Imágenes de página
PDF
ePub

LIVRE IV

SOMMAIRE.

Calypso interrompt Télémaque pour le faire reposer. Mentor le blâme en secret d'avoir entrepris le récit de ses aventures, et cependant lui conseille de l'achever puisqu'il l'a commencé. Télémaque, selon l'avis de Mentor, continue son récit. Pendant le trajet de Tyr à l'île de Chypre, il voit en songe Vénus et Cupidon l'inviter au plaisir: Minerve lui apparoît aussi, le protégeant de son égide, et Mentor l'exhortant à fuir de l'île de Chypre. A son réveil, les Chypriens, noyés dans le vin, sont surpris par une furieuse tempête qui eût fait périr le navire, si Télémaque lui-même n'eût pris en main le gouvernail, et commandé les manœuvres. Enfin on arrive dans l'île. Peinture des mœurs voluptueuses de ses habitants, du culte rendu à Vénus, et des impressions funestes que ce spectacle produit sur le cœur de Télémaque. Les sages conseils de Mentor, qu'il retrouve tout-à-coup en ce lieu, le délivrent d'un si grand danger. Le Syrien Hazaël, à qui Mentor avoit été vendu, ayant été contraint par les vents de relâcher à l'île de Chypre, comme il alloit en Crète pour étudier les lois de Minos, rend à Télémaque son sage conducteur, et s'embarque avec eux pour l'île de Crète. Ils jouissent, dans ce trajet, du beau spectacle d'Amphitrite traînée dans son char par des chevaux marins.

Calypso, qui avoit été jusqu'à ce moment immobile et transportée de plaisir en écoutant les aventures de Télémaque, l'interrompit pour lui faire prendre quelque repos. «Il est temps, lui dit-elle, que vous alliez goûter la douceur du sommeil après tant de travaux. Vous n'avez rien à craindre ici : tout vous est favorable. Abandonnezvous donc à la joie; goûtez la paix et tous les autres dons des dieux, dont vous allez être comblé. Demain, quand l'Aurore avec ses doigts de roses 1 entr'ouvrira les portes dorées de l'orient, et que les chevaux du Soleil, sortant de l'onde amère, répandront les flammes du 'Homère donne souvent cette épithète à l'Aurore; pododáxtuλog Ĥá;.

:

jour pour chasser devant eux toutes les étoiles du ciel 2, nous reprendrons, mon cher Télémaque, l'histoire de vos malheurs. Jamais votre père n'a égalé votre sagesse et votre courage ni Achille, vainqueur d'Hector, ni Thésée, revenu des enfers, ni même le grand Alcide, qui a purgé la terre de tant de monstres, n'ont fait voir autant de force et de vertu que vous. Je souhaite qu'un profond sommeil vous rende cette nuit courte. Mais, hélas ! qu'elle sera longue pour moi! qu'il me tardera de vous revoir, de vous entendre, de vous faire redire ce que je sais déja, et de vous demander ce que je ne sais pas encore! Allez, mon cher Télémaque, avec le sage Mentor, que les dieux vous ont rendu; allez dans cette grotte écartée, où tout est préparé pour votre repos. Je prie Morphée de répandre ses plus doux charmes sur vos paupières appesanties, de faire couler une vapeur divine dans tous vos membres fatigués, et de vous envoyer des songes légers, qui, voltigeant autour de vous, flattent vos sens par les images les plus riantes, et repoussent loin de vous tout ce qui pourroit vous réveiller trop promptement. >>

La déesse conduisit elle-même Télémaque dans cette grotte séparée de la sienne. Elle n'étoit ni moins rustique, ni moins agréable. Une fontaine, qui couloit dans un coin, y faisoit un doux murmure qui appeloit le sommeil 3. Les nymphes y avoient préparé deux lits d'une molle verdure, sur lesquels elles avoient étendu deux grandes peaux, l'une de lion pour Télémaque, et l'autre d'ours pour Mentor.

Avant que de laisser fermer ses yeux au sommeil, Mentor parla ainsi à Télémaque : « Le plaisir de raconter vos histoires vous a entraîné; vous avez charmé la déesse

[merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small]

en lui expliquant les dangers dont votre courage et votre industrie vous ont tiré par-là vous n'avez fait qu'enflammer davantage son cœur, et que vous préparer une plus dangereuse captivité : comment espérez-vous qu'elle vous laisse maintenant sortir de son île, vous qui l'avez enchantée par le récit de vos aventures? L'amour d'une vaine gloire vous a fait parler sans prudence. Elle s'étoit engagée à vous raconter des histoires, et à vous apprendre quelle a été la destinée d'Ulysse; elle a trouvé moyen de parler longtemps sans rien dire; et elle vous a engagé à lui expliquer tout ce qu'elle desire savoir: tel est l'art des femmes flatteuses et passionnées. Quand est-ce, o Télémaque, que vous serez assez sage pour ne parler jamais par vanité; et que vous saurez taire tout ce qui vous est avantageux, quand il n'est pas utile à dire? Les autres adminent votre sagesse dans un âge où il est pardonnable d'en manquer: pour moi, je ne puis vous pardonner rien; je suis le seul qui vous connois, et qui vous aime assez pour vous avertir de toutes vos fautes. Combien êtes-vous encore éloigné de la sagesse de votre père ! »

