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couroit de rang en rang par-tout sous ses coups. Semblable à un lion de Numidie que la cruelle faim dévore, et qui entre dans un troupeau de faibles brebis, il déchire, il égorge, il nage dans le sang 1; et les bergers, loin de secourir le troupeau, fuient, tremblants, pour se dérober à sa fureur.

« Ces barbares, qui espéroient de surprendre la ville, furent eux-mêmes surpris et déconcertés. Les sujets d'Aceste, animés par l'exemple et par les ordres de Mentor, eurent une vigueur dont ils ne se croyoient point capables. De ma lance je renversai le fils du roi de ce peuple ennemi. Il étoit de mon âge; mais il étoit plus grand que moi car ce peuple venoit d'une race de géants qui étoient de la même origine que les Cyclopes. Il méprisoit un ennemi aussi foible que moi. Mais, sans m'étonner de sa force prodigieuse, ni de son air sauvage et brutal, je poussai ma lance contre sa poitrine, et je lui fis vomir, en expirant, des torrents d'un sang noir. Il pensa m'écraser dans sa chute; le bruit de ses armes retentit jusques aux montagnes. Je pris ses dépouilles 2, et je revins trouver Aceste. Mentor, ayant achevé de mettre les ennemis en désordre, les tailla en pièces, et poussa les fuyards jusque dans les forêts.

« Un succès si inespéré fit regarder Mentor comme un homme chéri et inspiré des dieux. Aceste, touché de reconnoissance, nous avertit qu'il craignoit tout pour nous, si les vaisseaux d'Énée revenoient en Sicile. Il nous en

1

Impastus ceu plena leo per ovilia turbans

(Suadet enim vesana fames) manditque trahitque
Molle pecus, mutumque metu; fremit ore cruento.
VIRG. En. IX, 339.

Βῆ ῥ ̓ ἴμεν, ὥστε λέων ὀρεσίτροφος, ὅστ ̓ ἐπιδευὴς
Δηρὸν ἔῃ κρειῶν, κέλεται δέ ἑ θυμὸς ἀγήνωρ

Μήλων πειρήσοντα καὶ ἐς πυκινὸν δόμον ἐλθεῖν.....

Hoм. II. XII, 299.

On peut voir aussi dans l'Iliade (V, 161) la comparaison de Diomède avec un lion.

2 Selon l'usage des héros homériques, qui ne manquent jamais de dépouiller leur ennemi mort, quand on leur en laisse le temps.

donna un pour retourner sans retardement en notre pays, nous combla de présents, et nous pressa de partir pour prévenir tous les malheurs qu'il prévoyoit. Mais il ne voulut nous donner ni un pilote ni des rameurs de sa nation, de peur qu'ils ne fussent trop exposés sur les côtes de la Grèce : il nous donna des marchands phéniciens1, qui, étant en commerce avec tous les peuples du monde, n'avoient rien à craindre, et qui devoient ramener le vaisseau à Aceste quand ils nous auroient laissés à Ithaque. Mais les dieux, qui se jouent des desseins des hommes, nous réservoient à d'autres dangers.

1 Les Phéniciens, dont Sidon et Tyr sur les côtes de la Syrie étoient les principales villes, faisoient, dans la haute antiquité, un commerce immense, et leur navigation s'étendoit sur toutes les mers.

LIVRE II

SOMMAIRE.

Suite du récit de Télémaque. Le vaisseau tyrien qu'il montoit ayant été pris par une flotte de Sésostris, Mentor et lui sont faits prisonniers, et conduits en Égypte. Richesses et merveilles de ce pays: sagesse de son gouvernement. Télémaque et Mentor sont traduits devant Sésostris, qui renvoie l'examen de leur affaire à un de ses officiers appelé Métophis. Par ordre de cet officier, Mentor est vendu à des Éthiopiens, qui l'emmènent dans leur pays; et Télémaque est réduit à conduire un troupeau dans le désert d'Oasis. Là Termosiris, prêtre d'Apollon, adoucit la rigueur de son exil, en lui apprenant à imiter le dieu, qui, étant contraint de garder les troupeaux d'Admète, roi de Thessalie, se consoloit de sa disgrace en polissant les mœurs sauvages des bergers. Bientôt Sésostris, informé de tout ce que Télémaque faisoit de merveilleux dans les déserts d'Oasis, le rappelle auprès de lui, reconnoît son innocence, et lui promet de le renvoyer à Ithaque. Mais la mort de ce prince replonge Télémaque dans de nouveaux malheurs : il est emprisonné dans une tour sur le bord de la mer, d'où il voit Bocchioris, nouveau roi d'Égypte, périr dans un combat contre ses sujets révoltés et secourus par les Phéniciens.

