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Au médecin succède le moine, porteur des reliques de saint Acaire, qui chasse le démon et guérit les fous. Un père amène son fils, espèce d'idiot enragé, bredouillant, ricanant, et jetant à la tête de tous ses impertinences et ses trivialités. Les prières et les invocations sont inutiles: il dit des injures au moine, et s'en va, en dépit des reliques, comme il était venu. Le moine, après avoir reçu les offrandes des assistants, se laisse entraîner au cabaret par les amis d'Adam, Hanse le mercier, Riquèche Aurri et Gillot le Petit. Les malins compères le font boire, jouer aux dés, puis profitent de son sommeil pour s'esquiver, et le laissent seul ronflant à table, avec les pots vides et l'écol à payer. La pièce se termine par la procession du roi Hilekin et l'apparition des trois fées. Arsile et Morgue comblent de leurs dons Riquèche Aurri, le marchand, et Adam de La Halle, le rimeur. Elles accordent à l'un abondance d'argent et de marchandises, à l'autre abondance d'amour et de chansons. Mais la fée Maglore détruit toutes ces faveurs, et c'est elle encore qui fera manquer le voyage d'Adam à Paris.

Ce premier essai de comédie populaire, tout spontané, tout naïf, n'est qu'une grossière ébauche très-incomplète. Pourtant il mérite de faire époque. La plupart des types qu'Adam a mis en scène se sont conservés. Parmi eux, il en est un surtout auquel nous devons nous arrêter, car il occupe une place considérable sur le théâtre et dans la société du moyen âge, c'est le Fol ou le Badin 1. Le même esprit de critique qui inspira l'idée d'instruire les hommes par la voix des bêtes dans l'apologue, inspira aussi celle de faire la leçon aux grands et aux sages par la bouche des fous. Cet | être inférieur a un grand avantage pour oser dire la vérité : il n'est pas responsable. Toutes les hardiesses, les plaisanteries, les inconvenances même les plus grossières lui sont permises. Il est la parodie vivante du monde sérieux et officiel. Tour à tour pape et roi, orné de la mitre ou de la couronne, il imite en riant les pompeuses cérémonies de la

1. Le badin se retrouve sur le théâtre moderne: c'est le clown anglais, le gracioso espagnol.

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cour et de l'Église. Héros et victime de ses propres facéties ou de celles d'autrui, moqueur et moqué, il remplace le parasite de l'antiquité, qui payait son écot à la table du patricien en grimaces et en bons mots.

La corporation des fous, comme celle des ménestrels et des jongleurs, a ses degrés, ses priviléges, sa discipline. Au sommet de la hiérarchie apparaît d'abord le fou royal,' personnage important, chargé de la mission la plus difficile. peut-être de tout le royaume, celle d'empêcher qu'on ne s'ennuie à la cour. Louis XIV, pour charmer ses heures de splendide désœuvrement, pouvait ordonner à Molière de lui écrire à la hâte l'Impromptu de Versailles ou le Mariage forcé. Nos anciens rois, moins heureux, enfermés dans leur solitaire hôtel Saint-Paul, devaient se contenter des grimaces d'un bouffon ridicule et contrefait. Ce bouffon n'en est pas moins alors une véritable puissance, dont on se moque et que l'on redoute. Malheur à la femme légère, au chevalier poltron, au courtisan maladroit, à l'important bouffi et prétentieux ! la caricature est là qui l'attend aux portes du palais. Les priviléges du fou sont aussi grotesques que lucratifs il traite son maître de cousin, il porte une casaque en iraigne vermeille, de même couleur et de même étoffe que la chaise percée du roi ; il a droit à quarante paires de souliers par an, et son valet en reçoit huit. Joignez à cela les cadeaux des belles dames dont il pourrait médire, des gentilshommes galants qui lui confient leurs poulets, des courtisans qui, avant de demander une grâce, le prient de mettre le prince en belle humeur. Charles V, le plus sage de nos rois, est peut-être un de ceux qui aient le plus dépensé pour leurs fous le livre de ses comptes et ordonnances l'atteste. A la mort du fou Jehan1, qu'il tenait du roi son père, il écrivit aux échevins de Troyes pour leur en demander un autre, suivant la coutume. Il paraît que la Champagne, célèbre de bonne heure par sa malicieuse niaiserie, avait

1. Voy. Dreux du Radier, Récréat. histor., t. I,

l'honneur exclusif de pourvoir aux besoins de la gaieté royale.

Le peuple, lui aussi, a ses fous comme ses chanteurs, entretenus par la commune ou vivant des charités privées. A une époque où la presse et la gravure n'existent pas encore pour multiplier la parodie, c'est au fou qu'appartient le droit de traduire en gestes et en grimaces les médisances de la foule. Au milieu de ses extravagances calculées, il lance çà et là plus d'une hardiesse politique et religieuse, plus d'un sage conseil, plus d'une leçon philosophique à l'adresse des grands et des petits. De nos jours, cette caricature directe a disparu; mais elle revit sous une autre forme plus fine et plus discrète le bouffon est devenu journal; il s'appelle le Charivari, le Figaro ou le Polichinelle.

