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ses bons moments, n'était pas non plus l'ennemi du rire, pouvait bien laisser à ces honnêtes bourgeois de Dijon un Jour de liberté en échange d'une année d'obéissance, de devoirs fidèlement remplis et d'impôts exactement payés. Grâce à ces hauts patronages, la Mère Folle prospéra et survécut même à sa sœur la Mère Sotte de Paris. La société avait son budget, ses archives, sa garde d'honneur, son char armorié son étendard et son grand sceau avec sa devise: Stultorum numerus est infinitus. Elle constituait dans le pays une véritable puissance: sa juridiction s'étendait sur les gens de tous états. Dès qu'un scandale public ou privé, mariage ridicule, querelle conjugale, séduction clandestine, mettait en émoi la cité, l'infanterie dijonnaise était sur pied, cornettes déployées, marotte en main. Malheur à qui tentait de lui résister ou de se fâcher! De hauts seigneurs, de graves magistrats (la magistrature riait beaucoup en France autrefois) se faisaient gloire de s'enrôler sous ses drapeaux. C'était un brevet de bel esprit et de joyeux convive, deux qualités trèsprisées alors. La réception des membres se faisait en vers, où l'on exigeait sans doute plus de bonne humeur que de prosodie. Au XVIe siècle, un prince de Condé, un comte d'Harcourt obtenaient encore par brevet cette grotesque dignitė. Puis, comme toutes les choses de ce monde, la Mère Folle vit son prestige décliner. De nouvelles mœurs s'étaient introduites: la décence, l'étiquette, la gravité extérieure avaient passé de la cour à la ville et à la province. La farce, le gros rire et les mascarades n'amusaient plus que les habitués du Pont-Neuf. Le Régiment de la Calotte, au temps de Louis XV, organisé par quelques beaux esprits de la cour et quelques gens de lettres mécontents, fut le dernier effort de ces sociétés mourantes: il n'aboutit qu'à une plate et ridicule parodie de l'Académie française. De nos jours Désaugiers ramena un moment la Mère Folle triomphante au sein du Caveau. C'est encore là, dit-on, qu'elle rassemble parfois sans bruit ses derniers adeptes. Mais elle n'a plus juridiction sur le public. et garde pour elle son esprit et scs couplets.

Outre ces confréries attitrées, ces corporations de farceurs qui formaient en quelque sorte l'armée permanente de la parodie et de la satire, presque toutes les villes avaient certains jours de fête, de processions et de mascarades, où se confondaient le sérieux et le plaisant. En parlant du théâtre, nous avons cité déjà les entrées des princes et princesses, les montres de la basoche, les plantations d'arbres de mai, la représentation des Causes grasses au palais: Paris avait encore la grande procession du Lendit. Chaque année l'Université se rendait solennellement à la foire de Saint-Denis, pour y faire sa provision de parchemin. Recteur, professeurs, écoliers, appariteurs, copistes, relieurs, tout le pays. latin se mettait en marche. Bourgeois et bourgeoises, devant leur porte, s'esbahissaient émerveillés à la vue de cette longue file de robes, dont la queue descendait encore la rue Saint-Jacques, quand la tête entrait à Saint-Denis. L'ordre et le silence ne régnaient pas toujours dans les rangs. Toute cette folle jeunesse s'égayait un peu aux dépens de ceux qui la regardaient passer. On chansonnait le guet qu'on avait battu la veille, le tavernier empoisonneur dont on avait bu le vin sans le payer, le prévôt qui avait fait pendre quelques pauvres étudiants tout au plus coupables de vol ou de meurtre sur des bourgeois. Le retour était encore plus bruyant; aux coups de langue se mêlaient souvent les coups de couteau. Les interdictions de l'autorité, et par-dessus tout l'invention du papier et la décadence du parchemin, mirent fin à cette solennité.

Auxerre avait ses retraites illuminées, sorte de carnaval flamboyant, qui pourrait bien avoir fourni à Rabelais l'idée de sa Ville des Lanternes. A Douai. c'était la procession de Gayant, l'Hercule flamand, un cousin du géant Hellequin, et peut-être aussi un ancêtre de Gargantua. Gayant était-il un ancien héros du pays, un représentant de la nationalité gauloise? A cela, rien d'impossible. Mais toutes ces fêtes étaient moins encore un pieux hommage rendu au passé qu'une occasion de mettre en scène et de parodier les événements ou les personnages contemporains. Tandis que les

rois et les princes jouaient dans le monde leur comédie officielle, le peuple la répétait à sa façon. Comme Hellequin, Gayant avait sa Mesnie, son ménage ou son cortége, moitié sérieux, moitié grotesque. Avec lui venaient sa femme, la féconde Gagenon, une sœur de la mère Gigogne; puis ses trois fils, Jacquot, Fillon et le petit Binbin, le varluque, le louche, malicieux bambin, dont un œil regardait la Picardie et l'autre la Champagne. Quand Charles-Quint eut enlevé aux villes flamandes leurs franchises communales, il leur laissa une dernière liberté, celle de promener Gayant. Le peuple se consolait avec son cher géant, qui finit par chasser les Espagnols, comme il avait, disait-on, chassé jadis les Romains.

Parmi ces mascarades populaires, la Mort vint mêler un instant ses fantômes et ses danses au son aigre du violon, au bruit monotone du tambourin. Mais cette lugubre satire de la vie, peu faite pour l'esprit français, ne dura qu'un instant. Fille de la peste, de la famine et de la guerre, elle disparut avec ces fléaux. Le Moyen Age, avant de mourir, eut encore un quart d'heure de répit pour s'égayer: son œuvre accomplie (elle avait été longue et laborieuse), ce fut au milieu des éclats de rire de la Basoche, entre les bras des Enfants sans soucy, qu'il expira.

FIN.

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