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« Sésostris avoit résolu, pour abattre leur orgueil, de troubler leur commerce dans toutes les mers. Ses vaisseaux alloient de tous côtés cherchant les Phéniciens. Une flotte égyptienne nous rencontra comme nous commencions à perdre de vue les montagnes de la Sicile. Le port et la terre sembloient fuir derrière nous1 et se perdre dans les nues en même temps nous voyons approcher les navires des Égyptiens, semblables à une ville flottante. Les Phéniciens les reconnurent, et voulurent s'en éloigner : mais il n'étoit plus temps. Leurs voiles étoient meilleures que les nôtres; le vent les favorisoit; leurs rameurs étoient en plus grand nombre: ils nous abordent, nous prennent, et nous emmènent prisonniers en Egypte. «En vain je leur représentai que nous n'étions pas Phéniciens à peine daignèrent-ils m'écouter. Ils nous regardèrent comme des esclaves dont les Phéniciens trafiquoient; et ils ne songèrent qu'au profit d'une telle prise. Déja nous remarquons les eaux de la mer qui blanchissent par le mélange de celles du Nil 2, et nous voyons la côte d'Égypte presque aussi basse que la mer 3. Ensuite nous arrivons à l'île de Pharos 4, voisine de la ville de No 5. De là nous remontons le Nil jusques à Memphis 6.

1

:

Provehimur portu; terræque urbesque recedunt.

VIRG. Æn. III, 72.

Fénelon emploie plus d'une fois cette figure; par exemple, livre III: « Les rivages d'Egypte s'enfuyoient loin de nous. >>

"

2 « J'aperçus sur la surface verte et ridée de la mer une barre d'écume, et, de l'autre côté de cette barre, une eau pâle et tran« quille. Le capitaine vint me frapper sur l'épaule, et me dit en lan«gue franque: Nilo!... La ligne des eaux du fleuve et celle des « eaux de la mer ne se confondoient point; elles étoient distinctes, << séparées; elles écumoient en se rencontrant, et sembloient se ser• vir mutuellement de rivage.» (CHATEAUBR. Itin. t. III, pages 66, 67.) 3 Lucain (VIII, 464) donne au rivage de l'Égypte l'épithète d'infima. Le premier passage classique sur l'île de Pharos est dans l'Odyssée (IV, 354). Cette île, qui a conservé son antique dénomination, forme aujourd'hui le port d'Alexandrie.

5 L'ancienne ville de No paroît avoir occupé la place où Alexandrie fut depuis bâtie.

6 Memphis, aujourd'hui détruite, étoit bâtie au voisinage des Pyramides, non loin du Caire.

«Si la douleur de notre captivité ne nous eût rendus insensibles à tous les plaisirs, nos yeux auroient été charmés de voir cette fertile terre d'Égypte, semblable à un jardin délicieux arrosé d'un nombre infini de canaux. Nous ne pouvions jeter les yeux sur les deux rivages sans apercevoir des villes opulentes, des maisons de campagne agréablement situées, des terres qui se couvroient tous les ans d'une moisson dorée sans se reposer jamais, des prairies pleines de troupeaux, des laboureurs qui étoient accablés sous le poids des fruits que la terre épanchoit de son sein, des bergers qui faisoient répéter les doux sons de leurs flûtes et de leurs chalumeaux à tous les échos d'alentour.

<«< Heureux, disoit Mentor, le peuple qui est conduit par un sage roi! Il est dans l'abondance; il vit heureux, et aime celui à qui il doit tout son bonheur. C'est ainsi, ajoutoit-il, ô Télémaque, que vous devez régner, et faire la joie de vos peuples, si jamais les dieux vous font posséder le royaume de votre père. Aimez vos peuples comme vos enfants; goûtez le plaisir d'être aimé d'eux; et faites qu'ils ne puissent jamais sentir la paix et la joie sans se ressouvenir que c'est un bon roi qui leur a fait ces riches présents. Les rois qui ne songent qu'à se faire craindre, et qu'à abattre leurs sujets pour les rendre plus soumis, sont les fléaux du genre humain. Ils sont craints comme ils le veulent être; mais ils sont haïs, détestés; et ils ont encore plus à craindre de leurs sujets que leurs sujets n'ont à craindre d'eux1.

« Je répondois à Mentor: Hélas! il n'est pas question de songer aux maximes suivant lesquelles on doit régner: il n'y a plus d'Ithaque pour nous. Nous ne reverrons jamais ni notre patrie, ni Pénélope : et quand même Ulysse retourneroit plein de gloire dans son royaume, il n'aura jamais la joie de m'y voir; jamais je n'aurai

1 « Quem metuunt oderunt,» a dit Ennius. La même pensée est dans Laberius:

Necesse est multos timeat quem multi timent.

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