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septembre 1477, il prenait sa part dans les biens confisqués sur le comte d'Armagnac. Outre ces grandes libéralités, Comines reçut une foule de gratifications moins considérables, et qu'il serait trop long d'énumérer. Pendant cet intervalle Comines avait consolidé sa fortune par un riche mariage; il avait épousé, le 27 janvier 1472 (1473 nouv. style), Hélène de Jambes, dame de Montsoreau, qui lui apporta une forte dot, la perspective de riches héritages et des alliances étroites avec les principales maisons du Poitou.

Cependant, ce que Comines allait chercher à la cour de Louis XI, ce n'étaient pas seulement de plus grandes richesses, des terres, des charges, des pensions, c'était encore plus de crédit, une plus haute fortune politique, une part plus large dans les conseils et dans les événements; il n'était pas attiré seulement par la cupidité, mais encore par l'ambition. Qu'on se figure en effet la prudence et la sagesse de Comines aux prises avec les emportements et les caprices de Charlesle-Téméraire, qui ne prenait conseil que de son opiniâtreté et de ses fureurs. Sa prévoyance et sa sagacité étaient toujours trompées par les éclats inattendus de quelque passion irritée. Le duc de Bourgogne faisait sans cesse défaut aux avis et aux prévisions de Comines, et chacune de ses actions était une faute à ses yeux. En même temps Louis XI répondait au contraire aux secrètes sympathies de Comines; il admirait ce Roi qui n'abandonnait point au hasard des comba's ce que la prudence humaine pouvait prévoir et décider, qui trouvait dans les calculs de son habileté une force plus réelle que le duc de Bourgogue dans l'étendue de ses états et dans le nombre de ses chevaliers. Auprès de Charles, Comines restait obscur, inutile et méprisé; auprès de Louis XI il se mêlait aux conseils et aux négociations; il suivait les combinaisons et les résultats de cette politique tortueuse qui se prêtait si bien à son caractère. Puis, Philippe de Comines, avec son habileté consommée, avec sa prudence éprouvée, et aussi avec la facilité de sa conscience, était un des meilleurs instruments du Roi, qui se plaisait à tirer ses ministres des conditions les plus infimes et de l'horreur de la trahison, pour les rendre plus dépendants de ses bienfaits. Enfin, les opinions de Philippe de Comines, ses affections, la perspicacité de son esprit, lui avaient révélé quelle serait l'issue de la lutte entre Charles et Louis XI; il sut devancer la fortune et s'attacher au vainqueur avant la victoire, semblable à ces oiseaux de passage qui abandonnent la muraille où ils ont posé leur nid au moment où elle va s'écrouler.

Néanmoins Comines ne se mêle pas d'abord à la politique de Louis XI, et ne prend pas une part publique aux événements, ou plutôt il ne rend au Roi que de ces services qui ne s'écrivent pas et dont on ne trouve pas place dans l'histoire. Sans doute il donna à Louis XI des renseignements plus précis et plus sûrs sur les projets, sur les

