'Académie des inscriptions et belles-lettres revendiqua l'héritage des Bénédictins : depuis elle l'a noblement continué. Les Daunou, les Raynouard, les Fauriel, les A. Duval, donnèrent l'exemple. D'autres leur ont succédé, les Victor Le Clerc, les Magnin, les Littré, les P. Paris, les F. Lajard, les Hauréau, etc., courageux volontaires de la science, dont le monde semble peu s'inquiéter, et qui s'inquiètent moins encore du monde. Cantonné dans un coin du passé, chacun d'eux s'est adjugé une part de l'œuvre collective, comme ces artistes du moyen âge qui passaient leur vie sous un auvent de planches, occupés à sculpter une des faces de la cathédrale, puis mouraient contents. Les heures s'écoulent, l'édifice monte lentement. Mais aussi quel légitime orgueil ils ont dû éprouver en posant la dernière pierre de ce XIIe siècle reconstruit tout entier par leurs mains! En somme, ces savants, ces écrivains peu soucieux du bruit et de la popularité, auront été les prévoyants et les habiles; ils auront gravé leur nom sur une œuvre séculaire, qui restera debout, quand tant d'autres petits livres fêlés, choyés, adulés un jour, seront rentrés dans l'ou

bli. C'est au pied de ce majestueux monument que nous déposons notre humble volume; puisse-t-il emprunter à ce voisinage un peu de la solidité et de la durée que la docte société communique à tous ses travaux ! ·

Dans la première partie de cette étude, jusqu'à la fin du XIIIe siècle, la précieuse collection de l'Histoire littéraire nous est venue bien souvent en aide. Si elle ne nous dispensait pas des recherches, elle nous aidait du moins à les diriger et à les contrôler. Nous n'avons eu qu'un rcgret, celui de connaître trop tard ce XXIIIo volume, rempli d'une science si profonde, où nous avons cependant encore largement puisé. Pour les deux siècles suivants (XIVe et XV), cet appui nous manquait; peut-être sera-t-il trop facile de s'en apercevoir. Dans cette longue traversée, où nous courions risque de nous égarer, il nous est arrivé par bonheur de rencontrer encore plus d'un guide à consulter. Ici c'était le grand historien poëte du moyen âge, le magicien dont la baguette a tiré de la poussière tant d'ombres évanouies, l'ingénieux et fantastique Michelet. Là un aimable érudit, un spirituel enfant de la Champagne, M. Géruzez, notre ancien professeur à l'École normale; près de lui un autre historien de la littérature française, M. Demogeot, vif et alerte coureur,

1. Le vingt-quatrième volume de l'Histoire littéraire a paru depuis, comprenant les discours préliminaires sur l'état des lettres et des arts au xive siècle, œuvre magistrale, où se trouvent associés deux noms illustres dans la science et dans la critique, ceux de MM. Victor Le Clerc et Ernest Renan. En 1869, l'Académie a publié le vingt-cinquième volume consacré surtout aux écrivains ecclésiastiques, et offrant peu de chose qui ait trait à notre sujet, sauf le roman de Baudouin de Sebourg. Enfin le vingt-sixièmc volume (1873), comprenant la dernière série des chansons de geste, et une partie des sermonnaires et des légistes du xive siècle, nous a fourni peu de documents relatifs à la satire.

auquel nous aurions laissé l'honneur et le fardeau de celte entreprise s'il eût donné suite à une courte ébauche publiée par lui, il y a dix ans. Nous n'omettrons pas non plus les travaux si consciencieux sortis de l'école des Chartes; les publications de MM. Leroux de Lincy, Francisque Michel, Monmerqué, Jubinal, P. Lacroix, Lacabane, Guessard, Michelant, d'Héricault, Montaiglon, Louandre, Bourquelot, Viollet-le-Duc, Didron, infatigables éditeurs, annotateurs, révélateurs du moyen âge1; les articles du Journal des Savants; enfin, la collection naissante du libraire Jannet. Pour nous, un caprice de curiosité nous avait poussé de ce côté; des voix amies nous ont engagé à persévérer. Il nous a semblé que notre peine ne serait pas tout à fait perdue, si ce modeste essai pouvait con. tribuer à populariser des études longtemps négligées, éclairer un coin de notre histoire, remettre en honneur quelques noms injustement tombés dans l'oubli, et reconstituer une part de l'héritage que nous a légué l'esprit gaulois. Au milieu de l'invasion générale des mœurs et des idées cosmopolites, entre le double flot du germanisme et de l'anglomanie, nous avons aimé à nous représenter encore une fois cette vieille France, qui s'en va tous les jours. Nous l'avons retrouvée partout la même, vive, légère, frondeuse, toujours bonne en dépit de ses fautes, sensée même dans ses folies: fille privilégiée, à qui le ciel a laissé, parmi tant d'épreuves accumulées, une consolation suprême, un remède à tous les maux, le don de rire et de chanter. Puisse-t-elle le garder longtemps!

1. Il nous faudrait aujourd'hui joindre à ces noms ceux de MM. Gaston Paris, P. Meyer, de Beaurepaire, Pey, Gasté, etc.

PRÉFACE

DE LA DEUXIÈME ÉDITION

En publiant, il y a longtemps déjà, ce premier volume de la Satire en France avec le concours d'un éditeur ami des lettres et de la jeunesse, je me proposais d'appeler l'attention et de provoquer la curiosité du lecteur sur certains points de notre histoire littéraire, trop oubliés peut-être dans l'enseignement officiel, et réservés jusqu'alors à un petit nombre d'initiés. Les trésors de science et de critique accumulés par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, restaient inconnus à bien des gens, qu'effraie à tort la simple vuc des in-folio. L'Allemagne, attentive à étudier et à publier nos vieux textes, nous donnait un exemple humiliant pour notre patriotisme. Elle profitait même parfois de l'occasion pour s'attribuer une part de notre héritage, et trouvait parmi nous des disciples trop complaisants ou trop dociles prêts à lui faire d'étranges concessions 1.

(1) Notamment sur la Chanson de Roland, où certains critiques français n'hésitent point à voir un sujet et un héros d'origine toute germanique. Abandon regrettable, contre lequel nous avons déjà protesté (Revue polit. et lit., 1871). Roland est bien un héros français par les sympathies, par le caractère, par le cœur, combattant à visage découvert, et ne ressemblant pas au Siegfried des Nibelungen, voilé de la Tarnkappe ou bonnet magique, qui le rend invisible. Nous dirons la même chose du Roman de Renart, que l'Allemagne nous dispute, et a tenté de ressaisir une dernière fois par la main de

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