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PLAISANTE ET RÉCRÉATIVE HISTOIRE

DU BON
BON CHEVALIER

SANS PAOUR ET SANS REPROUCHE.

CHAPITRE PREMIER.

Comment le seigneur de Bayart, père du bon Chevalier sans paour et sans reprouche, eut vouloir de sçavoir de ses enfans de quel estat ilz vouloient estre.

Ou pays de Daulphiné, que possède présentement le roy de France, et ont fait ses prédécesseurs depuis sept óu huyt vingtz ans que ung daulphin, Ymbert (1), qui fut le derrenier, leur en fist don, y a plusieurs bonnes et grosses maisons de gentilz-hommes, et dont il est sorty tant de vertueux et nobles chevaliers, que le bruyt en court par toute la chrestienté; en sorte que tout ainsi que l'escarlate passe en couleur toutes autres tainctures de drap, sans blasmer la noblesse d'autre région, les Daulphinoys sont appellez, par tous ceux qui en ont congnoissance, l'escarlate des gentilz-hommes de France; entre lesquelles maisons est celle de Bayart, de ancienne et noble extraction. Et bien l'ont ceulx qui en sont saillis monstré ; car à la journée de Poictiers le terayeul du bon Chevalier sans paour et sans reprouche mourut aux piedz du roy de France Jehan; à la journée de Crécy (2), son bysayeul; à la journée de Montlehéry, demoura sur le champ son ayeul avecques six playes mortelles, sans les autres; et à la journée de Guignegaste, fut son père si fort blessé que onncques puis ne put guères partir de sa maison, où il mourut aagé de bien quatre-vingtz

ans.

Et peu de jours avant son trespas, considérant par nature, qui jà luy défailloit, ne povoir pas faire grant séjour en ce mortel estre, ap

(1) Himbert II céda le Dauphiné au Roi de France par deux traités, dont l'un conclu en 1343 et l'autre en 1349.

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pella quatre enfans qu'il avoit en la présence de sa femme, dame très-dévote et toute à Dieu, laquelle estoit seur de l'évesque de Grenoble, de la maison des Alemans. Ainsi, ses enfans venuz devant luy, à l'aisné demanda, qui estoit en l'aage de dix-huyt à vingt ans, qu'il vouloit devenir; lequel respondit qu'il ne vouloit jamais partir de la maison, et qu'il le vouloit servir sur la fin de ses jours. « Et bien ! dist le père, Georges, puisque tu aymes la maison, tu de>> moureras ici à combattre les ours. » Au second, qui a esté le bon Chevalier sans paour et sans reprouche, fut demandé de quel estat il vouloit estre; lequel, en l'aage de treize ans ou peu plus, esveillé comme ung esmérillon, d'ung visage riant respondit, comme s'il eust eu cinquante ans : «< Monseigneur mon père, combien » que amour paternel me tiengne si grande»ment obligé que je deusse oublier toutes choses pour vous servir sur la fin de vostre vie, ce néantmoins, ayant enraciné dedans » mon cueur les bons propos que chascun jour >> vous récitez des nobles hommes du temps passé, mesmement de ceulx de nostre maison, je seray, s'il vous plaist, de l'estat dont vous » et voz prédécesseurs ont esté, qui est de suy>> vre les armes, car c'est la chose en ce monde

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quel moyen il vouloit tenir. Il respondit qu'il vouloit estre de l'estat de son oncle monseigneur d'Esnay, ung abbaye près Lyon. Son père le luy accorda, et l'envoya par ung sien parent à sondit oncle, qui le feit moyne; et depuis a esté, par le moyen du bon Chevalier son frère, abbé de Jozaphat, aux fauxbourgs de Chartres. Le dernier respondit de mesme sorte, et dist qu'il vouloit estre comme son oncle monseigneur de Grenoble, à qui il fut pareillement donné, et peu après le fist chanoyne de l'église de NostreDame; et depuis, par le mesme moyen que son frère le moyne fut abbé, il fust évesque de Glandesve en Prouvence. Or laissons les autres trois frères là, et retournons à l'histoire du bon Chevalier sans paour et sans reprouche, et comment son père entendit à son affaire,

