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Il est du sang d'Hector, mais il en est le reste.

Et quelquefois aussi parle-lui de sa mère. »

Quelle magie! quelle perfection!

Si nous passons aux autres personnages, quelle bouillante activité dans le fils d'Achille ! quelle alternative de soumission et de menaces! quelle franchise jeune et confiante! quel oubli de tous les intérêts et de tous les dangers!

Oreste pouvait-il être mieux peint? Il semble être poursuivi par une fatalité terrible: il paraît pressentir les crimes auxquels il est réservé: sa passion sombre et forcenée ne voit et n'imagine rien qui ne soit funeste: il est tourmenté par son amour comme par une implacable Euménide.

Mais Hermione! Ah! c'est ici la plus étonnante création de Racine. C'est ici le triomphe d'un art sublime et nouveau. Parlez, vous qui refusez à l'auteur d'Andromaque le titre de créateur; dites, où est le modèle d'Hermione? Qu'y a-t-il dans Corneille ou dans aucun des auteurs anciens et modernes qui ressemble même de loin à cet admirable rôle? Où avait-on vu avant Racine ce développement vaste et profond des replis du cœur humain, ce flux et reflux si continuel et si orageux de toutes les passions qui peuvent bouleverser une ame, ces mouvemens rapides qui se croisent comme des éclairs, ce passage subit des imprécations de la haine à toutes les tendresses de l'amour, des effusions de la joie aux transports de la fureur, de l'indifférence et du mépris affectés au désespoir qui se répand en

plaintes et en reproches; cette rage tantôt sourde et concentrée, et méditant tout bas toutes les horreurs des vengeances, tantôt forcenée et jetant des éclats terribles? Et ce fameux Qui te l'a dit? quelle création que ce mot, le plus beau peut-être que la passion ait jamais prononcé! Serait-il permis de le comparer au Qu'il mourut? Celui-ci est une saillie impétueuse d'une ame vivement frappée; l'autre, faisant partie de la catastrophe, commençant la punition d'Oreste et achevant le caractère d'Hermione, est nécessairement le résultat d'une connaissance approfondie des révolutions du cœur humain.

Où Racine avait-il pris tant de beautés si étonnantes et d'un si grand effet? Où existait ce genre de tragique? Les Anciens avaient connu les grands tableaux, les situations, le naturel du dialogue. L'Andromaque d'Euripide a des morceaux d'une simplicité touchante. Sophocle a déployé dans Philoctète l'éloquence du malheur et de la vengeance. Mais les combats du cœur et les orages des passions, où Racine les avait-il trouvés? Dans la nature et dans lui-même.

Ne nous obstinons point à nous faire illusion; n'attribuons point tous les mérites à la fois au grand Corneille, qui a sans doute assez des siens. Ne cherchons point dans Corneille le germe de Racine: il n'y est point. Je m'attends à tout ce qu'on pourra dire. Je sais qu'on dira que l'éloge de Racine ne devait point être la satyre de Corneille. Non sans doute; mais la justice, la vérité est-elle une satyre? mais pour faire sentir tout ce que Racine n'a dû qu'à lui-même, et tout

ce que nous ne devons qu'à Racine, ne suis-je pas forcé de rappeler tout ce qui a manqué à Corneille? Oui, je suis obligé de le dire: Corneille n'a presque jamais été le peintre des passions; il était né avec beaucoup plus de force dans l'esprit que de sensibilité dans l'ame. C'est cette dernière qualité qui paraît prédominante dans Racine, et qui caractérise son talent. C'est chez lui que l'on trouve ce jugement sûr d'une ame éclairée par le sentiment. C'est lui qui sut marquer par des nuances sensibles cette différence de langage qui tient à la différence des sexes: il n'ôte jamais aux femmes cette décence, cette modestie, cette délicatesse, cette douceur touchante, qui distinguent et embellissent l'expression de tous leurs sentimens, qui donnent tant d'intérêt à leurs plaintes, tant de grâce à leurs douleurs, tant de pouvoir à leurs reproches, et qui ne doivent jamais les abandonner, même dans les momens où elles semblent le plus s'oublier. Chez lui, le courage d'une femme n'est jamais fastueux, sa colère n'est jamais indécemment emportée, sa grandeur n'est jamais trop mâle. Voyez Monime: combien elle garde de mesure avec Mithridate, lors même qu'elle refuse absolument de s'unir à lui, et qu'elle s'expose à la vengeance d'un homme qui n'a jamais su pardonner! Voyez Iphigénie éclatant en reproches contre une rivale qu'elle croit préférée comme elle est loin de profiter de tous les avantages qu'elle a d'ailleurs sur Eriphile! comme elle se garde même de l'avilir en l'accusant! et combien cette générosité, qui n'échappe pas au spectateur, la rend plus attendrissante!

