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toujours repoussée par l'impitoyable Charon. Faut-il que je doive tant à un homme que j'ai tant haï! O dieux, récompensez-le, et délivrez-moi d'une vie si malheureuse! Pour vous, ô Télémaque, rendez-moi les derniers devoirs que vous avez rendus à mon frère, afin que rien ne manque à votre gloire. »

A ces paroles, Phalante demeura épuisé et abattu d'un excès de douleur. Télémaque se tint auprès de lui sans oser lui parler, et attendant qu'il reprit ses forces. Bientôt Phalante, revenant de cette défaillance, prit l'urne des mains de Télémaque, la baisa plusieurs fois, l'arrosa de ses larmes, et dit : « O chères, ô précieuses cendres, quand est-ce que les miennes seront renfermées avec vous dans cette même urne? O ombre d'Hippias, je te suis dans les enfers; Télémaque nous vengera tous deux. »

Cependant le mal de Phalante diminua de jour en jour par les soins des deux hommes qui avoient la science d'Esculape. Télémaque étoit sans cesse avec eux auprès du malade, pour les rendre plus attentifs à avancer sa guérison; et toute l'armée admiroit bien plus la bonté de cœur avec laquelle il secouroit son plus grand ennemi, que la valeur et la sagesse qu'il avoit montrées en sauvant, dans la bataille, l'armée des alliés.

En même temps, Télémaque se montroit infatigable dans les plus rudes travaux de la guerre. Il dormoit peu, et son sommeil étoit souvent interrompu, ou par les avis qu'il recevoit à toutes les heures de la nuit comme du jour, ou par la visite de tous les quartiers du camp, qu'il ne faisoit jamais deux fois de suite aux mêmes heures, pour mieux surprendre ceux qui n'étoient pas assez vigilants. Il revenoit souvent dans sa tente couvert de sueur et de poussière. Sa nourriture étoit simple; il vivoit comme les soldats, pour leur donner l'exemple de la sobriété et de la patience. L'armée ayant peu de vivres dans ce campement, il jugea nécessaire d'arrêter les murmures des soldats, en souffrant lui-même volontairement les mêmes incommodités qu'eux. Son corps, loin de s'affoi

blir dans une vie si pénible, se fortifioit et s'endurcissoit chaque jour. Il commençoit à n'avoir plus ces graces si tendres qui sont comme la fleur de la première jeunesse, son teint devenoit plus brun et moins délicat, ses membres moins mous et plus nerveux.

LIVRE XIV

SOMMAIRE

Télémaque, persuadé par divers songes que son père Ulysse n'est plus sur la terre, exécute le dessein qu'il avoit conçu depuis longtemps, de l'aller chercher dans les enfers. Il se dérobe du camp pendant la nuit, et se rend à la fameuse caverne d'Achérontia. Il s'y enfonce courageusement, et arrive bientôt au bord du Styx, où Charon le reçoit dans sa barque. Il va se présenter devant Pluton, qui lui permet de chercher son père dans les enfers. Il traverse d'abord le Tartare, où il voit les tourments que souffrent les ingrats, les parjures, les impies, les hypocrites, et surtout les mauvais rois. Il entre ensuite dans les Champs-Élysées, où il contemple avec délices la félicité dont jouissent les hommes justes, et surtout les bons rois, qui, pendant leur vie, ont sagement gouverné les hommes. Il est reconnu par Arcésius, son bisaïeul, qui l'assure qu'Ulysse est vivant, et qu'il reprendra bientôt l'autorité dans Ithaque, où son fils doit régner après lui. Arcésius donne à Télémaque les plus sages instructions sur l'art de régner. Il lui fait remarquer combien la récompense des bons rois, qui ont principalement excellé par la justice et par la vertu, surpasse la gloire de ceux qui ont excellé par leur valeur. Après cet entretien, Télémaque sort du ténébreux empire de Pluton, et retourne promptement au camp des alliés.

