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Révolution morale, politique et religieuse. Roman de la Rose (2e partie).

Au xme siècle, la bonhomie grondeuse de Guyot, les doléances plébéiennes de Rutebœuf, et la gaieté narquoise de l'ancien Renart, n'ont rien encore de menaçant. La satire se joue autour de la société; elle secoue en riant sa marotte devant les grands seigneurs, les abbés mitrés, les moines bien nourris, les béguines aux larges robes, mais sans colère, sans passion de détruire; elle peut dire aussi :

En moi n'a ne venin ne fiel.

Dans l'âge suivant, elle devient plus provocante et plus audacieuse. Elle ne se contente plus de railler ce monde qui l'entoure, elle lui déclare la guerre. Les malheurs du temps présent, la longue lutte du pouvoir royal et du Saint-Siége, les scandales du schisme, la décadence de l'esprit chevaleresque, l'impopularité croissante d'un clergé riche et indifférent au milieu de la misère générale, les premières agitations de la liberté démocratique, offraient un texte suffisant à ces belliqueuses déclamations. Au fond de cette société que viennent désoler tour à tour la peste, la famine et la guerre, s'agitent d'âpres convoitises, de sourdes rancunes. Le roi, sans cesse à court d'argent, appauvri par les frais d'une administration plus compliquée, jette un ceil d'envie sur les hautes murailles du Temple, derrière lesquelles les chevaliers ont enfoui leurs trésors; sur ces riches abbayes qu'il protége et qui ne lui rendent rien; sur ces fiels

à l'abri de tout impôt. Le peuple, encore plus pauvre que son roi, ne serait pas fâché de voir dépouiller les ordres privilégiés, dont la splendeur insulte à sa misère. Les théories de Wiclef et de John Bull auront bientôt passé le détroit; bientôt bourgeois et paysans répéteront la vieille ballade saxonne: Du temps qu'Adam bêchait et qu'Eve filait, où était le genti'homme1? Toutes ces hardiesses, ces colères, ces menaces éclatent dans la satire populaire au xive siècle. Peu soucieux de trouver un plan ou un sujet original, préoccupés avant tout du désir de répandre dans la foule leurs médisances et leurs attaques, les poëtes d'alors empruntent au XIe siècle un cadre tout fait, un canevas dont la popularité même assure à leurs satires un débit plus rapide. Jean de Meung continue le Roman de la Rose, commencé par Guillaume de Lorris, au temps de saint Louis. Une nouvelle pléiade de rimeurs bourgeois, mécontents et révolutionnaires, s'empare de cette vieille farce intarissable de Renart, et ajoute au tronc primitif une branche de cinquante mille vers.

Peu d'écrivains ont joui d'une réputation comparable à celle de Jean de Meung, de son vivant et après sa mort. Il est véritablement l'Homère de la satire au moyen âge, partout lu, cité, admiré, entouré même de ce prestige merveilleux que les légendes populaires communiquent aux poëtes des premiers temps. Marot compare Guillaume de Lorris à Ennius; mais quand il arrive à son glorieux continuateur, il passe toutes les bornes de l'admiration :

De Jean de Meung s'enfle le cours de Loire.

Étienne Pasquier le met hardiment en balance avec Dante et tous les poëtes italiens réunis. La comparaison est peutêtre juste, si l'on ne considère que l'immense popularité de l'œuvre et l'audace des invectives. Mais le trouvère français ne possède ni l'imagination puissante, ni le génie créateur du poëte florentin; il n'a pas su former comme lui une langue à son

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usage, et se contente de celle que lui ont léguée ses devanciers. L'œuvre de Jean de Meung est moins une suite qu'une contre-partie de celle de Guillaume de Lorris. On est tenté de se demander comment du milieu de ces fadeurs sentimentales a pu sortir la plus vive, la plus hardie, et parfois la plus brutale invective contre le présent. Autant vaudrait se figurer les premiers coups de tocsin de la révolution française partant des pastorales de Florian, ou les buveurs de Téniers venant s'asseoir tout d'un coup à côté des bergers roses et frisés de Watteau et de Boucher. Rien de plus dissemblable, en effet, que les deux poëmes et les deux poëtes. L'un, esprit délicat, ingénieux et maniéré, est un élève d'Ovide, un ancêtre de Marot et de Voiture; l'autre, génie âpre, violent, cynique, lance le mot salé à la façon de Villon et de Régnier. Guillaume de Lorris écrit pour plaire à sa dame; Jean de Meung pour servir la politique envahissante et novatrice de Philippe le Bel. Celui-là n'est qu'un galant inoffensif; celui-ci un batailleur inquiet, curieux et mécontent, bizarre composé de poëte, de tribun, de moine, de philosophe, de pamphlétaire, d'alchimiste et de géomètre, un véritable encyclopédiste du temps. Héritier de Guyot et de Rutebœuf, il joint à la vieille malice gauloise l'humeur querelleuse et hautaine d'un libre penseur moderne.

