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le fang n'avoient pas encore été payés; avec les Traitans qui forçoient l'État à payer fa ruine; avec tous les Officiers des différens Ordres du Royaume, qui réclamoient leurs gages & leurs pensions de plus de vingt années; avec les anciens efclaves des favoris à qui les libéralités de Henri III avoient prodigué le fang du peuple; avec les créanciers des rentes, qui, en chargeant l'État de capitaux immenfes, dévoroient dans l'oifiveté le fruit des travaux & des fueurs de la nation; enfin avec les chefs de la Ligue, qui tous avoient vendu leur fidélité à leur nouveau maître. O honte! O infamie ! Il avoit fallu acheter chaque place, payer chaque traité, estimer à prix d'or l'intérêt que chacun trouvoit dans la révolte, comme fi l'ineftimable honneur de redevenir vertueux n'eût pas été la première des récompenfes. Toutes ces dettes réunies formoient une fomme de trois cens trente millions*. SULLY paffe à l'examen des revenus; il y porte toute la lumière du talent, & toute l'activité du travail. Je fouhaiterois que mon fiècle pût être étonné en apprenant que le Roi ne recevoit que trente millions, tandis que le peuple en payoit cent cinquante. Quelles étoient les fources de cet incroyable défordre ? La foibleffe des Rois, la rapacité des fujets. Outre les fubfides impofés pour les befoins de l'État, chaque Officier

* L'argent étoit alors à 22 liv. le marc. Ainfi la dette de l'État répondoit à 810 millions de notre monnoic actuelle.

ou de guerre ou de juftice ou de finance, levoit des droits fur le peuple qui étoit forcé de nourrir tant de tyrans. Tous les créanciers de l'État, soit étrangers, foit fujets, se payant par leurs propres mains, avoient jufque parmi les fermes du Roi, des fermes à leur profit, & leurs brigands, fous le nom de commis, qui difputoient à ceux du Prince le droit de dévorer le Royaume. Les Fermiers généraux établiffant des fous-fermes, & celles-ci étant fubdivifées en d'autres qui fe partageoient encore en d'autres branches, les revenus de l'État s'épuifoient en paffant par tant de mains, femblables à ces maffes d'eaux, qui précipitées d'une grande hauteur, & roulant de cascade en cascade, de rochers en rochers, fe diffipent en pouffière, font emportées par les vents fur des plaines éloignées, & trompent le baffin qui les attendoit dans le fond du vallon. Cent millions de domaines avoient été aliénés prefque fans titre. Une grande partie des revenus royaux avoit été ou ufurpée par les grands, ou vendue au plus vil prix par ceux mêmes qui furent employés à en conftater l'état. Mais la plus grande fource du défordre étoit les brigandages des Officiers de finance. Qui pourroit retracer tous ces affreux myftères? Qui pourroit détailler toutes les rufes qu'avoit inventées l'avarice pour s'approprier les revenus de l'État? On diminuoit les recettes; on augmentoit les dépenfes; on multiplioit les frais;

on enfloit les émolumens des charges; on faifoit de doubles & de triples emplois; on falfifioit des articles; on en fupprimoit d'autres. SULLY porte le flambeau dans toutes ces mines fourdes & profondes, où les receveurs puifoient l'or de la France. Il parcourt tous les regiftres, compare tous les états, vérifie tous les comptes; il les rapproche; il les combine. Je ne craindrai pas de le dire, ce travail obscur eft peut-être ce qui fait le plus d'honneur à SULLY. L'ame d'un grand Homme conçoit un plaifir fecret, lorfqu'il s'agit dans un Confeil de braver, pour l'honneur de la vertu & le bien de la patrie, un peuple d'ennemis : fon génie s'élève avec transport, lorfque dans le cabinet il forme ces combinaisons puiffantes qui doivent influer fur le fyftême du monde : mais s'enfevelir dans des détails qui rabaiffent continuellement l'effor du génie, & exigent toutes les petites attentions d'un inftin& laborieux; confacrer dans de longues nuits à de pénibles & arides calculs, cette même main accoutumée à conduire des bataillons & à lancer la foudre; tout ce travail, dont les difficultés font immenfes, le fruit incertain, & où l'imagination n'est point foutenue par l'idée de la gloire, demande une ame plus forte & plus vigoureuse que les opérations les plus éclatantes du ministère.

SULLY poursuit l'examen de la France. Il obferve dans tout le Royaume les effets de ces abus. Il voit l'induftrie étouffée, la circulation interrompue, les

le

fonds de terre négligés ou fans valeur, le peuple plongé dans la misère, le crédit anéanti, nulle refsource pour le préfent, une ruine prefqu'inévitable pour l'avenir. Cependant la France, comme un malheureux qui expire en se débattant sous le glaive qui l'égorge, inquiète & tourmentée, s'agitoit dans fes convulfions, pour trouver un remède à fes maux. On avoit créé un Confeil de finances espèce d'hydre encore plus funefte à l'État que Surintendant qu'elle remplaçoit (25). Les membres qui compofoient ce Confeil,livrés à la corruption univerfelle, augmentoient encore les maux qu'ils devoient réformer. On les vit fous des noms empruntés, gouverner toutes les fermes du Royaume, fe faire adjuger au plus vil prix tous les baux des grandes entreprises, forcer par d'indignes délais les créanciers de l'État à réduire eux-mêmes leurs fommes, & les porter enfuite toutes entières fur les comptes. On les vit refufer pour les befoins de la guerre, ces mêmes tréfors qu'ils prodiguoient pour leur luxe, & jouir à la fois de l'indigence du Roi, de la misère du peuple, & du défordre de l'État. Tels notre fiècle a vu dans une ville embrafée par les flammes, & renverfée par les fecouffes d'un tremblement de terre, des brigands chercher de l'or au milieu des cadavres & des ruines, & remercier le Ciel du renversement de la patrie. C'en étoit fait de la France fans le génie de SULLY. Tandis que toutes les mains fe réuniffoient pour la pouffer dans

le précipice, c'est lui qui l'arrêta & fufpendit fa chute. Pour achever de s'inftruire, il parcourt luimême une grande partie des Provinces du Royaume. O vous, qui voulez connoître & guérir les maux d'un État, fortez de vos Palais. Affis à vos tables voluptueuses, vous ignorez qu'il y a des milliers d'hommes qui meurent de faim. Dans les Cours & autour du Trône, le peuple est toujours heureux, un Royaume eft toujours floriffant : c'eft lorfqu'on voit les fillons de la campagne abandonnés, les charrues brifées, les chaumières défertes ou qui tombent en ruine; c'eft lorfqu'on foule l'herbe qui couvre les rues folitaires des villes; c'est lorsqu'on rencontre fur les grands chemins des pères, des mères, de jeunes enfans qui fuient tous ensemble le doux fol de leur patrie, pour aller chercher des alimens fous un ciel plus heureux; c'eft alors que l'humanité s'éveille, que le cœur fe ferre, que les larmes coulent; c'eft alors que l'on commence à concevoir que la Cour n'est point l'État, & que le luxe de quelques hommes ne fait pas le bonheur de vingt millions de citoyens.

Tel fut le spectacle qui frappa les regards de SULLY. Mais avec l'ame du citoyen, il portoit l'œil du philofophe (26). En obfervant les maux, il étudioit les reffources. Il ne faut point que la postérité ignore que SULLY dans fes recherches éprouva de la part des Financiers presqu'autant de difficultés & d'obsta

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