ressources, sur les véritables forces et les véritables faiblesses de Charles. En effet, depuis l'arrivée de Philippe de Comines à la cour de France, la politique du Roi. se modifie sensiblement. Il ne cherche plus à attaquer directement le duc de Bourgogne, à lui reprendre ses concessions; il prolonge les trèves, il attend les événements, il ne les appelle pas; il laisse Charles s'épuiser par ses propres efforts, il lui confie le soin de sa propre ruine. Notre historien apparaît cependant de loin en loin pour recevoir de Louis XI de nouveaux bienfaits, et de Charles de nouvelles marques d'inimitié. En 1475, Comines fut chargé de négocier la trêve de Soleure entre la France et la Bourgogne. Dans ce traité, Charles pardonnait à tous ceux qui avaient quitté son service, mais il excepta nommément de cette amnistie Philippe de Comines; et, ni le Roi, ni le négociateur ne purent obtenir son pardon et la restitution de ses biens. L'historien passa deux ans sans prendre une part apparente aux affaires publiques; mais à la mort de Charles-le-Téméraire, en 1477, il fut employé utilement pour rattacher à la couronne de France ces pays qu'il avait habités long-temps, et avec lesquels il avait gardé de constantes relations. Les nombreux états de Charles pouvaient se diviser en plusieurs classes les uns, comme les villes de la Somme et l'Artois, étaient français par la langue et les mœurs, et par des relations de plusieurs siècles; les autres, comme la Bourgogne, la Franche-Comté et la Flandres, étaient étroitement unis à la couronne par le lien de l'hommage qui ne s'était jamais relâché; les derniers enfin, la Hollande, la Frise, le Luxembourg, étaient complètement étrangers à la France. A ces diversités locales il fallait opposer une grande variété de moyens, une politique à la fois ferme dans es desseins et flexible dans leur exécution, un assemblage habile de résolution et de ménagement, de douceur et de force. Souvent Louis XI avait parlé à Comines de ce qu'il ferait si le duc venait à mourir. Il se proposait de faire le mariage de son fils avec la fille unique du duc, ou si elle s'y refusait, parce que le dauphin était bien jeune, qu'il lui ferait épouser quelque jeune seigneur de son royaume pour conserver son influence sur elle et recouvrer ce que le duc lui avait enlevé. Ce projet qui conciliait tous les intérêts, qui faisait tourner au profit de la France la puissance même de la maison de Bourgogne, fut abandonné après la mort de Charles. La facilité de son exécution, la certitude de ses résultats répugnaient à l'esprit tortueux et compliqué de Louis XI; il s'arrêta à un plan qui présentait tous les inconvénients, qui réunissait les embarras de la ruse et les dangers de la violence. Il s'empara de vive force des villes de la Somme qui reçurent facilement la domination française. Comines fut envoyé en Artois; « la » principale occasion de mon allée auxdits lieux, >> estoit pour parler à aucuns particuliers de ceux >> qui estoient là, pour les convertir pour le Roy. » J'en parlay à aucuns qui fost après furent bons

» serviteurs du Roy (1). » Après avoir préparé les voies à l'invasion française, il fut envoyé en Poitou pour surveiller les mouvements du duc de Bretagne. Après le départ de Comines, Olivierle-Daim fut envoyé à Gand auprès de Marie de Bourgogne, fille unique de Charles-le-Téméraire, et il gåta les affaires par sa cupidité et par ces basses intrigues familières à Louis XI et aux siens ; les Pays-Bas et la Franche-Comté échappèrent à la France, et par le mariage de Marie et de Maximilien, devinrent de nouvelles armes entre les mains d'une puissance rivale. Des négociations furent ouvertes entre le Roi et les états de Bourgogne, singulières négociations où les deux parties se trompaient mutuellement et d'un commun accord, où Louis XI protestait de son attachement paternel pour la jeune princesse qu'il trahissait, et les états de leur inviolable fidélité pour leur souveraine qu'ils abandonnaient (2)! Comines fit partie des commissaires qui traitèrent avec les états de Bourgogne ; il resta à Dijon pendant toute la guerre qu'entraîna la soumission des états à la France, et la réduction des places fortes de la province. Mais la conduite antérieure de Comines n'était pas propre à inspirer au Roi une entière confiance; des soupçons s'élevèrent sur sa probité et sur sa fidélité; il fut accusé, ce sont ses propres paroles, d'écrire à aucuns bourgeois de Dijon touchant le logis des gens-d'armes (3). Cette accusation est assez obscure; probablement Comines tirait profit de ses avertissements. Toutefois, cette faute n'était pas la seule; il y avait encore quelque autre petite suspicion (4) que l'histoire n'explique pas, et sur laquelle sa conscience ne semble pas bien nette. Quoi qu'il en soit, Louis XI ne le disgracia pas complètement, il l'éloigna de la cour et lui confia une mission à Florence. La conspiration de Pazzi venait d'éclater; Julien de Médicis avait été assassiné dans une église, et le pouvoir de sa maison à Florence ébranlé; les Pazzi réfugiés à Rome obtinrent du pape l'excommunication des Florentius et une armée pour les combattre. Comines fut envoyé à Florence pour soutenir les Médicis contre les Pazzi. Il obtint à son passage, du duc de Milan, une armée de trois mille hommes qui vint au secours des Florentins. Rappelé par le Roi au bout d'un an, il reçut l'hommage du duc de Milan pour le duché de Gênes qui relevait de la couronne de France, et revint à la cour de Louis XI mieux accueilli que jamais. Pendant toute la vie de ce prince, il vécut dans sa plus intime familiarité, parfois même il par