Un mouvement de réaction, analogue à celui qui marque les premières années du xviie siècle, éclate avec le xiv. Au mysticisme chevaleresque, religieux et sentimental de l'âge précédent, succède un débordement de sensualisme effréné, une séditieuse réclamation de la chair contre l'esprit. Jean de Meung est un des plus énergiques représen tants de cette révolution. Et pourtant ce réaliste, comme on dirait aujourd'hui, vient planter son drapeau au milieu du palais d'Allégorie. Il conserve tous ces frêles et impalpables fantômes, qui semblaient devoir s'évanouir devant un sourire de son génie railleur et prosaïque. En revanche, il introduit deux nouveaux personnages significatifs : Nature et Faux-Semblant. Un troisième acteur, déjà employé par Guillaume de Lorris, mais depuis grandi et transformé,

occupe également une large place dans le poëme : c'est Raison. Dès le début, elle annonce son entrée par un formidable sermon ou manifeste, qui ne compte pas moins de trois mille vers. Il est vrai qu'elle se propose de consoler l'amant, qui, tout entier à sa douleur, se garde bien de l'interrompre et peut-être même de l'écouter. Raison n'est plus la sage et froide conseillère qui oppose le calme de ses leçons aux emportements de la passion; c'est une discoureuse hardie qui parle de tout à tort et à travers, une libre penseuse aventurière et indiscrète, qui attaque avec dédain les préjugés du vieux monde, les priviléges de la naissance, de la fortune et de l'habit. Au déclin d'un siècle de foi, on sent déjà la superbe révoltée, contre laquelle Pascal et Bossuet lanceront plus tard les foudres de leur terrible humilité. Érudite et prolixe, elle possède à fond les histoires grecque et romaine, et elle en abuse. Il faut entendre pour la centième fois la déplorable légende du roi Priam et de l'infortunée reine Hécube; ce qui ne nous dispense ni du récit de la mort d'Agrippine, ni de celle de Sénèque et de Néron. Ces lieux communs historiques, qui valurent à Jean de Meung une réputation de science incomparable, sont entremêlés de hardies moralités à l'adresse des riches et des puissants, de digressions contre l'amour et d'anathèmes contre l'avarice. Pourquoi donc tant de colère contre les avares? C'est que le roi a besoin d'argent. Les altérations de monnaie ont effrayé le capital, qui se cache dans les coffres du juif ou à l'abri des murs du couvent. La circulation du numéraire, cet aliment du crédit et de la prospérité publique, est une loi de la nature, que Raison se plaît à proclamer:

As richeces font grant lédure 1,
Quant il lor tolent 2 lor nature.
Lor nature est que doivent corre 3,
Por la gent aidier et secorre 4.

1. Injure.
2. Enlevent.

3. Courir.

4. Secourir.

(V. 5193)

Les richesses qui dorment ne profitent à personne. Les forcer à sortir et à passer de main en main, c'est donc protéger les intérêts de tous; argument décisif, qui devait plaire à Philippe le Bel, et qui suffisait pour justifier la confiscation des trésors du Temple, et plus tard la sécularisation des biens ecclésiastiques.

Nature n'est guère moins bavarde ni moins savante que Raison. Si elle a moins lu l'histoire, en revanche elle connaît le secret des choses. Elle se charge de nous expliquer l'origine du monde, le mouvement des astres, la succession des êtres, etc. Toutes ces révélations indiscrètes, réminiscences lointaines des vieilles utopies agitées dans les écoles de la Grèce et d'Alexandrie, mêlées depuis aux traditions bibliques, produisaient un effet merveilleux sur l'imagination des contemporains; elles accréditèrent sans doute cette idée que Jean de Meung, le plus savant homme de son siècle, même au jugement de Gerson, avait déposé dans son poëme le secret du Grand-OEuvre. Pour nous, elles ont perdu presque tout intérêt. Cependant, il est curieux de voir ce libre penseur du xive siècle réfuter l'opinion populaire sur l'influence des comètes. Il ne croit pas que leur apparition annonce la mort d'un prince ou de quelque grand personnage, puisque le corps d'un roi, quand il est mort, ne diffère pas de celui d'un charretier :

Car leur cors ne vaut une pome
Plus que li cors d'un charetier
Ou d'un clerc ou d'un escuyer.

Trois siècles plus tard, en plein règne de Louis XIV, Bayle, écrivant ses Pensées sur les comètes et se moquant du préjugé, commettait un acte de hardiesse, devant lequel avait reculé le génie intimidé de Bernouilli.

Mais Nature a une autre thèse plus importante, qu'elle se hâte de développer. Elle se plaint à son grand prêtre Génius de la folie des hommes, qui violent continuellement les lois relatives à la propagation de l'espèce. Fatiguée de produire en vain, elle a eu plus d'une fois la tentation de laisser finir

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