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dans une profonde nuit, comme les peuples que le soleil n'éclaire point pendant plusieurs mois de l'année ; il croit être sage, et il est insensé; il croit tout voir, et il ne voit rien; il meurt, n'ayant jamais rien vu; tout au plus il aperçoit de sombres et fausses lueurs, de vaines ombres, des fantômes qui n'ont rien de réel. Ainsi sont tous les hommes entraînés par le plaisir des sens et par le charme de l'imagination. Il n'y a point sur la terre de véritables hommes, excepté ceux qui consultent, qui aiment, qui suivent cette raison éternelle : c'est elle qui nous inspire quand nous pensons bien; c'est elle qui nous reprend quand nous pensons mal. Nous ne tenons pas moins d'elle la raison que la vie. Elle est comme un grand océan de lumière: nos esprits sont comme de petits ruisseaux qui en sortent, et qui y retournent pour s'y perdre.

<< Quoique je ne comprisse point encore parfaitement la profonde sagesse de ces discours, je ne laissois pas d'y goûter je ne sais quoi de pur et de sublime : mon cœur en étoit échauffé; et la vérité me sembloit reluire dans toutes ces paroles. Ils continuèrent à parler de l'origine des dieux, des héros, des poëtes, de l'âge d'or, du déluge, des premières histoires du genre humain, du fleuve d'oubli où se plongent les ames des morts, des peines éternelles préparées aux impies dans le gouffre noir du Tartare, et de cette heureuse paix dont jouissent les justes dans les Champs-Élysées, sans crainte de pouvoir la perdre.

« Pendant qu'Hazaël et Mentor parloient, nous aperçûmes des dauphins couverts d'une écaille qui parois- soit d'or et d'azur. En se jouant, ils soulevoient les flots avec beaucoup d'écume. Après eux venoient des tritons qui sonnoient de la trompette avec leurs conques recourbées. Ils environnoient le char d'Amphitrite, traîné par des chevaux marins plus blancs que la neige, et qui, fendant l'onde salée, laissoient loin derrière eux un vaste sillon dans la mer. Leurs yeux étoient enflammés, et leurs bouches étoient fumantes. Le char de la déesse étoit une conque d'une merveilleuse figure; elle étoit

d'une blancheur plus éclatante que l'ivoire, et les roues étoient d'or. Ce char sembloit voler sur la face des eaux paisibles 1. Une troupe de nymphes couronnées de fleurs nageoient en foule derrière le char; leurs beaux cheveux pendoient sur leurs épaules et flottoient au gré du vent. La déesse tenoit d'une main un sceptre d'or pour commander aux vagues, de l'autre elle portoit sur ses genoux le petit dieu Palémon son fils, pendant à sa mamelle. Elle avoit un visage serein, et une douce majesté qui faisoit fuir les Vents séditieux et toutes les noires Tempêtes 2. Les tritons conduisoient les chevaux et tenoient les rênes dorées. Une grande voile de pourpre flottoit dans l'air au-dessus du char; elle étoit à demi enflée par le souffle d'une multitude de petits zéphyrs qui s'efforçoient de la pousser par leurs haleines. On voyoit au milieu des airs Éole empressé, inquiet, et ardent. Son visage ridé et chagrin, sa voix menaçante, ses sourcils épais et pendants, ses yeux pleins d'un feu sombre et austère, tenoient en silence les fiers aquilons, et repoussoient tous les nuages. Les immenses baleines 3 et tous les monstres marins, faisant avec leurs narines un flux et reflux de l'onde amère, sortoient à la hâte de leurs grottes profondes pour voir la déesse.

1

2

Cæruleo per summa levis volat æquora curru.

VIRG. Æn. V, 819.
Luctantes ventos tempestatesque sonoras.
VIRG. En. I, 53.

3 Virgile (V, 822) place aussi immania cete dans le cortége de Neptune. Les deux descriptions méritent d'être comparées. Le poëte latin donne à Palémon l'épithète d'Inoüs, fils d'Ino. Fénelon, je ne puis dire sur quelle autorité, fait Palémon fils d'Amphitrite. Pausanias (Corinth., ch. 1, 6, 7) dit que l'on voyoit dans le temple de Neptune à Corinthe un char sur lequel Neptune et Amphitrite étoient placés debout, et près d'eux, debout sur un dauphin, étoit le petit Palémon, яais ó Пaλzip.wv. Est-ce ce passage, mal compris, qui a fait croire à Fénelon que Palémon étoit fils d'Amphitrite?

LIVRE V

SOMMAIRE.

Suite du récit de Télémaque. Richesses et fertilité de l'île de Crète; mœurs de ses habitants, et leur prospérité sous les sages lois de Minos. Télémaque, à son arrivée dans l'île, apprend qu'Idoménće, qui en étoit roi, vient de sacrifier son fils unique, pour accomplir un vœu indiscret; que les Crétois, pour venger le sang du fils, ont réduit le père à quitter leur pays; qu'après de longues incertitudes, ils sont actuellement assemblés afin d'élire un autre roi. Télémaque, admis dans cette assemblée, y remporte les prix à divers jeux, et résout avec une rare sagesse plusieurs questions morales et politiques proposées aux concurrents par les vieillards, juges de l'île. Le premier de ces vieillards, frappé de la sagesse de ce jeune étranger, propose à l'assemblée de le couronner roi; et la proposition est accueillie de tout le peuple avec de vives acclamations. Cependant Télémaque refuse de régner sur les Crétois, préférant la pauvre Ithaque à la gloire et à l'opulence du royaume de Crète. Il propose d'élire Mentor, qui refuse aussi le diadème. Enfin l'assemblée pressant Mentor de choisir pour toute la nation, il rapporte ce qu'il vient d'apprendre des vertus d'Aristodème, et décide aussitôt l'assemblée à le proclamer roi. Bientôt après, Mentor et Télémaque s'embarquent sur un vaisseau crétois, pour retourner à Ithaque. Alors Neptune, pour consoler Vénus irritée, suscite une horrible tempête qui brise leur vaisseau. Ils échappent à ce danger en s'attachant aux débris du mât, qui, poussé par les flots, les fait aborder à l'île de Calypso.