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tagea son lit (5), et il eut l'honneur de le recevoir pendant plusieurs jours dans son château d'Argenton.

Cependant Louis XI, épuisé par les inquiétudes et le travail bien plus que par l'àge (6), s'affaiblissait rapidement; sa maladie resserrait de plus en plus les liens qui l'attachaient à Comines; il le faisait coucher dans sa chambre; il exigeait de son dévoûment les soins d'un garde malade et d'un valet de chambre. Lui seul reconnaissait sa pensée dans les sons à peine articulés de sa voix; le vieux Roi ne communiquait aux autres que par son intermédiaire, et se confessait en sa présence (7). Enfin il mourut à Plessis-les-Tours, le 30 août 1483.

La mort de Louis XI commence la seconde partie de la vie de Philippe de Comines. Né en 1445, il avait alors trente-huit ans ; il n'était pas encore parvenu à la maturité de l'homme d'état; un riche et brillant avenir s'ouvrait encore devant lui. Mais sous Louis XI il ne s'était essayé à rien de juste ni de grand; les affaires publiques avaient été pour lui l'apprentissage des conspirations et des intrigues. Au règne absolu de Louis XI, succédaient les incertitudes d'une régence, le gouvernement d'une femme et d'un enfant. Les états-généraux, assemblés en 1484, furent partagés entre la faction des princes, des ducs d'Orléans et de Bourbon, et l'influence de la régente, madame de Beaujeu; ils établirent, pour gouverner le royaume pendant la minorité de Charles VIII, un conseil de régence composé des princes du sang, de quelques-uns des ministres de Louis XI et de douze députés des états-généraux, nommés par le roi et les princes (8). Comines, par la protection du connétable de Bourbon, auquel il s'était attaché, fut nommé membre de ce conseil de régence (9). Il conserva sa dignité jusqu'en 1487, quoiqu'il eût pris parti contre la régente. Dans la guerre folle, il se déclara en faveur des princes, et finit par s'attirer la colère de la cour. Il en fut chassé par le duc Reué de Lorraine, avec folles et rudes paroles, comme il le dit lui-même. Il se réfugia à Moulins auprès du connétable de Bourbon, et il y passa près d'une année, se livrant à de misérables intrigues. Le connétable de Bourbon le renvoya encore de sa maison pour une cause qu'on ignore, et Philippe de Comines alla offrir aux divers princes ses services et ses trahisons. Enfin ses trames furent découvertes; des lettres furent saisies, dans lesquelles il fomentait la guerre civile. Il fut arrêté et enfermé dans une de ces cages de

(8) Journal des états-généraux de 1484, par Jehan Masselin, publié et traduit du latin, par M. Adhelm Bernier. 1 vol. in-4o, 1835. Ce travail, qui ne contient ni avant-propos, ni actes, ni tables, n'a aucune des conditions nécessaires à un ouvrage d'érudition. On ne comprend pas comment on peut mettre tant de légèreté dans les publications du gouvernement.

