Imágenes de página
PDF
ePub

esclave, qui, espérant d'obtenir sa liberté, accusoit sans cesse les autres pour faire valoir à son maître son zèle et son attachement à ses intérêts. Cet esclave se nommoit Butis. Je devois succomber en cette occasion : la douleur me pressant, j'oubliai un jour mon troupeau, et je m'étendis sur l'herbe auprès d'une caverne où j'attendois la . mort, ne pouvant plus supporter mes peines.

«En ce moment, je remarquai que toute la montagne trembloit; les chênes et les pins sembloient descendre. du sommet de la montagne; les vents retenoient leurs haleines. Une voix mugissante sortit de la caverne, et me fit entendre ces paroles: Fils du sage Ulysse, il faut que tu deviennes, comme lui, grand par la patience : les princes qui ont toujours été heureux ne sont guère dignes de l'être; la mollesse les corrompt, l'orgueil les enivre. Que tu seras heureux, si tu surmontes tes malheurs, etsi tu ne les oublies jamais! Tu reverras Ithaque, et ta gloire montera jusqu'aux astres 1. Quand tu seras le maître des autres hommes, souviens-toi que tu as été foible, pauvre, et souffrant comme eux 2; prends plaisir à les soulager; aime ton peuple; déteste la flatterie; et sache que tu ne seras grand qu'autant que tu seras modéré et courageux pour vaincre tes passions.

« Ces paroles divines entrèrent jusqu'au fond de mon cœur; elles y firent renaître la joie et le courage. Je ne sentis point cette horreur qui fait dresser les cheveux sur la tête, et qui glace le sang dans les veines, quand les dieux se communiquent aux mortels. Je me levai tranquille j'adorai à genoux, les mains levées vers le ciel, Minerve, à qui je crus devoir cet oracle. En même temps je me trouvai un nouvel homme; la sagesse éclairoit mon esprit ; je sentois une douce force pour modérer

1 Cette locution hyperbolique est d'origine grecque. Aristophane et d'autres auteurs ont dit: xλécs cùpavóμnxes.

2 C'est ce que, dans Athalie, le grand-prêtre dit à Joas :

Entre le pauvre et vous,

vous prendrez Dieu pour juge, Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin, Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin.

toutes mes passions, et pour arrêter l'impétuosité de ma jeunesse. Je me fis aimer de tous les bergers du désert; ma douceur, ma patience, mon exactitude, apaisèrent enfin le cruel Butis, qui étoit en autorité sur les autres esclaves, et qui avoit voulu d'abord me tour

menter.

« Pour mieux supporter l'ennui de la captivité et de la solitude, je cherchai des livres; car j'étois accablé de tristesse, faute de quelque instruction qui pût nourrir mon esprit et le soutenir. Heureux, disois-je, ceux qui se dégoûtent des plaisirs violents, et qui savent se contenter des douceurs d'une vie innocente! Heureux ceux qui se divertissent en s'instruisant, et qui se plaisent à cultiver leur esprit par les sciences! En quelque endroit que la fortune ennemie les jette, ils portent toujours avec eux de quoi s'entretenir 1; et l'ennui, qui dévore les autres hommes, au milieu même des délices, est inconnu à ceux qui savent s'occuper par quelque lecture. Heureux ceux qui aiment à lire, et qui ne sont point, comme moi, privés de la lecture 2 !

<< Pendant que ces pensées rouloient dans mon esprit, je m'enfonçai dans une sombre forêt, où j'aperçus tout-àcoup un vieillard qui tenoit dans sa main un livre. Ce vieillard avoit un grand front chauve et un peu ridé : une barbe blanche pendoit jusqu'à sa ceinture; sa taille étoit haute et majestueuse; son teint étoit encore frais et vermeil, ses yeux vifs et perçants, sa voix douce, ses paroles

1 Cet éloge des livres et de la lecture est aussi vrai que bien exprimé ; mais la critique pourroit observer qu'au temps de Télémaque on ne lisoit guère, si même on lisoit. Au livre XIV, il sera dit de Philoclès qu'il avoit quelques livres, qu'il lisoit à certaines heures. Le passage, bien que controversé, où Homère parle des tablettes remises par Prœtus à Bellérophon, celui où Déjanire, dans les Trachiniennes de Sophocle, décrit les tablettes qui lui ont été laissé es par Hercule, défendent suffisamment Fénelon du reproche d'anachronisme.

2 « Hæc studia... secundas res ornant, adversis perfugium ac sola«tium præbent..., pernoctant nobiscum, peregrinantur.» (CICER., pro Archia.)

simples et aimables. Jamais je n'ai vu un si vénérable vieillard. Il s'appeloit Termosiris 1, et il étoit prêtre d'Apollon, qu'il servoit dans un temple de marbre que les rois d'Égypte avoient consacré à ce dieu dans cette forêt. Le livre qu'il tenoit étoit un recueil d'hymnes en l'honneur des dieux.

« Il m'aborde avec amitié : nous nous entretenons. Il racontoit si bien les choses passées qu'on croyoit les voir; mais il les racontoit courtement, et jamais ses histoires ne m'ont lassé. Il prévoyoit l'avenir par la profonde sagesse qui lui faisoit connoître les hommes et les desseins dont ils sont capables. Avec tant de prudence, il étoit gai, complaisant, et la jeunesse la plus enjouée n'a point autant de grâce qu'en avoit cet homme dans une vieillesse si avancée. Aussi aimoit-il les jeunes gens quand ils étoient dociles, et qu'ils avoient le goût de la vertu.

