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plus rigoureusement que Tantale, Ixion et les Danaïdes ! Mais plutôt, que cette paix soit inébranlable comme les rochers d'Atlas, qui soutient le ciel; que tous les peuples la révèrent et goûtent ses fruits, de génération en génération; que les noms de ceux qui l'auront jurée soient avec amour et vénération dans la bouche de nos derniers neveux; que cette paix, fondée sur la justice et sur la bonne foi, soit le modèle de toutes les paix 1 qui se feront à l'avenir chez toutes les nations de la terre; et que tous les peuples, qui voudront se rendre heureux en se réunissant, songent à imiter les peuples de l'Hespérie ! »

A ces paroles, Idoménée et les autres rois jurent la paix aux conditions marquées. On donne de part et d'autre douze otages. Télémaque veut être du nombre des otages donnés par Idoménée; mais on ne peut consentir que Mentor en soit, parce que les alliés veulent qu'il demeure auprès d'Idoménée pour répondre de sa conduite et de celle de ses conseillers, jusqu'à l'entière exécution des choses promises. On immola, entre la ville et l'armée ennemie, cent génisses blanches comme la neige, et autant de taureaux de même couleur, dont les cornes étoient dorées et ornées de festons. On entendoit retentir, jusque dans les montagnes voisines, le mugissement affreux des victimes qui tomboient sous le couteau sacré. Le sang fumant ruisseloit de toutes parts. On faisoit couler avec abondance un vin exquis pour les libations. Les aruspices consultoient les entrailles qui palpitoient encore. Les sacrificateurs brûloient sur les autels un encens qui formoit un épais nuage, et dont la bonne odeur parfumoit toute la campagne.

Cependant les soldats des deux partis, cessant de se regarder d'un œil ennemi, commençoient à s'entretenir sur leurs aventures. Ils se délassoient déja de leurs travaux, et goûtoient par avance les douceurs de la paix.

1 Il n'est pas d'usage d'employer le mot paix au pluriel.

2 Il eût mieux valu sans doute ne pas faire usage, dans la descrip. tion d'un sacrifice grec, du mot aruspice, qui est propre à la langue des Romains, et à leurs cérémonies.

Plusieurs de ceux qui avoient suivi Idoménée au siége de Troie reconnurent ceux de Nestor qui avoient combattu dans la même guerre. Ils s'embrassoient avec tendresse, et se racontoient mutuellement tout ce qui leur étoit arrivé depuis qu'ils avoient ruiné la superbe ville qui étoit l'ornement de toute l'Asie. Déjà ils se couchoient sur l'herbe, se couronnoient de fleurs, et buvoient ensemble le vin qu'on apportoit de la ville dans de grands vases, pour célébrer une si heureuse journée.

Tout à coup Mentor dit aux rois et aux capitaines assemblés : « Désormais, sous divers noms et sous divers chefs, vous ne ferez plus qu'un seul peuple. C'est ainsi que les justes dieux, amateurs des hommes, qu'ils ont formés, veulent être le lien éternel de leur parfaite concorde. Tout le genre humain n'est qu'une famille dispersée sur la face de toute la terre. Tous les peuples sont frères, et doivent s'aimer comme tels. Malheur à ces impies qui cherchent une gloire cruelle dans le sang de leurs frères, qui est leur propre sang!

« La guerre est quelquefois nécessaire, il est vrai; mais c'est la honte du genre humain qu'elle soit inévitable en certaines occasions. O rois, ne dites point qu'on doit la désirer pour acquérir de la gloire. La vraie gloire ne se trouve point hors de l'humanité. Quiconque préfère sa propre gloire aux sentiments de l'humanité est un monstre d'orgueil, et non pas un homme : il ne parviendra même qu'à une fausse gloire; car la vraie ne se trouve que dans la modération et dans la bonté. On pourra le flatter pour contenter sa vanité folle; mais on dira toujours de lui en secret, quand on voudra parler sincèrement: Il a d'autant moins mérité la gloire, qu'il l'a désirée avec une passion injuste les hommes ne doivent point l'estimer, puisqu'il a si peu estimé les hommes, et qu'il a prodigué leur sang par une brutale vanité. Heureux le roi qui aime son peuple, qui en est aimé, qui se confie en ses voisins, et qui a leur confiance; qui, loin de leur faire la guerre, les empêche de l'avoir entre eux, et qui fait envier à toutes les nations étran

gères le bonheur qu'ont ses sujets de l'avoir pour roi ! « Songez donc à vous rassembler de temps en temps, ô vous qui gouvernez les puissantes villes de l'Hespérie. Faites de trois ans en trois ans une assemblée générale, où tous les rois, qui sont ici présents, se trouvent pour renouveler l'alliance par un nouveau serment, pour raffermir l'amitié promise, et pour délibérer sur tous les intérêts communs. Tandis que vous serez unis, vous aurez au-dedans de ce beau pays la paix, la gloire et l'abondance; au-dehors vous serez toujours invincibles. Il n'y a que la Discorde, sortie de l'enfer pour tourmenter les hommes insensés, qui puisse troubler la félicité que les dieux vous préparent. »

