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entre un héros et un monarque, a reçu de la patrie les mêmes témoignages de reconnaissance des plumes éloquentes en ont augmenté l'éclat et garanti la durée, et cet honneur n'a rien qui doive alarmer l'envie; il n'existe que pour les morts.

Les compagnies littéraires des provinces ont imité celle de la capitale, et lui ont enlevé plus d'un éloge, que sans doute elle n'aurait pas oublié. Tel est celui du grand Racine, de l'écrivain le plus parfait qu'aient produit tous les siècles dans le plus difficile et le plus beau de tous les arts.

O Racine ! il y a long-tems que ton éloge était dans mon cœur. C'est une admiration vraie et sentie qui m'amène après tant d'autres, non pas aux pieds de ta statue (car tu n'en as pas encore1), mais sur ta tombe où j'ose apporter à tes cendres des hommages qu'une autre main peut-être devrait te présenter. Je ne me flatte pas d'avoir embrassé toute l'étendue de tes talens: l'homme de génie n'est bien jugé que par ses égaux. Ce serait à l'auteur de Zaïre à louer l'auteur de Phèdre; mais on pardonne à l'élève qui étudie les tableaux de Raphaël, de croire en sentir le mérite, et de céder à l'impression que font sur lui les chefs-d'œuvre qu'il ne saurait égaler.

L'éloge d'un grand homme est presque toujours un combat contre les préjugés; mais si jamais cette vérité fut incontestable, c'est surtout à l'égard de Racine. Il ne fut pas apprécié par son siècle, et il n'y a pas long

' Il en a eu une depuis par les ordres de Louis XVI.

tems qu'il l'est par le nôtre. Il eut beaucoup d'ennemis pendant sa vie ; il en a encore après sa mort. J'en développerai les raisons et les preuves: je les trouverai dans l'amour-propre et les intérêts de la médiocrité ; dans cet esprit des sectes littéraires, qui, comme toutes les autres, ont leur politique et leur secret; enfin dans le petit nombre des hommes doués de ce sens exquis qu'on appelle le goût. Quand il s'agit d'être juste envers le génie, je ne le serai pas à demi : je ne craindrai pas de heurter des erreurs qui ont acquis du crédit à force d'avoir été répétées. C'est bien assez que la vérité soit tardive; il ne faut pas du moins qu'elle soit timide.

La première de ces erreurs et la plus spécieuse, sur laquelle s'appuient d'abord ceux qui veulent déprécier Racine, c'est qu'il a été créé par Corneille.

Pour mieux dissiper cet injuste préjugé, remontons à l'origine de la tragédie, et voyons ce qu'elle était avant Racine, et ce qu'elle a été dans ses mains.

Ce serait sans doute un homme très-extraordinaire, un génie de la plus éminente supériorité, que celui qui aurait conçu tout l'art de la tragédie, telle qu'elle parut dans les beaux jours d'Athènes, et qui en aurait tracé à la fois le premier plan et le premier modèle. Mais de si beaux efforts ne sont point donnés à l'humanité : elle n'a pas des conceptions si vastes. Chacun des arts de l'esprit a été imaginé par degrés, et développé successivement. Un homme a ajouté aux travaux d'un homme; un siècle a ajouté aux lumières d'un siècle et c'est ainsi qu'en joignant et perpétuant leurs

efforts, les générations qui se reproduisent sans cesse ont balancé la faiblesse de notre nature, et que l'homme qui n'a qu'un moment d'existence a jeté dans l'étendue des âges la chaîne de ses connaissances et de ses travaux, qui doit atteindre aux bornes de la durée.

L'invention du dialogue a sans doute été le premier pas de l'art dramatique. Celui qui imagina d'y joindre une action, fit un second pas bien important. Cette action se modifia par degrés, devint plus ou moins attachante, plus ou moins vraisemblable. La musique et la danse vinrent embellir cette imitation. On connut l'illusion et la pompe théâtrales. Le premier qui, de la combinaison de tous ces arts réunis, fit sortir de grands effets et des beautés pathétiques, mérita d'être appelé le père de la tragédie. Ce nom était dû à Eschyle; mais Eschyle apprit à Euripide et à Sophocle à le surpasser, et l'art fut porté à sa perfection dans la Grèce.