On comprend que le théâtre dut s'emparer bien vite de ce personnage si connu de la foule, et investi du droit de parler et de censurer à son aise, sans être repris. Nous le trouvons mêlé au récit des miracles de Notre-Dame, en compagnie de la Vierge et des saints. « La représentation des Mystères, dit Barbazan, était interrompue par différents entr'actes, dans lesquels un fol, c'est-à-dire un baladin, disait de lui-même tout ce qui lui venait à l'esprit, et faisait diverses sortes de tours. Ces entr'actes sont marqués en marge par ces mots: Hic stultus loquitur, « ici le fou parle. » La comédie bourgeoise et satirique l'accueillit comme un important auxiliaire. Elle en abusa quelquefois. Ailleurs, en parlant des fêtes comiques du moyen âge, nous le reverrons sautant et dansant en face de l'autel, jouant avec les vases et les ornements sacrés. Puis, quand les édits des papes et des conciles l'auront chassé de l'Eglise, il fondera une confrérie laïque sous l'invocation de sa mère dame Sottise, et organisera, sur les tréteaux du théâtre, une parodie générale de la société.

Adam de La Halle n'est pas seulement le père de la comédie bourgeoise. Longtemps avant les Italiens, il a doté la France de son premier opéra comique dans le Jeu de Robin et Marion. Mais cette pièce, supérieure par le style et la com

position au Jeu de la Feuillée, n'a rien de satirique. Le rustre se laisse battre par un gentilhomme qui veut lui enlever sa maitressé, et il n'essaye pas de se venger même par de l'esprit. Il est aussi candide et aussi peureux que ses moutons. Le mélange du mystère et de la farce donna naissance à un genre moyen, sorte de mélodrame populaire ou de comédie larmoyante, qui nous montre confondus pêlemêle sur la même scène le Père Éternel et les bourgeois de la ville, le maire avec Notre-Dame, et l'ange Gabriel en compagnie des bourreaux. L'une de ces pièces a pour titre: Comment Nostre-Dame empescha ure femme d'estre bruslée. C'est l'histoire d'une femme condamnée à mort pour avoir tué son mari, et sauvée miraculeusement par l'intervention de la sainte Vierge. Ainsi, après avoir retrouvé dans ces grossières et naïves ébauches la tragédie religieuse d'Eschyle, la farce provocante et lascive d'Aristophane, nous voyons revivre encore sous une autre forme le drame satyrique1 avec son mélange de terrible et de grotesque, avec ses contrastes heurtés, discordants, proscrits sévèrement par le goût épuré du xvIIe siècle, et ramenés de nos jours à grand bruit, comme une nouveauté. Le gros drame populaire du boulevard n'est donc pas une invention moderne, une importation anglaise ou allemande, comme on l'a dit si souvent il a fleuri dès les premiers temps de notre théâtre, et produit plus d'un chef-d'œuvre de trivialité, de bouffonnerie et de mauvais goût.

Les représentations dramatiques furent d'abord très-rares. Comme toutes les institutions du moyen âge, le théâtre ne pouvait grandir et prospérer sans l'appui d'une corporation. Les sociétés de ménestrels avaient porté aux quatre coins du monde nos chansons et nos fabliaux; les confrères de la Passion et les clercs de la Basoche furent les véritables organisateurs de notre scène. Les uns créèrent le drame sérieux et larmoyant, les autres, la farce badine et satirique.

1. Ainsi nommé parce qu'il comprenait un chœur de satyres

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C'est aux premières années du XIVe siècle que remonte l'institution de la Basoche, ainsi nommée du mot latin basilica ', qui désignait primitivement le tribunal du préteur, et, plus tard, la salle d'audience du Palais. Philippe le Bel, jaloux de s'attacher cette bruyante armée d'avocats stagiaires et d'apprentis procureurs, qui devaient lui fournir ses meilleures recrues contre l'Église et la féodalité, confirma par lettres patentes la société des basochiens. Il lui permit d'être gouvernée par un roi, qui porterait une toque de même couleur et de même étoffe que la sienne. Ce roi eut, comme le vrai roi de France, sa cour, son chancelier, ses maîtres des requêtes, son grand référendaire, et de plus le droit de battre monnaie qui aurait cours dans tout son royaume, c'est-à-dire parmi les clercs et les fournisseurs de la société. Chaque année, la Basoche étalait dans les rues de la capitale ses revues et ses processions solennelles. Par une belle journée de mai, tous les chevaux de Paris et des environs étaient mis en réquisition. Une longue file de clercs transformés en cavaliers, vêtus de robes jaunes et bleues, et précédés de leur roi en grand appareil, prenaient la route de Saint-Denis, avec accompagnement de trompettes, de tambours et de cymbales. Cette joyeuse masca

1. Voy. M. Fabre, Hist. des clercs de la Basoche, 2. édit.

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