Imágenes de página
PDF
ePub

CHAPITRE X

PHILIPPE LE BEL, LE PAPE ET LES TEMPLIERS

Le roman de Fauvel.

Le Dit du roi, du pape et des monnaies. Les Avisements au roi Loys.

Achevé dans les dernières années du xe siècle, le Roman de la Rose annonçait l'avénement d'un esprit nouveau. L'humeur agressive de Jean de Meung semble avoir gagné tous les rimeurs d'alors. L'alliance plus étroite de la politique et de la littérature communique à celle-ci toute l'aigreur des luttes qui vont s'engager dans le monde. Philippe le Bel en devint le véritable inspirateur. Ce hardi despote est en même temps un subtil conducteur de l'opinion. C'est avec elle qu'il renverse les murs du Temple et riposte aux foudres du SaintSiége. Dans ce duel engagé entre les deux grandes puissances du passé, ce n'était point assez des états généraux et des légistes. Il voulut encore enrôler à son service des auxiliaires plus bruyants, les écoliers de l'Université et le peuple des carrefours. Pour eux, il soudoya une armée de chanteurs, d'orateurs, de disputeurs, érudits ou populaires, docteurs en Sorbonne, moines mécontents, trouvères affamés, tous pleins d'ardeur à l'attaque. Tandis que son procureur Nogaret allait porter à Rome l'audacieuse réponse du roi et des trois ordres, un moine anglais établi en France, Guillaume d'Ockam, frère mineur et docteur de l'Université, réfutait du haut de la chaire les prétentions ultramontaines. Un autre athlète du syllogisme, le redoutable Jean Pique-Ane défiait en champ clos tous les tenants de Boniface. Du matin au soir le parvis Notre-Dame, la rue du Fouarre, les

colléges de Montaigu et de Navarre, retentissaient du bruit de ces controverses. En même temps, l'argent du roi allait, en Provence et en Italie, chercher d'intrépides rimeurs qui bravaient le pape jusqu'aux portes de Rome et d'Avignon. Entouré d'ennemis et de mécontents, à bout de ressources, réduit à faire arme et argent de tout, Philippe usa des faux bruits comme des fausses monnaies, au profit de son ambition. La force ne lui eût pas suffi pour avoir raison des templiers; la calomnie lui vint en aide. Toutes ces sourdes rumeurs, toutes ces légendes abominables, répétées à voix basse contre les chevaliers, il les enfla, les grossit outre mesure, et en tira un cri d'accusation accablant pour l'ordre entier. Déjà, en France comme en Angleterre, les enfants répétaient à travers les rues le fameux dicton : Gare au baiser du Templier 1!

L'opinion publique une fois séduite et entraînée, il fallait la tenir en haleine, et ne point la laisser fléchir sous la pression irrésistible de la pitié qu'éveille toujours la vue prolongée des tortures et des supplices. Tandis que les juges instrumentaient, que les témoins appelés à grands frais arrivaient du fond de la Bretagne, du Languedoc et de l'Italie, Philippe confiait à ses rimeurs le soin d'entretenir l'irritation et les défiances de la foule contre ses ennemis. Un hardi successeur de Jean de Meung, François de Rues,, composait par son ordre le roman de Fauvel, longue allégorie satirique à l'adresse du pape, des mendiants, et surtout des templiers. Fauvel est, comme Renart, un personnage imaginaire. Moitié homme et moitié cheval2, il est l'idole, la bête sacrée devant laquelle tout le monde s'incline. Pape, cardinaux, princes, évêques, moines, pauvres clercs, c'est à qui torchera Fauvel d'une main douce et caressante. L'expression en est restée: Torcher

1. Nous avons cru devoir supprimer ici la ballade des Trois Moines rouges publiée par M. de la Villemarqué dans son recueil de chants bretons, et regardée maintenant comme apocryphe. D'après M. Luzel, cette prétendue histoire des Templiers serait au compte des Jacobins dans le récit primitif, beaucoup plus simple et moins dramatique. Dès lors elle cessait d'avoir pour nous tout intérét. (V. à ce sujet un article de M. L. Havet, Revue politique et littéraire, 1873, 2e sér.).

2. Voy. les curieuses miniatures du beau manuscrit, 6812, Bibl. nat., rècemment publié par Ch. Pey.

Fauvel est un proverbe usité dans la langue du moyen âge, pour désigner les intrigants. Fauvel personnifie en lui tous lcs vices, le mensonge, l'orgueil et la sensualité:

Fauvel est beste apropriée

Par similitude ordenée

A senefier chose vaine,

Barat et fauseté mondaine (v. 230).

De Fauvel descent flaterie,.
Qui du monde a la seigneurie,
Et puis en descent avarice,
Qui de torchier Fauvel n'est nice 2,
Vilenie et variété,

Et puis envie et lascheté.