Nestor lui répondit : « Vous voyez, par la facilité avec laquelle nous faisons la paix, combien nous sommes éloignés de vouloir faire la guerre par une vaine gloire, ou par l'injuste avidité de nous agrandir au préjudice de nos voisins. Mais que peut-on faire quand on se trouve auprès d'un prince violent, qui ne connoît point d'autre loi que son intérêt, et qui ne perd aucune occasion d'envahir les terres des autres états? Ne croyez pas que je parle d'Idoménée; non, je n'ai plus de lui cette pensée : c'est Adraste, roi des Dauniens 1, de qui nous avons tout à craindre. Il méprise les dieux, et croit que tous les hommes qui sont sur la terre ne sont nés que pour servir à sa gloire par leur servitude. Il ne veut point de sujets dont il soit le roi et le père; il veut des esclaves et des adorateurs; il se fait rendre les honneurs divins. Jusqu'ici l'aveugle fortune a favorisé ses plus injustes entreprises. Nous nous étions hâtés de venir attaquer Salente pour nous défaire du plus faible de nos ennemis, qui ne commençoit qu'à s'établir dans cette côte, afin de tourner ensuite nos armes contre cet autre ennemi plus puissant. Il a déjà pris plusieurs villes de nos alliés. Ceux de Crotone ont perdu contre lui deux batailles. Il se sert de toutes sortes de moyens pour contenter son

1 La Daunie répond à une portion de la Pouille actuelle.

ambition la force et l'artifice, tout lui est égal, pourvu qu'il accable ses ennemis. Il a amassé de grands trésors; ses troupes sont disciplinées et aguerries; ses capitaines sont expérimentés; il est bien servi; il veille lui-même sans cesse sur tous ceux qui agissent par ses ordres. Il punit sévèrement les moindres fautes, et récompense avec libéralité les services qu'on lui rend. Sa valeur soutient et anime celle de toutes ses troupes. Ce seroit un roi accompli, si la justice et la bonne foi régloient sa conduite; mais il ne craint ni les dieux ni le reproche de sa conscience. Il compte même pour rien la réputation; il la regarde comme un vain fantôme qui ne doit arrêter que les esprits foibles. Il ne compte pour un bien solide et réel que l'avantage de posséder de grandes richesses, d'être craint et de fouler à ses pieds tout le genre humain. Bientôt son armée paroîtra sur nos terres ; et, si l'union de tant de peuples ne nous met en état de lui résister, toute espérance de liberté nous sera ôtée. C'est l'intérêt d'Idoménée, aussi bien que le nôtre, de s'opposer à ce voisin, qui ne peut souffrir rien de libre. dans son voisinage. Si nous étions vaincus, Salente seroit menacée du même malheur. Hâtons-nous donc tous ensemble de le prévenir. »

Pendant que Nestor parloit ainsi, on s'avançoit vers la ville; car Idoménée avoit prié tous les rois et tous les principaux chefs d'y entrer pour y påsser la nuit.

LIVRE X'

SOMMAIRE.

Les alliés proposent à Idoménée d'entrer dans leur ligue contre les Dauniens. Ce prince y consent, et leur promet des troupes. Mentor le désapprouve de s'être engagé si légèrement dans une nouvelle guerre, au moment où il avait besoin d'une longue paix pour consolider, par de sages établissements, sa ville et son royaume à peine fondés. Idoménée reconnoît sa faute; et, aidé des conseils de Mentor, il amène les alliés à se contenter d'avoir dans leur armée Télémaque avec cent jeunes Crétois. Sur le point de partir, et faisant ses adieux à Mentor, Télémaque ne peut s'empêcher de témoigner quelque surprise de la conduite d'Idoménée. Mentor profite de cette occasion pour faire sentir à Télémaque combien il est dangereux d'être injuste, en se laissant aller à une critique rigoureuse contre ceux qui gouvernent. Après le départ des alliés, Mentor examine en détail la ville et le royaume de Salente, l'état de son commerce, et toutes les parties de l'administration. Il fait faire à Idoménée de sages règlements pour le commerce et pour la police; il lui fait partager le peuple en sept classes, dont il distingue les rangs par la diversité des habits. Il retranche le luxe et les arts inutiles, pour appliquer les artisans aux arts nécessaires, au commerce, et surtout à l'agriculture qu'il remet en honneur: enfin il ramène tout à une noble et frugale simplicité. Heureux effets de cette réforme.

Cependant toute l'armée des alliés dressoit ses tentes, et la campagne étoit déja couverte de riches pavillons de toutes sortes de couleurs, où les Hespériens fatigués attendoient le sommeil. Quand les rois, avec leur suite, furent entrés dans la ville, ils parurent étonnés qu'en si peu de temps on eût pu faire tant de bâtiments magnifiques, et que l'embarras d'une si grande guerre n'eût

1 VAR. Livre XII, dans la division en XXIV Livres,

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