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Après le propos tenu par le père du bon Chevalier à ses quatre enfans, et parce qu'il ne povoit plus chevaucher, envoya ung de ses serviteurs le lendemain à Grenoble devers l'évesque son beau-frère, à ce que son plaisir feust, pour aucunes choses qu'il avoit à luy dire, se vouloir transporter jusques à sa maison de Bayart, distant dudit Grenoble cinq ou six lieues. A quoy le bon évesque, qui oncques en sa vie ne fust las de faire plaisir à ung chascun, obtempéra de très-bon cueur. Si partit incontinent la lettre reçue, et s'en vinst au giste en la maison de Bayart, où il trouva son beau-frère en une chaire auprès du feu, comme gens de son aage font voulentiers. Si se saluèrent l'ung l'autre, et firent le soir la meilleur chère qu'ilz peurent ensemble, et en leur compaignie plusieurs autres gentilz-hommes du Dauphiné, qui estoient-là assemblez. Puis quand il fut heure chascun se retira en sa chambre, où ils reposèrent à leur aise jusques à lendemain matin, qu'ilz se levèrent, ouyrent la messe, que ledit évesque de Grenoble chanta; car voulentiers disoit tous les jours messe, s'il n'estoit mal de sa personne. Et pleust à Nostre-Seigneur que les prélats de présent feussent aussi bons serviteurs de Dieu, et aussi charitables aux povres, qu'il a esté en son temps !

La messe ouye, convint laver les mains et se

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Monseigneur et messeigneurs, l'occasion pour

» quoy vous ay mandez est temps d'estre déclairée; car tous estes mes parens et amys, et

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jà voyez-vous que je suis par vieillesse si op» pressé, qu'il est quasi impossible que sceusse » vivre deux ans. Dieu m'a donné quatre filz, desquelz de chascun ay bien voulu enquérir quel train ilz veullent tenir. Et entre autres » m'a dit mon filz Pierre qu'il veult suyvre les >> armes; dont il m'a fait un singulier plaisir, » car il ressemble entièrement de toutes façons >> à mon feu seigneur de père, vostre parent; et si de conditions il luy veult aussi bien ressembler, il est impossible qu'il ne soit en son vi>> vant ung grant homme de bien, dont je croy » que ung chascun de vous, comme mes bons » parens et amys, seriez bien aises. Il m'est besoing, pour son commencement, le mettre

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Alors, dist l'ung des plus anciens gentilz hommes, il faut qu'il soit envoyé au roy de France; ung autre dist qu'il seroit fort bien en la maison de Bourbon; et ainsi d'ung en autre n'y eut celluy qui n'en dist son advis. Mais l'évesque de Grenoble parla et dist : « Mon frère, » vous sçavez que nous sommes en grosse amy. >> tié avecques le duc Charles de Savoye, et » nous tient du nombre de ses bons serviteurs. » Je croy qu'il le prendra voulentiers pour ung » de ses paiges. Il est à Chambéry, c'est près d'icy. Si bon vous semble et à la compaignie, je le luy meneray demain au matin, après l'avoir très-bien mis en ordre, et garny d'ung » bas et bon petit roussin que j'ay depuis trois » ou quatre jours ença recouvert du seigneur Du Riage.

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Si fut le propos de l'évesque de Grenoble tenu à bon de toute la compaignie, et mesmement dudit seigneur de Bayart, qui luy livra son filz en luy disant : Tenez, Monseigneur, je » prie à Nostre-Seigneur que si bon présent >> en puissiez faire, qu'il vous face honneur en >> sa vie. »

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Alors tout incontinent envoya ledit évesque à

Ja ville quérir son tailleur, auquel il manda apporter veloux, satin et autres choses nécessaires pour habiller le bon Chevalier. Il vint et besongna toute la nuyt, de sorte que le lendemain matin fut tout prest. Et, après avoir desjeuné, monta sur son roussin, et se présenta à toute la compaignie, qui estoit en la basse court du chasteau, tout ainsi que si on l'eust voulu présenter dès l'heure au duc de Savoye. Quant le cheval sentit si petit fès sur luy, joinct aussi que le jeune enfant avoit ses esperons dont il le picquoit, commencea à faire trois ou quatre saulx, de quoy la compaignie eut paour qu'il affallast le garson. Mais en lieu de ce qu'on cuydoit qu'il deust crier à l'ayde quant il sentit le cheval si fort remuer soubz luy, d'ung gentil cueur, asseuré comme ung lyon, luy donna trois ou quatre coups d'esperon, et une carrière dedans ladicte basse-conrt; en sorte qu'il mena le cheval à la raison, comme s'il eust eu trente ans. Il ne faut pas demander si le bon vieillart fut aise, et, soubzriant de joye, demanda à son filz s'il avoit point de paour; car pas n'avoit quinze jours qu'il estoit sorty de l'escolle. Lequel respondit d'ung visage asseuré : « Monseigneur, » j'espère, à l'ayde de Dieu, devant qu'il soit >> six ans, le remuer, luy ou autre, en plus dan>> gereux lieu; car je suis icy parmy mes amys, » et je pourray estre parmy les ennemys du >> maistre que je serviray. Or sus, sus, dist le bon évesque de Grenoble, qui estoit prest à partir, mon nepveu, mon amy, ne descendez point, et de toute la compaignie prenez congé. » Lors le jeune enfant, d'une joyeuse contenance s'adressa à son père, auquel il dist: Monseigneur mon père, je prie à Nostre-Seigneur qu'il vous doint bonne et longue vie, et