« Quoi done! répondit Télémaque, pouvois-je refuser à Calypso de lui raconter mes malheurs? » « Non, reprit Mentor, il falloit les lui raconter: mais vous deviez le faire en ne lui disant que ce qui pouvoit lui donner de la compassion. Vous pouviez dire que vous aviez été, tantôt errant, tantôt captif en Sicile, et puis en Égypte. C'étoit lui dire assez : et tout le reste n'a servi qu'à augmenter le poison qui brûle déja son cœur. Plaise aux dieux que le vôtre puisse s'en préserver ! »

«< Mais que ferai-je donc ? » continua Télémaque d'un ton modéré et docile. « Il n'est plus temps, repartit Mentor, de lui cacher ce qui reste de vos aventures : elle en sait assez pour ne pouvoir être trompée sur ce qu'elle ne sait pas encore; votre réserve ne serviroit qu'à l'irriter. Achevez donc demain de lui raconter tout ce que les dieux ont fait en votre faveur, et apprenez une autre ois à parler plus sobrement de tout ce qui peut vous attirer quelque louange. >>

Télémaque reçut avec amitié un si bon conseil ; et ils se couchèrent.

Aussitôt que Phébus eut répandu ses premiers rayons sur la terre, Mentor, entendant la voix de la déesse qui appeloit ses nymphes dans le bois, éveilla Télémaque. « Il est temps, lui dit-il, de vaincre le sommeil. Allons retrouver Calypso: mais défiez-vous de ses douces paroles; ne lui ouvrez jamais votre cœur; craignez le poison flatteur de ses louanges. Hier elle vous élevoit au-dessus de votre sage père, de l'invincible Achille, du fameux Thésée, d'Hercule devenu immortel. Sentîtesvous combien cette louange est excessive? crûtes-vous ce qu'elle disoit? Sachez qu'elle ne le croit pas ellemême; elle ne vous loue qu'à cause qu'elle vous croit foible, et assez vain pour vous laisser tromper par des louanges disproportionnées à vos actions. >>

Après ces paroles, ils allèrent au lieu où la déesse les attendoit. Elle sourit en les voyant, et cacha, sous une apparence de joie, la crainte et l'inquiétude qui troubloient son cœur; car elle prévoyoit que Télémaque, conduit par Mentor, lui échapperoit de même qu'Ulysse. « Hâtez-vous, dit-elle, mon cher Télémaque, de satisfaire ma curiosité : j'ai cru, pendant toute la nuit, vous voir partir de Phénicie et chercher une nouvelle destinée dans l'île de Chypre. Dites-nous donc quel fut ce voyage, et ne perdons pas un moment. » Alors on s'assit sur l'herbe, semée de violettes, à l'ombre d'un bocage épais.

Calypso ne pouvoit s'empêcher de jeter sans cesse des regards tendres et passionnés sur Télémaque, et de voir avec indignation que Mentor observoit jusqu'au moindre. mouvement de ses yeux. Cependant toutes les nymphes en silence se penchoient pour prêter l'oreille, et faisoient une espèce de demi-cercle pour mieux voir et pour mieux écouter. Les yeux de toute l'assemblée étoient immobiles et attachés sur le jeune homme 1.

1

Conticuere omnes, intentique ora tenebant.

VIRG. Æn. II, 1.

Télémaque, baissant les yeux et rougissant avec beaucoup de grace, reprit ainsi la suite de son histoire :

« A peine le doux souffle d'un vent favorable avoit rempli nos voiles 1, que la terre de Phénicie disparut à nos yeux. Comme j'étois avec les Chypriens, dont j'ignorois les mœurs, je me résolus de me taire, de remarquer tout, et d'observer toutes les règles de la discrétion, pour gagner leur estime. Mais, pendant mon silence, un sommeil doux et puissant vint me saisir; mes sens étoient liés et suspendus; je goûtois une paix et une joie profonde qui enivroit mon cœur.

« Tout-à-coup je crus voir Vénus, qui fendoit les nues dans son char volant conduit par deux colombes. Elle avoit cette éclatante beauté, cette vive jeunesse, ces graces tendres, qui parurent en elle quand elle sortit de l'écume de l'océan, et qu'elle éblouit les yeux de Jupiter même. Elle descendit tout-à-coup d'un vol rapide jusqu'auprès de moi, me mit en souriant la main sur l'épaule, et, me nommant par mon nom, prononça ces paroles Jeune Grec, tu vas entrer dans mon empire; tu arriveras bientôt dans cette ile fortunée où les plaisirs, les ris, et les jeux folâtres, naissent sous mes pas. Là, tu brûleras des parfums sur mes autels; là, je te plongerai dans un fleuve de délices. Ouvre ton cœur aux plus douces espérances, et garde-toi bien de résister à la plus puissante de toutes les déesses, qui veut te rendre heu

reux.

« En même temps j'aperçus l'enfant Cupidon 2, dont les petites ailes s'agitant le faisoient voler autour de sa mère. Quoiqu'il eût sur son visage la tendresse, les

1

Neptunus ventis implevit vela secundis.

VIRG. En. VII, 23.

2 Il eût mieux valu peut-être dans cet ouvrage, où tout devroit avoir la couleur grecque, ne pas donner à l'Amour le nom latin de Cupidon. Il ne faut pourtant pas trop presser cette difficulté; car l'on en viendroit à blâmer l'emploi des mots Amour, Vénus, Diane, Neptune, etc., que l'on ne pourroit remplacer par des noms grecs sans tomber dans une affectation pédantesque.

« AnteriorContinuar »