Après que nous eûmes admiré ce spectacle, nous commençâmes à découvrir les montagnes de Crète, que nous avions encore assez de peine à distinguer des nuées du ciel et des flots de la mer. Bientôt nous vîmes le sommet du mont Ida, qui s'élève au-dessus des autres montagnes de l'île, comme un vieux cerf dans une forêt porte son bois rameux1 au-dessus des têtes des jeunes faons dont il est

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suivi. Peu-à-peu nous vîmes plus distinctement les côtes. de cette île, qui se présentoient à nos yeux comme un amphithéâtre. Autant que la terre de Chypre nous avoit paru négligée et inculte, autant celle de Crète se montroit fertile et ornée de tous les fruits par le travail de ses habitants.

« De tous côtés nous remarquions des villages bien bâtis, des bourgs qui égaloient des villes, et des villes superbes. Nous ne trouvions aucun champ où la main du diligent laboureur ne fût imprimée; par-tout la charrue avoit laissé de creux sillons: les ronces, les épines, et toutes les plantes qui occupent inutilement la terre, sont inconnues en ce pays. Nous considérions avec plaisir les creux vallons où les troupeaux de bœufs mugissoient dans les gras herbages le long des ruisseaux; les moutons paissant sur le penchant d'une colline; les vastes campagnes couvertes de jaunes épis, riches dons de la féconde Cérès; enfin, les montagnes ornées de pampre, et de grappes d'un raisin déja coloré qui promettoit aux vendangeurs les doux présents de Bacchus pour charmer les soucis des hommes.

<< Mentor nous dit qu'il avoit été autrefois en Crète ; et il nous expliqua ce qu'il en connoissoit. Cette île, disoitil, admirée de tous les étrangers, et fameuse par ses cent villes 1, nourrit sans peine tous ses habitants, quoiqu'ils soient innombrables: c'est que la terre ne se lasse jamais de répandre ses biens sur ceux qui la cultivent. Son sein fécond ne peut s'épuiser; plus il y a d'hommes dans un pays, pourvu qu'ils soient laborieux, plus ils jouissent de l'abondance: ils n'ont jamais besoin d'être jaloux les uns des autres. La terre, cette bonne mère, multiplie ses

1 Homère, dans l'Iliade (liv. II, 649) l'appelle éxaτóμroλıç, la Crète aux cent villes; mais dans l'Odyssée (liv. XIX, 174), il ne lui donne que quatre-vingt-dix villes. Horace a suivi le premier calcul :

Centum nobilem Cretam urbibus.

Eustathe explique cette différence, en disant que dix des cent villes avoient été détruites par Leucus, révolté contre Idoménée,

dons selon le nombre de ses enfants qui méritent ses fruits par leur travail. L'ambition et l'avarice des hommes sont les seules sources de leur malheur : les hommes veulent tout avoir, et ils se rendent malheureux par le desir du superflu; s'ils vouloient vivre simplement, et se contenter de satisfaire aux vrais besoins, on verroit partout l'abondance, la joie, la paix, et l'union.

« C'est ce que Minos, le plus sage et le meilleur de tous les rois, avoit compris. Tout ce que vous verrez de plus merveilleux dans cette île est le fruit de ses lois. L'éducation qu'il faisoit donner aux enfants rend les corps sains et robustes on les accoutume d'abord à une vie simple, frugale, et laborieuse; on suppose que toute volupté amollit le corps et l'esprit; on ne leur propose jamais d'autre plaisir que celui d'être invincibles par la vertu, et d'acquérir beaucoup de gloire. On ne met pas seulement ici le courage à mépriser la mort dans les dangers de la guerre, mais encore à fouler aux pieds les trop grandes richesses et les plaisirs honteux. Ici on punit trois vices qui sont impunis chez les autres peuples: l'ingratitude, la dissimulation, et l'avarice.

<< Pour le faste et la mollesse, on n'a jamais besoin de les réprimer, car ils sont inconnus en Crète. Tout le monde y travaille, et personne ne songe à s'y enrichir; chacun se croit assez payé de son travail par une vie douce et réglée, où l'on jouit en paix et avec abondance de tout ce qui est véritablement nécessaire à la vie. On n'y souffre nimeubles précieux, ni habits magnifiques, ni festins délicieux, ni palais dorés. Les habits sont de laine fine et de belles couleurs, mais tout unis et sans broderie. Les repas y sont sobres; on y boit peu de vin: le bon pain en fait la principale partie, avec les fruits que les arbres offrent comme d'eux-mêmes, et le lait des troupeaux. Tout au plus on y mange un peu de grosse viande sans ragoût; encore même a-t-on soin de réserver ce qu'il y a de meilleur dans les grands troupeaux de bœufs pour faire fleurir l'agriculture. Les maisons y sont propres, commodes, riantes, mais sans ornements. La

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