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à moy grâce, avant qu'il vous oste de ce monde, que puissiez avoir bonnes nouvelles

» de moy. Mon amy, dist le père, je l'en supplie; » et puis luy donna sa bénédiction. Et après alla prendre congé de tous les gentilz-hommes qui estoient là, l'ung après l'autre, qui avoient à grant plaisir sa bonne conte

nance.

La povre dame de mère estoit en une tour du chasteau, qui tendrement ploroit; car combien qu'elle feust joyeuse dont son filz estoit en voye de parvenir, amour de mère l'admonnestoit de larmoyer. Toutesfois, après qu'on luy fut venu dire « Madame, si voulez venir veoir vostre filz, il est tout à cheval, prest à partir, la bonne gentil femme sortit par le derrière de la tour, et fist venir son filz vers elle, auquel elle dist ces parolles : «Pierre, mon amy, vous allez >> au service d'ung gentil prince. D'autant que

כל

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» mère peult commander à son enfant, je vous >> commande trois choses tant que je puis; et » si vous les faictes, soyez asseuré que vous » vivrez triumphamment en ce monde. La première, c'est que de vant toutes choses vous » aymez, craignez, et servez Dieu, sans au» cunement l'offenser s'il vous est possible; » car c'est celluy qui tous nous a créez, c'est luy qui nous fait vivre, c'est celluy qui nous saulvera; et sans luy et sa grâce ne sçau>> rions faire une seulle bonne œuvre en ce >> monde. Tous les matins et tous les soirs re>> commandez-vous à luy, et il vous aydera. La seconde, c'est que vous soyez doulx et cour>> tois à tous gentilz-hommes, en ostant de vous >> tout orgueil. Soyez humble et serviable à tou» tes gens; ne soyez maldisant ne menteur; » maintenez-vous sobrement quant au boire » et au manger; fuyez envye, car c'est ung >> villain vice; ne soyez flatteur ne rapporteur, >> car telles manières de gens ne viennent pas » voulentiers à grande perfection. Soyez loyal >> en faictz et dictz; tencz vostre parolle; soyez >> secourable à vos povres veufves et orphelins, et Dieu le vous guerdonnera. La tier» ce, que des biens que Dieu vous donnera vous » soyez charitable aux povres nécessiteux; car donner pour l'honneur de luy n'apovrit one

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si bien l'ensuyvre que, moyennant la grâce

» de celluy en la garde duquel me recommandez, en aurez contentement; et au demourant,

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après m'estre très-humblement recommandé » à vostre bonne grâce, je voys prendre congé » de vous. >>

Alors la bonne dame tira hors de sa manche une petite boursette, en laquelle avoit seulement six escus en or et ung en monnoye, qu'elle donna à son filz; et appella ung des serviteurs de l'évesque de Grenoble, son frère, auquel elle bailla une petite malette, en laquelle avoit quelque tinge pour la nécessité de son filz, le priant que, quand il seroit présenté à monseigneur de Savoye, il voulsist prier le serviteur de l'escuyer soubz la charge duquel il seroit qu'il s'en

voulsist ung peu donner de garde, jusques à ce qu'il feust en plus grant aage; et luy bailla deux escus pour luy donner. Sur ce propos print l'évesque de Grenoble congé de la compaignie, et appella son nepveu, qui pour se trouver dessus son gentil roussin pensoit estre en ung paradis. Si commencèrent à marcher le chemin droit à Chambéry, où pour lors estoit le duc Charles de Savoye.

CHAPITRE III.

Comment l'évesque de Grenoble présenta son nepveu, le bon Chevalier sans paour et sans reprouche, au duc Charles de Savoye, qui le receut joyeusement.

