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Satan possède encore un privilége non moins précieux pour l'art et la satire; il a le don de se travestir à l'infini. La majesté divine ne peut descendre à de pareils déguisements: elle reste uniforme, en vertu 'même de son immutabilité. Le Diable, qui n'a rien à perdre au change, cache indifféremment ses cornes sous le chaperon du bourgeois, sous le casque du chevalier et sous le capuchon du moine. A Saint-Merry, on le voyait sur une tapisserie vêtu en ermite avec un gros chapelet pendant, venant tenter Jésus dans le désert. On comprend tout le parti que la satire dut tirer de cette tradition. Renart avait pu se déguiser en pape. Combien il était plus facile encore de travestir le Diable, de lui faire endosser l'un après l'autre tous les costumes de la société! En le voyant si honnêtement vêtu, bien des gens répétaient sans doute avec Rutebœuf :

Li abis ne fet pas l'ermite.

Qui pouvait répondre alors que le Diable, pour mieux séduire le monde, ne prenait pas quelquefois comme FauxSemblant l'habit d'un prud'homme ou d'un saint évêque, le visage d'une belle femme ou d'une vieille entremetteuse ? A ce compte Macette et Tartuffe pourraient bien être ses enfants. Du reste, sa lignée est nombreuse : roi des abîmes, il a, comme le roi du ciel, sa cour et sa milice. Aux anges et aux chérubins il oppose sa noire fourmilière de petits diablotins espiègles, grimaçants et malfaisants, toujours prêts à ravir, à grimper, à escalader les portes de l'église ou du couvent.

Être multiple, mélange de Protée et de Scapin, Satan est le véritable bouffon de la comédie infernale. Tout en exécutant les vengeances de Dieu, il se charge parfois aussi de celles des hommes. Il est le plus hardi niveleur, le plus impitoyable railleur des puissances et des félicités de ce monde. Aussi faut-il voir comme il ricane,

1. Sauval, t. II. Tapisseries.

2. Dans les Bibles anciennes, le serpent qui tenta Eve est souvent représenté avec une tête de femme.

comme il se frotte les mains d'un air triomphant, quand il a pu saisir au passage quelque gros abbé ou quelque noble dame; avec quelle effronterie il saute sur le dos des rois, sans respect de leur diadème, comme il les chevauche et les contraint, bon gré, mal gré, à baiser toutes les parties de son corps. Des manants, des serfs, des jongleurs, il ne s'en soucie guère ce sont trop chétives conquêtes. L'impudent rôdeur tourne même autour des plus grands saints. Ne pouvant les perdre tout à fait, il organise contre eux une guerre perpétuelle d'espiègleries. Une tapisserie de Saint-Martin des Champs le montrait occupé à répandre des pois sous les pieds de saint Martin, pour empêcher le pieux évêque d'aller à matines 1. Dans une autre scène souvent reproduite et qui se retrouve encore aujourd'hui sous le portail de Saint-Germain l'Auxerrois, il arrive armé d'un soufflet pour éteindre le cierge qui brûle près de sainte Geneviève, comme symbole de sa virginité. Mais son industrie principale est le vol des âmes. C'est là surtout qu'il déploie ses ruses et ses friponneries. Sur le tombeau du roi Dagobert, on le voyait disputant aux évêques l'âme du monarque 2. Ailleurs, il ose bien tenter d'arracher aux mains de la Vierge l'âme du diacre Théophile. Au portail de Notre-Dame, il se permet une facétie traditionnelle qu'on revoit partout. Tandis que l'archange saint Michel pèse loyalement les âmes, un diablotin s'introduit sournoisement sous la balance pour en escroquer quelqu'une.