Cette perfection était pourtant relative, et en quelque sorte nationale. En effet, s'il y a dans les ouvrages des anciens dramatiques des beautés de tous les tems et de tous les lieux, il n'en est pas moins vrai qu'une bonne tragédie grecque, fidellement transportée sur notre théâtre, ne serait pas une bonne tragédie française. Nous avons à fournir une tâche plus longue et plus pénible. Melpomène chez les Grecs paraissait sur la scène, entourée des attributs de Terpsichore et de Polymnie chez nous elle est seule, et sans autre secours que son art, sans autres appuis que la terreur et la pitié, Les chants et la grande poésie des chœurs relevaient l'extrême simplicité des sujets grecs, et ne

laissaient apercevoir aucun vide dans la représentation ici, pour remplir la carrière de cinq actes, il nous faut mettre en œuvre les ressorts d'une intrigue toujours attachante, et les mouvemens d'une éloquence toujours passionnée. L'harmonie des vers grecs enchantait les oreilles avides et sensibles d'un peuple poëte ici, le mérite de la diction, si important à la lecture, si décisif pour la réputation, ne peut sur la scène ni excuser les fautes, ni remplir les vides, ni suppléer à l'intérêt devant une assemblée d'hommes où il y a peu de juges du style. Enfin, chez les Athéniens, les spectacles donnés par les magistrats en certains tems de l'année, étaient des fêtes pompeuses et magnifiques où se signalait la brillante rivalité de tous les arts, et où les sens, séduits de toutes les manières, rendaient l'esprit des juges moins sévère et moins difficile: ici, la satiété, qui naît d'une jouissance de tous les jours, doit ajouter beaucoup à la sévérité du spectateur, lui donner un besoin plus impérieux d'émotions fortes et nouvelles et de toutes ces considérations on peut conclure que l'art des Corneille et des Racine devait être plus étendu, plus varié et plus difficile que l'art des Euripide et des Sophocle.

Ces derniers avaient encore un avantage que n'ont pas eu parmi nous leurs imitateurs et leurs rivaux. Ils offraient à leurs concitoyens les grands événemens de leur histoire, les triomphes de leurs héros, les malheurs de leurs ennemis, les crimes de leurs dieux. Ils réveillaient des idées imposantes ou des souvenirs chers et flatteurs, et parlaient à la fois à l'homme et au citoyen.

La tragédie, soumise comme tout le reste au caractère patriotique, fut donc chez les Grecs leur histoire en action. Corneille, dominé par son génie, et n'empruntant aux Anciens que les préceptes de l'art sans prendre leur manière pour modèle, fit de la tragédie une école d'héroïsme et de vertu. Racine, plus profond dans la connaissance de l'art, s'ouvrit une route nouvelle, et la tragédie fut alors l'histoire des passions et le tableau du cœur humain.

Je suis loin de vouloir affaiblir ce juste sentiment de reconnaissance et d'admiration qui consacre parmi nous le nom de Corneille. Si j'étais assez malheureux pour pouvoir jamais être le détracteur d'un grand homme, oserais-je louer Racine?

Corneille, s'élevant tout à coup au dessus des déclamateurs barbares qui n'avaient encore pris aux Grecs que la règle des trois unités, jeta le premier de longs sillons de lumière dans la nuit qui couvrait la France. Le premier il mit de la noblesse dans notre versification: il éleva notre langue à la hauteur de ses idées; il l'enrichit des tournures måles et vigoureuses qui n'étaient que l'expression de sa propre force. Le premier il connut le langage de la vraie grandeur, l'art de lier les scènes, l'art de l'exposition et du dialogue. Il purgea le théâtre des jeux de mots et des pointes ridicules, qui sont l'éloquence des tems de barbarie. C'est à lui que l'on dut la première tragédie intéressante qui commença la gloire du théâtre français, et prépara sa supériorité. Il eut dans Cinna le mérite unique jusqu'alors de remplir l'étendue du drame avec

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