(9) Mémoires de Comines, liv. VII, ch. 2.

fer que l'on appelait les Fillettes de Louis XI, et dont il fait une si terrible description (1). « Plusieurs l'ont maudit, dit-il, et moi aussi qui en ai tasté sous le Roy de présent l'espace de huit mois.» Au bout de ce temps, il fut placé dans une prison moins étroite, d'où il pouvait apercevoir le cours de la Seine. Enfin il fut traduit devant le parlement; sa réputation était si mauvaise, tant de haine s'était attachée à l'intimité de Louis XI et à ses crimes récents, qu'il ne put pas trouver un avocat. Il se défendit et parla lui-même pendant deux heures avec beaucoup d'habileté et de larent; il multiplia les aveux, les larmes, les protestations de repentir, et obtint de ne perdre que l'honneur; il conserva la vie et la plus grande partie de ses biens (2). L'arrêt constate ses crimes et ses aveux : Pour raison de ce qu'il estoit chargé d'avoir eu intelligence, adhésion et pratique par paroles, messages, lettres de chiffres ou autrement, avec plusieurs rebelles et désobéissants subjets du Roy, et d'autres crimes et maléfices; les confessions dudit Comines, faites tant devant les commissaires ordonnez par le Roy, que depuis en la cour de céans. Comines est condamné à dix ans d'exil pour l'observation desquels il fournira une caution de dix mille écus d'or, et à la confiscation du quart de ses biens (3). Comines obtint donc la faculté de se retirer dans ses terres. Cette disgrace l'affecta vivement; il se sentait frappé à la fois sur les deux parties les plus sensibles, sa fortune et son ambition. « Je suis venu à la grande mer, disait-il, et la tempête m'a noyé (4). » Cette triste époque de sa vie n'est pas racontée dans ses Mé moires; nous ne la connaissons que par des écrivains étrangers, et par les courtes et rares allusions qu'il fait à sa disgrâce.

Cependant son exil ne fut pas de longue durée ; il reparut bientôt à la cour, s'attacha au jeune roi Charles VIII, et nous le retrouvons parmi les négocialeurs du traité de Senlis en 1493, et l'année suivante il prit part à l'expédition d'Italie. Mais il ne jouissait ni de la confiance ni de l'amitié du souverain; c'était un homme encore sous le poids d'un arrêt infamant que l'on employait à regret el à qui l'on n'épargnait ni le mépris, ni les injures. Son expérience consommée, sa connaissance profonde de la langue, de la politique, des hommes et des états de l'Italie où il avait séjourné un an, en faisaient l'ambassadeur indispensable du Roi de France. Seul il pouvait opposer une politique habile à la mauvaise foi des Italiens; élève de Louis XI, il était digne de lutter contre les élèves de Machiavel. Ainsi il fut chargé d'ouvrir par des négociations le chemin de l'Italie aux Français. Tandis que Charles VIII partait du Milanais et se dirigeait vers le royaume de Naples à travers la Toscane et les états du pape, Comines était en voyé à Venise pour surveiller les mouvements

(1) Id., liv. VI, ch. 12.

(2) Sleidan, vie de Comines, après Langlet-Dufresnoy. (3) Arrêt du 24 mars 1488.

des alliés douteux de la France. Cependant, en sa présence et sans qu'il pût y apporter obstacle, fut conclue la Ligue de Venise, premier essai d'une confédération européenne, première tentative pour maintenir l'équilibre européen menacé par les accroissements de la France. La Ligue fut signalée à Comines par le doge en présence du sénat, et il quitta Venise apportant à Charles VIII la première nouvelle d'une guerre terrible. Tandis que l'impétuosité française surmontait tous les obstacles, qu'ils vinssent de la nature ou des hommes, Comines négociait toujours. Le matin de la bataille de Fornoue, il avait été envoyé pour éviter le combat; mais les coups de canon interrompirent les conférences, et la victoire les rendit inutiles. Enfin, lorsque le duc d'Orléans, enfermé dans Novare, était réduit aux dernières extrémités, Comines parvint à lui ménager ce traité de Verceil qui lui conservait l'honneur et la vie au prix d'une partie de ses prétentions sur le Milanais. Malgré de si hautes et si importantes commissions, Philippe de Comines n'avait ni estime, ni crédit; souvent les ministres du Roi l'engageaient dans des négociations dont il ne connaissait ni le but, ni l'issue. Objet de l'antipathie de Charles VIII, qui l'accablait de duretés (5), suspect à tous, aux ennemis et aux amis de la France, il trouvait dans son habileté et son ambition une source toujours féconde d'humiliations et de chagrins. A l'armée, il n'osait tenir sa tente fermée pendant la nuit, de peur d'être soupçonné d'y recéler quelque trahison.