Cependant, avec toute sa malice et son adresse, le Diable a aussi ses jours de tribulation: les saints prennent leur revanche. « Le bon, dit Sauval, est de le voir au cloître des Jacobins du grand couvent, où saint Dominique, en punitionde l'avoir voulu empêcher d'étudier le soir, lui donne à tenir un petit bout de chandelle, qui aussitôt, venant à le brûler, et lui n'osant l'éteindre, sans cesse le change de mains en faisant cent grimaces. » Ces mésaventures du malin consolaient l'humanité de ses propres défaites. Lui, l'habile entre tous, pouvait donc voir échouer ses ruses devant la simpli

1. Sauval, t. II. Tapisseries.

2. D'Agincourt, Hist. de l'Art, t. IV.

cité d'un saint, d'une femme ou d'un enfant. Sur les stalles de Saint-Spire il est accroupi d'un air piteux aux pieds d'une femme, qui lui coupe les oreilles avec des ciseaux. Serait-ce par hasard une légende du diable amoureux tombé aux mains d'une autre Dalila? Railleur et raillé, terrible et grotesque, héros des drames les plus lugubres comme des plus folles comédies, Satan vit son immense popularité survivre au moyen âge lui-même. Un siècle après la Renaissance, il inspirait à Milton son chef-d'œuvre. Plus tard, au milieu de la ruine des antiques croyances, quand il aura cessé d'être un objet de terreur religieuse, il sera encore un personnage de fantaisie, le héros préféré du roman, le maître du persifflage et de la satire. Échappé de la fiole de Lesage, il revivra dans le Méphistophélès de Goethe et dans le Don Juan de Byron. Enfin, de nos jours, cédant à la manie commune de tous les personnages célèbres, et se faisant vieux, il écrira ses mémoires pour l'instruction de la postérité,

CHAPITRE XXVI

LA MORT

Danse Macabre. ·

La Mesnie Hellequin, etc.

Dans l'art et dans la poésie, comme dans l'histoire, un dernier acteur vient clore ce drame du moyen âge tour, à tour sérieux et grotesque, c'est la Mort. Les religions et les philosophies antiques avaient déjà offert à l'homme l'image de sa propre fragilité; mais c'était moins encore pour l'exhorter à la vertu que pour lui apprendre à se résigner et à jouir du présent, sans souci du lendemain :

Quid sit futurum cras, fuge quærere.

Dès l'origine, en face d'une société enivrée des joies de la terre, le christianisme avait évoqué ce fantôme de la Mort comme une menace et un appel à la pénitence. Les Pères du désert en firent la compagne de leur solitude, l'objet constant de leurs méditations. Plus tard, quand vinrent les terreurs de l'an mil, la Mort parut un moment se dresser triomphante au milieu des ruines du monde; le frisson saisit les plus braves, l'humilité les plus fiers: rois, ducs, barons demandaient par grâce à quitter, ceux-ci leur couronne, ceux-là leurs fiefs, pour se cacher au coin de l'autel sous la robe d'un simple religieux. L'an mil passé, on s'était remis à vivre, à espérer, à aimer ses biens et ses honneurs; mais cette grande pensée de la mort resta toujours fixée au cœur du moyen âge. Au xe siècle, Hélinand la célébrait dans une longue complainte partout répétée :

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Mors, tu keurs là où orguel fume,
Por estaindre quanqu'il alume.

Vers le même temps commençait à se répandre une légende bientôt célèbre, celle des Trois morts et des trois vifs. Un pieux solitaire de l'Égypte, saint Macaire, avait rencontré, disait-on, trois jeunes princes en grand équipage, à cheval, couronne en tête et faucon au poing; ils allaient ainsi chassant et devisant entre eux, quand le saint les arrêta pour leur montrer trois cercueils, où gisaient les cadavres de trois rois. L'apologue était facile à saisir. Prédicateurs, rimeurs, artistes s'en emparèrent à l'envi. Il devint surtout le thème favori des dominicains. Héritiers du génie de leur fondateur, imbus d'un esprit profondément démocratique, ces sombres apôtres de la pauvreté et de l'inquisition trouvaient là une source de terreur salutaire pour leur auditoire: ils colportèrent de tous côtés cette légende par la parole, et la traduisirent par des représentations dramatiques 5. A la même époque, Beaudouin de Condé, Nicolas de Marginal, nombre de rimeurs édifiants ou satiriques la mettaient en vers. Elle était connue de tous, quand, au milieu du XIVe siècle, André Orcagna la peignit sur les murs du Campo Santo de Pise. Au commencement du siècle suivant, l'an 1408, le duc de Berry la faisait sculpter au portail de la chapelle des Innocents. Les calamités qui assaillirent alors la France, la fatigue, l'épuisement, l'incertitude de l'avenir, la lente agonie du roi et du royaume, ramenèrent dans tous les es

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