Au départir du chasteau de Bayart, qui fut par ung samedy après le desjeuner, chevaucha ledit évesque de Grenoble, de sorte qu'il arriva au soir en la ville de Chambéry où le clergié alla au devant de luy; car ladicte ville est de toute ancienneté de l'évesché de Grenoble, et y a son official et sa court. Il se logea chez ung notable bourgeois. Le duc estoit logé en sa maison, avecques bon nombre de seigneurs et gentilzhommes tant de Savoye que de Pyémont. Le soir, demoura ledit évesque de Grenoble à son logis, sans se monstrer à la court, combien que le duc feust assez informé qu'il estoit à la ville; dont il fut très - joyeulx, parce que icelluy évesque estoit (si ainsi on les peult appeller en ce monde) ung des plus sainctz et dévotz personnages que l'on sceust. Le lendemain, qui fut dimenche, bien matin se leva, et s'en alla pour faire la révérence au duc de Savoye, qui le receut d'ung riant visage, luy donnant bien à congnoistre que sa venue luy plaisoit très-fort. Si dévisa avecques luy tout au long chemin depuis son logis jusques à l'Eglise, où il alla ouyr messe, à laquelle il servit ledit duc, comme à telz princes appartient, à luy bailler à baiser l'Evangille et la paix. Après la messe dicte, le duc le mena par la main disner avecques luy, où durant icelluy estoit son nepveu le bon Chevalier, qui le servoit de boire très-bien en ordre, et très-mignonnement se contenoit : ce que regarda le duc pour la jeunesse qu'il voyoit en l'enfant, de sorte qu'il demanda à l'évesque : « Monseigneur de Grenoble, qui est ce jeune >> enfant qui vous donne à boire? Monseigneur, respondit-il, c'est ung homme-d'armes

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(1) Dans ce mot c'est mon, disent les auteurs du Dictionnaire de Trévoux, il faut sous-entendre avis, qu'on

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» que je vous suis venu présenter pour vous servir, se il vous plaist: mais il n'est pas en l'es>>tat que je le vous veulx donner; après disner, si c'est vostre plaisir, le verrez.

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Vrayement, ce dist le duc, qui desjà l'eût pris en >> amour, il seroit bien estrange qui tel présent » refuseroit. Or le bon Chevalier, qui desjà avoit l'ordonnance de son oncle en l'entendement, ne s'amusa guères aux morceaulx après le disner, ains s'en va au logis faire séeller son roussin, sur lequel, après l'avoir bien mis en ordre, monta, et s'en vint le beau petit pas en la court de la maison dudit duc de Savoye, qui desjà estoit sorty de sa salle, appuyé sur une gallerie. Si veit entrer le jeune enfant qui faisoit bondir son cheval, de sorte qu'il sembloit homme de trente ans, et qui toute sa vie eust veu de la guerre. Lors s'adressa à l'évesque de Grenoble, auquel il dist: « Monseigneur de

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» se recommande très - humblement à vostre » bonne grâce, et vous en fait ung présent. — » En bonne foy, respondit le duc, je l'accepte voulentiers; le présent est beau et honneste: » Dieu le face preudhomme ! » Lors commanda ung sien escuyer d'escuyrie, en qui plus se fioit, qu'il print en sa garde le jeune Bayart, et que à son oppinion seroit une fois homme de bien. Ne tarda guères, après ce propos, que l'évesque de Grenoble, qui remercié eut très-humblement le duc de Savoye, ne prist congé de luy pour s'en retourner à sa maison ; et ledit duc demoura à Chambéry jusques à quelque temps après, qu'il se délibéra d'aller veoir le roy de France, Charles huytiesme, qui estoit en sa ville de Lyon, où il se donnoit du bon temps à faire joustes, tournois et tous autres passe-temps.

CHAPITRE IV.

Comment le duc de Savoye se partit de Chambéry pour aller veoir le roi de France Charles huytiesme en sa ville de Lyon, et mena

a retranché pour abréger. Cette expression veut dire ici il est vrai,

-avecques luy le bon Chevalier sans paour et sans reprouche, lors son page.

Le bon Chevalier demoura page avecques le duc Charles de Savoye bien l'espace de demyan, où il se fist tant aymer de grans, moyens et petis, qu'oncques jeune enfant ne le fut plus. Il estoit serviable aux seigneurs et dames tant que c'estoit merveilles. En toutes choses n'y avoit jeune page ne seigneur qui feust à comparer à luy; car il saultoit, luytoit, jectoit la barre, selon sa grandeur, et entre autres choses chevauchoit ung cheval le possible. De sorte que son bon maistre le print en aussi grande amour que s'il eust esté son filz.