Quand Charles VIII succéda à Louis XI, Comines, qui avait vécu dans l'intimité de ce prince et pris part à ses fautes, espéra retrouver sous lui le crédit dont il avait jouì jusqu'alors. L'un des premiers, il alla saluer le nouveau Roi à son avènement, mais il en fut mal accueilli. Tombé dans une dernière et plus profonde disgrace, Philippe de Comines se retira dans sa terre d'Argenton; il y vécut encore treize ans dans la retraite ; il mourut le 13 octobre 1509.

Si l'on en croit les récits des contemporains et la statue de Comines déposée au Musée de Versailles, notre historien avait la taille élevée, les épaules larges et fortes, les traits du visage caractérisés, les yeux pleins de pénétration et de sagacité. Son ardeur pour l'étude, son aptitude pour les affaires, son activité et sa souplesse en firent un de ces hommes utiles que les gouvernements emploient, mais qui ne savent conquérir ni affection ni estime. Comines ne laissa qu'une seule fille, Jeanne de Comines, qui épousa, le 13 août 1504, René de Bretagne, comte de Penthièvre.

Les Mémoires de Comines se partagent en huit livres, et comprennent une partie des règnes de

(4) Sleidan, ubi suprà.

(5) « Et quoique j'aie été l'homme du monde à qui il >> a fait le plus de rudesse.» (Comines, liv. VIII, ch. 20).

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NOTICE SUR PHILIPPE DE COMINES ET SUR SES MEMOIRES.

Louis XI et de Charles VIII. Les six premiers livres s'étendent de 1464 à 1483, depuis l'arrivée de Comines à la cour du comte de Charolais jusqu'à la mort de Louis XI; les deux derniers comprennent les guerres de Charles VIII en Italie, pendant les années 1494 et 1495; ces livres se composent de simples notes, adressées par Comines à Angelo-Cattho, archevêque de Vienne, qui devait écrire l'histoire de cette époque en langue latine, la seule langue littéraire et savante de ce temps.

Les deux parties dont se composent ces Mémoires ont été écrites à deux époques différentes; Comines lui-même nous donne les indications nécessaires pour fixer l'époque précise de celle rédaction. Les six premiers livres furent composés sous Charles VIII. Il nous le dit à plusieurs reprises; il parle de sa récente disgrace, mais ne fait aucune allusion aux guerres d'Italie. Nous sommes donc en droit de conclure qu'ils furent rédigés pendant le temps qui s'est écoulé entre la condamnation de Comines et son retour à la cour, de 1488 à 1493. Quant aux deux derniers livres, ils furent écrits, comme nous le dit Comines (1), après sa dernière disgrace, en 1497.

Ces deux parties des Mémoires de Comines présentent deux caractères bien distincts: dans la première, Comines voit sur le trône une politique qu'il apprécie et qu'il comprend. Ses seuls sentiments sont l'admiration et le respect; il est toujours prêt à abaisser son opinion devant celle de Louis XI, à excuser même ses crimes; dans la seconde, au contraire, Comines s'arrête à des événements qui troublent les opinions et les habitudes de sa vie; tout est livré aux caprices du hasard; rien n'est prévu, rien n'est préparé, et le succès est encore plus étonnant que l'entreprise. Comines ne peut expliquer des événements si nouveaux pour lui que par l'intervention directe de Dieu. C'est la Providence qui guide les Français à travers l'Italie; c'est elle qui inspire les prédictions de Savonarole; c'est elle qui ouvre à Charles VIII le passage à travers ses ennemis; c'est elle enfin qui, le matin de la bataille de Fornoue, revêt le jeune roi d'une éclatante beauté et d'une irrésistible valeur. Tels sont les traits les plus saillants du récit de Comines.