J.

Corneille paraît avoir ignoré ces nuances. Il a peu connu les femmes et la passion qu'elles connaissent le mieux, l'amour. Son caractère ne l'y portait pas. Le Cid, la seule de ses pièces où l'amour produise quelque effet, bien plus par la situation que par les détails; le Cid, qui fut le premier fondement de sa réputation, il l'avait pris aux Espagnols. Racine n'avait pris Andromaque à personne, et quand il étala sur la scène des peintures si savantes et si expressives de cette inépuisable passion de l'amour, il ouvrit une source nouvelle et abondante pour la tragédie française. Cet art que Corneille avait établi sur l'étonnement et l'admiration, et sur une nature souvent idéale, il le fonda sur une nature vraie et sur la connaissance du cœur humain. Il fut créateur à son tour, comme Corneille l'avait été, avec cette différence, que l'édifice qu'avait élevé l'un, frappait les yeux par des beautés irrégulières et une pompe informe, au lieu que l'autre attachait les regards par ces belles proportions et ces formes gracieuses que le goût fait joindre à la majesté du génie.

Nous voici parvenus à la dernière espèce de création qui caractérise le talent original de Racine, et dont Andromaque fut encore l'époque; à celle qui lui est peut-être encore plus particulière que toutes les autres, celle au moins que ne lui disputent point ses plus aveugles détracteurs, et les plus ardens enthousiastes de son rival. Il créa l'art du style tragique ; il en fut parmi nous le premier modèle, et le porta au dernier degré de perfection. Il ouvrit la carrière et posa la limite. C'est un genre de gloire bien rare.

Corneille ne paraît pas avoir eu une juste idée de tout le travail que demandent les vers. On voit que ses plus beaux ne lui ont pas coûté beaucoup de peine; mais on voit aussi qu'il n'en a pris aucune pour embellir par la tournure ce qui ne peut pas briller pensée. Il a de grands traits; mais il ne connaît pas les nuances, et c'est par les nuances qu'on excelle dans tous les arts d'imitation.

par la

Racine eut le premier la science du mot propre, sans lequel il n'y a point d'écrivain. Son expression est toujours si heureuse et si naturelle, qu'il ne paraît pas qu'on ait pu en trouver une autre, et chaque mot de la phrase est placé de manière qu'il ne paraît pas qu'on ait pu le placer autrement.

Le tissu de sa diction est tel, qu'on n'y peut rien déplacer, rien ajouter, rien retrancher. C'est un tout qui semble éternel. Ses inexactitudes mêmes, et il en a bien peu, sont presque toujours, lorsqu'on les considère de près, des sacrifices faits par le bon goût. Rien ne serait si difficile que de refaire un vers de Racine.

Nul n'a enrichi notre langue d'un plus grand nombre de tournures; nul n'est hardi avec plus de bonheur et de prudence, ni métaphorique avec plus de grâce et de justesse. Nul n'a manié avec plus d'empire un idiôme souvent rebelle, ni avec plus de dextérité un instrument toujours difficile. Nul n'a mieux connu la mollesse du style, qui dérobe au lecteur la fatigue du travail et les ressorts de la composition. Nul n'a mieux entendu la période poétique, la variété des césures, les

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