« Bientôt il m'aima tendrement, et me donna des livres pour me consoler. Il m'appeloit, Mon fils. Je lui disois souvent: Mon père, les dieux, qui m'ont ôté Mentor, ont eu pitié de moi; ils m'ont donné en vous un autre soutien. Cet homme, semblable à Orphée ou à Linus, étoit sans doute inspiré des dieux : il me récitoit les vers qu'il avoit faits, et me donnoit ceux de plusieurs excellents poëtes favorisés des Muses. Lorsqu'il étoit revêtu de sa longue robe d'une éclatante blancheur, et qu'il prenoit en main sa lyre d'ivoire, les tigres, les lions, et les ours, venoient le flatter et lécher ses pieds; les Satyres sortoient des forêts pour danser autour de lui; les arbres mêmes paroissoient émus, et vous auriez cru que les rochers attendris alloient descendre du haut des montagnes au charme de ses doux accents. Il ne chantoit que la grandeur des dieux, la vertu des héros, et la sagesse des hommes qui préfèrent la gloire aux plaisirs. «Il me disoit souvent que je devois prendre courage,

1 L'épisode de Termosiris vaut seul un long poëme (CHATEAUBRIAND, Ilin. t. III, p. 80).

et que les dieux n'abandonneroient ni Ulysse, ni son fils. Enfin il m'assura que je devois, à l'exemple d'Apollon, enseigner aux bergers à cultiver les Muses. Apollon, disoit-il, indigné de ce que Jupiter par ses foudres troubloit le ciel dans les plus beaux jours, voulut's'en venger sur les Cyclopes qui forgeoient les foudres, et il les perça de ses flèches. Aussitôt le mont Etna cessa de vomir des tourbillons de flammes; on n'entendit plus les coups des terribles marteaux qui, frappant l'enclume, faisoient gémir les profondes cavernes de la terre et les abymes de la mer le fer et l'airain, n'étant plus polis par les Cyclopes, commençoient à se rouiller. Vulcain furieux sort de sa fournaise : quoique boiteux, il monte en diligence vers l'Olympe; il arrive, suant et couvert d'une noire poussière, dans l'assemblée des dieux; il fait des plaintes amères. Jupiter s'irrite contre Apollon, le chasse du ciel, et le précipite sur la terre. Son char vide faisoit de lui-même son cours ordinaire, pour donner aux hommes les jours et les nuits avec le changement régulier des saisons.

« Apollon, dépouillé de tous ses rayons, fut contraint de se faire berger, et de garder les troupeaux du roi Admète. Il jouoit de la flûte; et tous les autres bergers venoient à l'ombre des ormeaux sur le bord d'une claire fontaine écouter ses chansons. Jusque-là ils avoient mené une vie sauvage et brutale; ils ne savoient que conduire leurs brebis, les tondre, traire leur lait, et faire des fromages: toute la campagne étoit comme un désert affreux.

<< Bientôt Apollon montra à tous ces bergers les arts qui peuvent rendre leur vie agréable. Il chantoit les fleurs dont le Printemps se couronne, les parfums qu'il répand, et la verdure qui naît sous ses pas. Puis il chantoit les délicieuses nuits de l'été, où les zéphyrs rafraîchissent les hommes, et où la rosée désaltère la terre. Il mêloit aussi dans ses chansons les fruits dorés dont l'automne récompense les travaux des laboureurs, et le repos de l'hiver, pendant lequel la jeunesse folâtre danse auprès du feu. Enfin il représentoit les forêts sombres qui

couvrent les montagnes, et les creux vallons où les rivières, par mille détours, semblent se jouer au milieu des riantes prairies. Il apprit ainsi aux bergers quels sont les charmes de la vie champêtre, quand on sait goûter ce que la simple nature a de gracieux.

« Bientôt les bergers avec leurs flûtes, se virent plus heureux que les rois; et leurs cabanes attiroient en foule les plaisirs purs qui fuient les palais dorés. Les jeux, les ris, les graces, suivoient par-tout les innocentes bergères. Tous les jours étoient des jours de fête on n'entendoit plus que le gazouillement des oiseaux, ou la douce haleine des zéphyrs qui se jouoient dans les rameaux des arbres, ou le murmure d'une onde claire qui tomboit de quelque rocher, ou les chansons que les Muses inspiroient aux bergers qui suivoient Apollon. Ce dieu leur enseignoit à remporter le prix de la course, et à percer de flèches les daims et les cerfs. Les dieux mêmes devinrent jaloux des bergers: cette vie leur parut plus douce que toute leur gloire; et ils rappelèrent Apollon dans l'Olympe.

« Mon fils, cette histoire doit vous instruire, puisque vous êtes dans l'état où fut Apollon. Défrichez cette terre sauvage; faites fleurir comme lui le désert; apprenez à tous ces bergers quels sont les charmes de l'harmonie ; adoucissez les cœurs farouches; montrez-leur l'aimable vertu; faites-leur sentir combien il est doux de jouir dans la solitude des plaisirs innocents que rien ne peut ôter aux bergers. Un jour, mon fils, un jour, les peines et les soucis cruels qui environnent les rois vous feront regretter sur le trône la vie pastorale.

«Ayant ainsi parlé, Termosiris me donna une flûte si douce que les échos de ces montagnes, qui la firent entendre de tous côtés, attirèrent bientôt autour de nous tous les bergers voisins. Ma voix avoit une harmonie divine; je me sentois ému et comme hors de moi-même, pour chanter les graces dont la nature a orné la campagne. Nous passions les jours entiers et une partie des nuits à chanter ensemble. Tous les bergers, oubliant leurs ca

« AnteriorContinuar »