Ces six dames 3 que j'ai nommées,
Sont par Fauvel senefiées (v. 245).

Avec une telle progéniture, on comprend que Fauvel soit un haut et puissant seigneur. Pourquoi l'auteur lui a-t-il donné les traits d'un animal? C'est que la bestialité déborde et envahit le monde:

Car homes sont devenus bestes (v. 331).

.

Nous aluns par nuit sans lanterne,

Quant bestialté nous gouverne (v. 354).

Cette vague accusation, lancée dès le début du poëme, est déjà une menace anticipée, une allusion indirecte aux prétendues débauches des templiers:

A templier herese équipole ↳

4

Cil qui de Fauvel fait s'idole (v. 272).

Le rimeur passe outre, mais il y reviendra plus tard. Comme Jean de Meung, grand amateur d'érudition, partisan déclaré

[blocks in formation]

de la vie de nature et des mœurs primitives, il remonte jusqu'au temps d'Adam et d'Ève pour nous raconter les conquêtes de Fauvel. La chute de l'homme a été son premier triomphe. Depuis lors, il a vu s'accroître de jour en jour le nombre de ses adorateurs : il en a plus que Dieu lui-même. A leur tête apparaît d'abord le rival du roi, son compétiteur dans la perception des dîmes et dans les vacances des bénéfices, le pape de Rome. C'est pour lui que Fauvel tire de l'argent des quatre coins de la chrétienté. La barque de saint Pierre, qui jadis voguait à pleines voiles sur une mer calme et bien unie, menace de s'enforcer sous le poids des florins. A la simplicité de l'ancienne Église, à la pauvreté des apôtres, ont succédé le faste et l'orgueil des cardinaux empourprés. Palefreniers d'honneur, ils s'empressent autour de Fauvel, l'épongent, l'étrillent, le caressent. Derrière eux viennent les jeunes prélats simoniaques, courtisans insidieux et ignorants:

Qui rien ne scevent de clergie (v. 614).

Puis encore allongeant la main vers Fauvel:

La papelarde séculière

Mendiante religion,

les jacobins, les franciscains, hauts barons de la mendicité, habiles accapareurs qui avaient trouvé la fortune sur la route du jeûne et de la pauvreté:

Ils sont povre gent plain d'avoir (v. 1080).

Ces attaques contre les richesses du clergé n'étaient plus alors, comme au temps de Rutebœuf, une médisance innocente de poëte à jeun. Dénoncer les abus de la fiscalité romaine, les scandales de la simonie, les progrès alarmants de la mainmorte, c'était justifier les mesures financières de Philippe, ses réformes et son intervention comme médiateur dans les affaires ecclésiastiques. Mais une idée fixe et dominante l'emportait alors par-dessus tout dans l'esprit du roi et de son rimeur, la condamnation des templiers. C'est là le

point important, la thèse fondamentale et presque avouée du roman de Fauvel.

A l'époque où Jean de Meung terminait sa fameuse encyclopédie satirique, Philippe n'était point encore ouvertement brouillé avec le Temple. Il venait de renouveler les priviléges de l'ordre (1292); les hauts murs du couvent l'avaient abrité lui-même contre la fureur populaire dans un jour d'émeute; par mesure de précaution, il y faisait porter ses chartes et ses trésors, peut-être avec la secrète pensée d'y joindre bientôt ceux des chevaliers. Au temps de Fauvel, la lutte est engagée, le dénoûment approche. Le rimeur écrit sous la dictée des procureurs et des greffiers; son œuvre est moins encore un poëme qu'un habile et foudroyant réquisitoire. Ce n'est pas le roi, mais l'Eglise, qui accuse les templiers; elle se lamente comme une veuve désolée en grande détresse : abandonnée ou mal servie par ses enfants, elle voit ceux qu'elle a aimés, dotés, choyés entre tous, la trahir et la déshonorer:

Li templier, que tant et tant amoie,

Et que tant honourés avoie,

M'ont fait despit et vilanie (v. 1155).

Elle rappelle avec tristesse les beaux jours de l'ordre, la noble mission qui lui était échue, les vertus et les exploits de ses premiers fondateurs, puis sa décadence rapide et ses méfaits, qui datent bientôt de plus de cent ans. Le bon roi saint Louis avait déjà conçu des doutes; depuis ils n'ont été que trop éclaircis. La maison de Dieu est devenue un réceptacle d'impuretés:

Si horrible, si vil, si orde1,

Que c'est grant hideur à le dire (v. 1186).

Ici reparaissent toutes les graves accusations du procès, les débauches secrètes, les scènes de sabbat nocturne, de reniement, de profanation:

1. Sale.

Tantost quant aulcun recevoient,
Renoier de tout li faisoient

« AnteriorContinuar »