Ung jour estant le duc de Savoye à Chambéry, faisant grosse chère, se délibéra d'aller veoir le roy de France à Lyon, où pour lors estoit parmy ses princes et gentilz hommes, menant joyeuse vie à faire joustes et tournoys chascun jour, et au soir dancer et baller avecques les dames du lieu, qui sont voulentiers belles et de bonne grâce. Et, à vérité dire, ce jeune roy Charles estoit un des bons princes, des courtois, libéraulx et charitables qu'on ait jamais veu ne leu. Il aymoit et craignoit Dieu, ne juroit jamais que par la foy de mon corps, ou autre petit serment. Et fut grant dommage dont mort le print si tost, comme en l'aage de vingthuict ans ; car si longuement eust vescu, achevé eust de grans choses. Ledit Roy Charles sceut comment le duc de Savoye le venoit veoir, et que já estoit à La Verpillière, et s'en venoit coucher à Lyon. Si envoya au devant de luy ung gentil prince de la maison de Luxembourg, qu'on appeloit le seigneur de Ligny (1), avecques plusieurs aultres gentilz-hommes et archiers de sa garde, qui le trouvèrent à deux lieues ou environ dudit Lyon. Si se firent grant chère lesditz duc et seigneur de Ligny, car tous deux estoient assez remplis d'honneur. Ilz vindrent longuement parlans ensemble, et tellement que le seigneur de Ligny gecta son œil sur le jeune Bayart, lequel estoit sur son roussin, qui trotoit fort mignonnement, et le faisoit merveilleusement bon veoir. Si dist le seigneur de Ligny au duc de Savoye : « Monseigneur, » vous avez là ung page qui chevauche ung gail»lart cheval, et davantage il le scet manyer gen>>tement. Sur ma foy, dist le duc, il n'y a pas demy-an que l'évesque de Grenoble m'en fist ung présent, et ne faisoit que sortir de l'escolle; mais je ne veiz jamais jeune garson qui

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(1) Louis de Luxembourg, fils du malheureux connétable de Saint-Paul.

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plus hardiement de son aage se maintînt ny à » cheval ny à pied, et y a fort bonne grâce. Bien >> vous advise, monseigneur mon cousin, qu'il » est d'une rasse où il y a de gaillars et hardiz » gentilz-hommes; je croy qu'il les ensuyvra. Si dist au bon Chevalier : « Bayart, picquez, » donnez une carrière à vostre cheval. » Ce que le jeune enfant, qui pas mieulx ne demandoit, fist incontinent, et très-bien le sceut faire; et si au bout de la course fist bondir le cheval, qui estoit fort gaillard, trois ou quatre merveilleux saulx, dont il resjouyt toute la compagnie. « Sur » ma foy, Monseigneur, dist le seigneur de Ligny, vèla ung jeune gentil-homme qui sera, à » mon oppinion, gentil galant s'il veit; et m'est » advis que ferez bien du page et du cheval faire présent au Roy; car il en sera bien aise, » pource que le cheval est fort bel et bon, et le >> page, à mon advis, encores meilleur. Sur >> mon ame, dist le duc, puisque le me conseillez, je le feray. Le jeune enfant pour parvenir

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>> ne sçauroit apprendre en meilleure escolle que la maison de France, où de tout temps hon»> neur fait son séjour plus longuement qu'en >> toutes autres maisons de princes.

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Ainsi en propos cheminèrent si avant qu'ils entrèrent dedans Lyon, où les rues estoient pleines de gens, et force dames aux fenestres pour les veoir passer; car, sans mentir, ce duc de Savoye estoit fort beau et bon prince, trèsbien accompaigné; et, à veoir sa contenance, sentoit bien son prince de grosse maison. Si s'en alla pour le soir, qui fut ung mercredy, descendre à son logis, où il retint le seigneur de Ligny, et ung autre appelé monseigneur d'Avesnes, filz du sire d'Albret, et frère du roy de Navarre, qui estoit alors ung fort honneste et accomply seigneur, à soupper avecques luy, et plusieurs aultres seigneurs et gentilz-hommes, où durant icelluy y eut force ménestriers et chantres du Roy qui vindrent resjouyr la compaignie. Le soir, ne partit point le duc de Savoye de son logis; ains il fut joué à plusieurs jeux et passetemps, et tant qu'on apporta vin et espices, lesquelles prises, chascun se retira à son logis jusques à lendemain au matin.

CHAPITRE V.

Comment le duc de Savoye alla faire la révérence au roy de France à son logis; et du grant et honneste recueil qui luy fut faict.

Le jeudy matin se leva le duc de Savoye, et après soy estre mis en ordre, voulut aller trou

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