Le style de Comines, bien qu'il appartienne à l'enfance de notre langue, porte néanmoins l'empreinte d'une grande élévation d'esprit et d'une rare habileté d'écrivain. Si la narration de Comines abonde quelquefois en superfluités et en redites, si le sens de sa phrase disparaît par intervalles sous les accessoires et les incidents, du moins le style se prête au récit de tous les faits, comme à l'expression de toutes les idées. Soit qu'il suive Charles-le-Téméraire dans ses folles campagnes, ou qu'il disserte sur le gouvernement de la France, sur les limites du pouvoir royal, sur le droit de voter l'impôt, uni étroitement,

(1) Mémoires de Comines, liv. VII, ch. 2 et liv. VIII. ch. 12.

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suivant l'opinion de Comines, au devoir de le payer; soit qu'il expose le gouvernement de Venise, si parfait à ses yeux, parce qu'il reproduit quelque chose de l'administration sévère de Louis XI, soit qu'il considère d'un œil d'étonnement et de pitié la petite armée de Charles VIII, lancée au milieu de vastes contrées ennemies, son discours, d'abord simple et grave, comme il convient à un homme d'affaires, s'échauffe et s'anime peu à peu, et son imagination colore ses tableaux; mais ses Mémoires présentent surtout des conseils utiles, des réflexions pratiques, une expérience choisie et sensée. La morale de sou livre vaut mieux que celle de sa conduite; jamais il ne conseille une mauvaise action, parfois il l'excuse; sa foi religieuse est vive et sincère, mais superstitieuse à la façon de celle de Louis XI; quelquefois aussi, comme nous l'avons dit, le sentiment pur et élevé de la Divinité perce à travers les formes positives qui le déguisent, et nous révèle tout ce qu'il y avait de véritable grandeur dans l'esprit de Comines.

L'importance des règues de Louis XI et de Charles VIII, l'intérêt des Mémoires de Comines, ont attiré depuis long-temps l'attention des savants et des commentateurs. Les principales éditions de Comines peuvent se réduire à quatre, si l'on fait abstraction d'un assez grand nombre de réimpressions. La première, publiée en 1523, par le président de Selves, ne contient que les six premiers livres. En 1525, un autre éditeur, dont le nom est inconnu, y ajouta les livres sept et huit. Bien qu'on ignore sur quel manuscrit sont faites ces deux éditions originales, leur ancienneté leur donne une valeur presque authentique. En 1552, Deny-Sauvage, publia un nouveau texte de Comines, collationné sur un manuscrit original. Mais Philippe de Comines trouva dans trois générations de savants des éditeurs consciencieux el dévoués. Théodore Denas et Jean Godefroy consacrèrent de longues années à l'étude du texte et à l'explication des faits. Le résultat de leurs recherches fut publié en 1649. (Paris, 3 volumes in-8°.) Comines devait encore rencontrer un édileur plus savant et plus exact; Lenglet-Dufresnoy entreprit sur de larges bases une dernière édition de Comines; il revisa le texte sur les manuscrits des bibliothèques du roi et de Saint-Germain-des-Prés et des cabinets particuliers, et par leur comparaison, arriva à une perfection presque complète. Des notes nombreuses aplanirent toutes les difficultés de détail; enfin, toutes les pièces relatives aux faits racontés par Comines furent réunies en trois volumes in-4°. Cette magnifique édition a été le fond commun de toutes les réinpressions suivantes. Nous en avons en général suivi le texte; une partie de nos notes biographiques lui est aussi empruntée; seulemeut, nous avons cherché à substituer à sa ponctuation obscure et arbitraire une méthode qui divisât mieux la phrase de Comines pour en distinguer les divers membres et pour en rendre le sens plus complet et plus clair.

