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1 A peine Adraste fut mort, que tous les Dauniens, loin de déplorer leur défaite et la perte de leur chef, se réjouirent de leur délivrance; ils tendirent les mains. aux alliés en signe de paix et de réconciliation. Métrodore, fils d'Adraste, que son père avoit nourri dans des maximes de dissimulation, d'injustice, et d'inhumanité, s'enfuit lâchement. Mais un esclave, complice de ses infamies et de ses cruautés, qu'il avoit affranchi et comblé de biens, et auquel seul il se confia dans sa fuite, ne songea qu'à le trahir pour son propre intérêt : il le tua par derrière pendant qu'il fuyoit, lui coupa la tête, et la porta dans le camp des alliés, espérant une grande récompense d'un crime qui finissoit la guerre. Mais on eut horreur de ce scélérat, et on le fit mourir. Télémaque, ayant vu la tête de Métrodore, qui étoit un jeune homme d'une merveilleuse beauté, et d'un naturel excellent, que les plaisirs et les mauvais exemples avoient corrompu, ne put retenir ses larmes. « Hélas! s'écria-t-il, voilà ce que fait le poison de la prospérité d'un jeune prince. Plus il a d'élévation et de vivacité, plus il s'égare et s'éloigne de tout sentiment de vertu. Et maintenant je serois peut-être de même, si les malheurs où je suis né, graces au dieux, et les instructions de Mentor, ne m'avoient appris à me modérer. »

Les Dauniens assemblés demandèrent, comme l'unique condition de paix, qu'on leur permît de faire un roi de leur nation, qui pût effacer, par ses vertus, l'opprobre dont l'impie Adraste avoit couvert la royauté. Ils remercioient les dieux d'avoir frappé le tyran; ils venoient en foule baiser la main de Télémaque, qui avoit été trempée dans le sang de ce monstre; et leur défaite étoit pour eux comme un triomphe. Ainsi tomba en un moment, sans aucune ressource, cette puissance qui menaçoit toutes les autres dans l'Hespérie, et qui faisoit trembler tant de peuples. Semblable à ces terrains qui paroissent fermes et immobiles, mais que l'on sape peu

1 VAR. Livre XXI.

à-peu par-dessous : long-temps on se moque du foible travail qui en attaque les fondements; rien ne paroît affoibli, tout est uni, rien ne s'ébranle; cependant tous les soutiens souterrains sont détruits peu-à-peu, jusqu'au moment où, tout-à-coup, le terrain s'affaisse, et ouvre un abyme. Ainsi une puissance injuste et trompeuse, quelque prospérité qu'elle se procure par ses violences, creuse elle-même un précipice sous ses pieds. La fraude et l'inhumanité sapent peu-à-peu tous les plus solides fondements de l'autorité illégitime on l'admire, on la craint, on tremble devant elle, jusqu'au moment où elle n'est déja plus; elle tombe de son propre poids, et rien ne peut la relever, parcequ'elle a détruit, de ses propres mains, les vrais soutiens de la bonne foi et de la justice, qui attirent l'amour et la confiance.

LIVRE XVI1

SOMMAIRE

Les chefs de l'armée s'assemblent pour délibérer sur la demande des Dauniens. Télémaque, après avoir rendu les derniers devoirs à Pisistrate, fils de Nestor, se rend à l'assemblée, où la plupart sont d'avis de partager entre eux le pays des Dauniens, et offrent à Télémaque, pour sa part, la fertile contrée d'Arpine. Bien loin d'accepter cette offre, Télémaque fait voir que l'intérêt commun des alliés est de laisser aux Dauniens leurs terres, et de leur donner pour roi Polydamas, fameux capitaine de leur nation, non moins estimé pour sa sagesse que pour sa valeur. Les alliés consentent à ce choix, qui comble de joie les Dauniens. Télémaque persuade ensuite à ceux-ci de donner la contrée d'Arpine à Diomède, roi d'Étolie, qui étoit alors poursuivi, avec ses compagnons, par la colère de Vénus, qu'il avoit blessée au siége de Troie. Les troubles étant ainsi terminés, tous les princes ne songent plus qu'à se séparer pour s'en retourner chacun dans son pays.

Les chefs de l'armée s'assemblèrent, dès le lendemain, pour accorder un roi aux Dauniens. On prenoit plaisir à voir les deux camps confondus par une amitié si inespérée, et les deux armées qui n'en faisoient plus qu'une. Le sage Nestor ne put se trouver dans ce conseil, parce que la douleur, jointe à la vieillesse, avoit flétri son cœur, comme la pluie abat et fait languir, le soir, une fleur 2 qui étoit, le matin, pendant la naissance de

2

1 VAR. Livre XXI.

Lassove papavera collo
Demisere caput, pluvia quum forte gravantur.
VIRG. En. IX, 436.