Cependant Adraste, dont les troupes avoient été considérablement affoiblies dans le combat, s'étoit retiré derrière la montagne d'Aulon 2, pour attendre divers secours, et pour tâcher de surprendre encore une fois ses ennemis; semblable à un lion affamé, qui, ayant été repoussé d'une bergerie, s'en retourne dans les sombres

1 VAR. Livre XVIII.

2 Aulon, qui plus tard fut appelée Caulon, répond à-peu-près au Castel-Vetere moderne.

forêts, et rentre dans sa caverne, où il aiguise ses dents et ses griffes, attendant le moment favorable pour égorger tous les troupeaux.

Télémaque, ayant pris soin de mettre une exacte discipline dans tout le camp, ne songea plus qu'à exécuter un dessein qu'il avoit conçu, et qu'il cacha à tous les chefs de l'armée. Il y avoit déja long-temps qu'il étoit agité, pendant toutes les nuits, par des songes qui lui représentoient son père Ulysse 2. Cette chère image revenoit toujours sur la fin de la nuit, avant que l'Aurore vînt chasser du ciel, par ses feux naissants, les inconstantes étoiles, et de dessus la terre, le doux Sommeil, suivi des Songes voltigeants. Tantôt il croyoit voir Ulysse nu, dans une île fortunée, sur la rive d'un fleuve, dans une prairie ornée de fleurs, et environné de Nymphes qui lui jetoient des habits pour se couvrir; tantôt il croyoit l'entendre parler dans un palais tout éclatant d'or et d'ivoire, où des hommes couronnés de fleurs l'écoutoient avec plaisir et admiration. Souvent Ulysse lui apparoissoit tout-à-coup dans des festins où la joie éclatoit parmi les délices, et où l'on entendoit les tendres accords d'une voix avec une lyre plus douce que la lyre d'Apollon et que les voix de toutes les muses".

ὥστε λἷς Αϋγένειος

ὅν ῥὰ κύνες τε καὶ ἄνδρες ἀπὸ σταθμοῖο δίωνται
Εγχεσι καὶ φωνῇ· τοῦ δ ̓ ἐν φρεσὶν ἄλκιμον ἦτορ
Παχνοῦται, ἀέκων δέ τ' ἔβη ἀπὸ μεσσχύλοιο.

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Télémaque voyoit en songe les événements réels arrivés à son père, et racontés dans l'Odyssée, livres VI, VII, VIII.

Télémaque, en s'éveillant, s'attristoit de ces songes si agréables. «O mon père, ô mon cher père Ulysse, s'écrioit-il, les songes les plus affreux me seroient plus doux ! Ces images de félicité me font comprendre que vous êtes déja descendu dans le séjour des ames bienheureuses, que les dieux récompensent de leur vertu par une éternelle tranquillité. Je crois voir les ChampsElysées. O qu'il est cruel de n'espérer plus! Quoi donc mon cher père, je ne vous verrai jamais ! jamais je n'embrasserai celui qui m'aimoit tant, et que je cherche avec tant de peine ! jamais je n'entendrai parler cette bouche d'où sortoit la sagesse ! jamais je ne baiserai ces mains, ces chères mains, ces mains victorieuses qui ont abattu tant d'ennemis ! elles ne puniront point les insensés amants de Pénélope, et Ithaque ne se relèvera jamais de sa ruine! O dieux, ennemis de mon père, vous m'envoyez ces songes funestes pour arracher toute espérance de mon cœur; c'est m'arracher la vie. Non, je ne puis plus vivre dans cette incertitude. Que dis-je ? hélas ! je ne suis que trop certain que mon père n'est plus. Je vais chercher son ombre jusque dans les enfers. Thésée y est bien descendu, Thésée, cet impie qui vouloit outrager les divinités infernales; et moi, j'y vais conduit par la piété. Hercule y descendit : je ne suis pas Hercule; mais il est beau d'oser l'imiter. Orphée a bien touché, par le récit de ses malheurs, le cœur de ce dieu qu'on dépeint comme inexorable 1 : il obtint de lui qu'Eurydice retournât parmi les vivants. Je suis plus digne de compassion qu'Orphée; car ma perte est plus grande. Qui pourroit comparer une jeune fille, semblable à cent autres, avec le sage Ulysse, admiré de toute la Grèce? Allons; mourons, s'il le faut. Pourquoi craindre la mort quand on souffre tant dans la

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