MÉMOIRES

DE

PHILIPPE DE COMINES.

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE PREMIER.

De l'occasion des guerres qui furent entre Louis onziesme et le comte de Charolois, depuis duc de Bourgogne.

Au saillir de mon enfance, et en l'aage de pouvoir monter à cheval, je fus amené à l'Isle (1), devers le duc Charles de Bourgogne, lors appellé comte de Charolois, lequel me prit en son service: et fut l'an 1464. Quelques trois jours après arrivèrent audit lieu de l'Isle, les ambassadeurs du Roy (2): où estoient le comte d'Eu (3), le chancelier de France, appelé Morvillier (4), et l'archevesque de Narbonne (5): et en la présence du duc Philippe de Bourgogne, et dudit comte de Charolois, et de tout leur conseil, à huis ouvers, furent ouïs lesdits ambassadeurs : et parla ledit Morvillier fort arrogamment, disant que ledit comte de Charolois avoit fait prendre, luy estant en Hollande, un petit navire de guerre, party de Dieppe, auquel estoit un bastard de Rubempré (6), et l'avoit fait emprisonner, luy donnant charge qu'il estoit là venu pour le prendre, et qu'ainsi l'avoit fait publier partout, et par espécial à Bruges, où hantent toutes nations de gens estranges, par un che

(1) Lille, maintenant chef-lieu de département du Nord.

(2) Louis XI, né à Bourges le 3 juillet 1423, succéda à son père Charles VII, le 22 juillet 1461.

(3) Charles d'Artois, prince du sang, qui revint en France en 1438, après avoir été prisonnier en Angleterre pendant vingt-trois ans. Il demeura constamment attaché au service du Roi et ne prit aucune part à la ligue du Bien Public, conclut un traité en 1469 entre Louis XI et le duc de Bourgogne, et mourut sans enfants en 1472, à l'âge de quatre-vingts ans.

I. C. D. M. T. IV.

valier de Bourgogne, appellé messire Olivier de la Marche.

Pour lesquelles causes le Roy, soy trouvant chargé de ces cas, contre vérité, comme il disoit, requéroit audit duc Philippe, que ce messire Olivier de la Marche (7) luy fust envoyé prisonnier à Paris, pour en faire la punition. telle que le cas le requéroit. A ce point luy respondit ledit duc Philippe, que messire Olivier de la Marche estoit né de la comté de Bourgogne, et son maistre-d'hostel, et n'estoit en rien subject à la Couronne; toutesfois que s'il avoit fait et dit chose qui fût contre l'honneur du Roy, et qu'ainsi le trouvast par information, qu'il en feroit la punition telle qu'au cas appartiendroit ; et qu'au regard du bastard de Rubempré, il est vray qu'il estoit pris pour les signes et contenances qu'avoit ledit bastard et ses gens à l'environ de La Haye en Holande, ой pour lors estoit son fils comte de Charolois, et que si ledit comte estoit soupçonneux, il ne le tenoit point de luy (car il ne le fut oncques), mais le tenoit de sa mère, qui avoit esté la plus soupçonneuse dame qu'il eust jamais congneue, mais nonobstant que luy (comme dit est) n'eust jamais esté soupçonneux, s'il se fust trouvé au lieu de son fils, à l'heure que ce bastard de Rubempré

(4) Pierre de Morvillier, auparavant président des parlements de Bourgogne, reçut les sceaux en 1461, et les rendit en 1465 à Juvénal des Ursins, son prédéces

seur.

(5) Antoine du Bec-Crepin, d'abord évêque duc de Laon.

(6) Fils naturel d'Antoine II, sieur de Rubempré en Picardie. Il resta cinq ans en prison sans qu'on pût trouver aucune preuve du crime dont il était accusé. (7) L'auteur des mémoires.

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