Cette comparaison a déja été employée: voyez le livre VI.

l'aurore, la gloire et l'ornement des vertes campagnes. Ses yeux étoient devenus deux fontaines de larmes qui ne pouvoient tarir: loin d'eux s'enfuyoit le doux sommeil, qui charme les plus cuisantes peines; l'espérance, qui est la vie du cœur de l'homme, étoit éteinte en lui. Toute nourriture étoit amère à cet infortuné vieillard; la lumière même lui étoit odieuse : son ame ne demandoit plus qu'à quitter son corps, et qu'à se plonger dans l'éternelle nuit de l'empire de Pluton. Tous ses amis lui parloient en vain; son cœur, en défaillance, étoit dégoûté de toute amitié, comme un malade est dégoûté des meilleurs aliments. A tout ce qu'on pouvoit lui dire de plus touchant, il ne répondoit que par des gémissements et des sanglots. De temps en temps on l'entendoit dire « O Pisistrate, Pisistrate! Pisistrate, mon fils, tu m'appelles! Je te suis, Pisistrate; tu me rendras la mort douce. O mon cher fils! je ne desire plus pour tout bien que de te revoir sur les rives du Styx. » Il passoit des heures entières sans prononcer aucune parole, mais gémissant, et levant les mains et les yeux noyés de larmes vers le ciel.

Cependant les princes assemblés attendoient Télémaque, qui étoit auprès du corps de Pisistrate il répandoit sur son corps des fleurs à pleines mains 1; il y ajoutoit des parfums exquis, et versoit des larmes amères. « O mon cher compagnon, disoit-il, je n'oublierai jamais de t'avoir vu à Pylos, de t'avoir suivi à Sparte, de t'avoir retrouvé sur les bords de la GrandeHespérie; je te dois mille soins : je t'aimois, tu m'aimois aussi; j'ai connu ta valeur, elle auroit surpassé celle de plusieurs Grecs fameux. Hélas! elle t'a fait périr avec gloire, mais elle a dérobé au monde une vertu naissante qui eût égalé celle de ton père : oui, ta sagesse et ton éloquence, dans un âge mur, auroit été semblable à celle de ce vieillard, admiré de toute la Grèce. Tu avois déja cette douce insinuation à laquelle

1

.... Manibus date lilia plenis.

VIRG. Æn. VI, $83.

on ne peut résister quand il parle, ces manières naïves de raconter, cette sage modération qui est un charme pour apaiser les esprits irrités, cette autorité qui vient de la prudence et de la force des bons conseil. Quand tu parlois, tous prêtoient l'oreille, tous étoient prévenus, tous avoient envie de trouver que tu avois raison; ta parole, simple et sans faste, couloit doucement dans les cœurs, comme la rosée sur l'herbe naissante. Hélas! tant de biens que nous possédions, il y a quelques heures, nous sont enlevés à jamais. Pisistrate, que j'ai embrassé ce matin, n'est plus; il ne nous en reste qu'un douloureux souvenir. Au moins si tu avois fermé les yeux de Nestor avant que nous eussions fermé les tiens, il ne verroit pas ce qu'il voit, il ne seroit pas le plus malheureux de tous les pères. »>

Après ces paroles, Télémaque fit laver la plaie sanglante qui étoit dans le côté de Pisistrate; il le fit étendre dans un lit de pourpre, où sa tête penchée avec la pâleur de la mort ressembloit à un jeune arbre qui, ayant couvert la terre de son ombre, et poussé vers le ciel des rameaux fleuris, a été entamé par le tranchant de la cognée d'un bûcheron : il ne tient plus à sa racine ni à la terre, mère féconde qui nourrit les tiges dans son sein; il languit, sa verdure s'efface; il ne peut plus se soutenir, il tombe ses rameaux, qui cachoient le ciel, traînent sur la poussière, flétris et desséchés; il n'est plus qu'un tronc abattu et dépouillé de toutes ses graces. Ainsi Pisistrate, en proie à la mort, étoit déja emporté par ceux qui devoient le mettre dans le bûcher fatal. Déja la flamme montoit vers le ciel. Une troupe de Pyliens, les yeux baissés et pleins de larmes, leurs armes renversées, le conduisoient lentement. Le corps est bientôt brûlé les cendres sont mises dans une urne d'or; et Télémaque, qui prend soin de tout, confie cette urne, comme un grand trésor, à Callimaque, qui avoit été le gouverneur de Pisistrate. « Gardez, lui dit-il, ces cendres, tristes mais précieux restes de celui que vous avez aimé; gardez-les pour son père. Mais attendez à

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