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faction du nord, ne pouvait écraser l'autre. Les forces de la France s'usaient de plus en plus; la dissolution sociale semblait ne pouvoir plus s'accroître et pourtant s'accroissait sans cesse; l'autorité souveraine se donnait à chaque instant de sanglants démentis à elle-même; on ne savait plus ce qui était crime ou devoir ce qui était féauté la veille devenait félonie le lendemain. Jusqu'alors un concours de circonstances singulières avait mis les nations étrangères hors d'état de profiter de la désorganisation de la France; ces circonstances n'existaient plus : l'Angleterre, sous le gouvernement énergique des Lancastre, sortait retrempée de ses crises intérieures, tandis que la France s'abimait dans les siennes. Tout le règne de Henri IV avait été employé à l'affermissement de la nouvelle dynastie; Henri V put reporter au dehors les forces de la nation. Henri IV avait jugé d'un ferme coup d'œil la position de l'Angleterre, profondément remuée par les Lollards ou disciples de Wickleff : il avait reconnu dans le wicklefisme l'ennemi de la société féodale et catholique tout entière, et il n'avait pas voulu se lancer dans l'inconnu à la tête des novateurs. Prince et chef de parti, il les avait protégés; roi, il s'associa contre eux au clergé, et les grands laïques suivirent l'exemple du roi : ils commençaient à se sentir aussi menacés que les gens d'église

par les prédicants d'égalité. Les principales forces de la propriété passèrent ainsi à la disposition de la couronne; le clergé seul possédait au moins la moitié du territoire anglais'. En vain les communes, gagnées sinon par les théories religieuses, au moins par certaines idées politiques des Lollards, voulurent-elles engager le roi à s'emparer des revenus du clergé; Henri IV resta fidèle à l'alliance ecclésiastique et lui donna un gage sanglant par le supplice d'un célèbre prédicateur wicklefite. Henri V continua la politique de son père. Durant son orageuse jeunesse, dans les intervalles des bruyantes débauches qui semblaient annoncer à l'Angleterre un Charles VI ou un Louis d'Orléans, il

1. 28,000 fiefs de haubert sur 53,000! Turner, cité par Michelet, t. IV, p. 276. 2. Il déclara qu'il ne demanderait rien à l'Église que ses prières. Ibid. p. 277. En même temps, comme le remarque M. Michelet, il nationalisa son clergé en repoussant les collations de bénéfices faites à Rome, et en soutenant les évêques contre les moines. Oter au pape toutes collations de bénéfices était une très grande révolution.

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HENRI V.

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s'était affilié aux conciliabules des Lollards et s'était étroitement lié avec leur principal chef, John Oldcastle, lord Cobham. Aussitôt après la mort de son père, il congédia ses compagnons de plaisir, s'entoura des plus graves conseillers de Henri IV, affecta une dévotion rigoureuse, rendit des statuts terribles contre l'hérésie, manda Oldcastle à Windsor et s'efforça de le ramener dans le giron de l'Église. Oldcastle refusa et fut livré au tribunal du primat d'Angleterre : condamné, il s'échappa, appela aux armes les wicklefites et tenta d'enlever le roi et de s'emparer de Londres. Les bandes wicklefites, avant d'avoir pu se réunir en corps d'armée, furent surprises et dispersées par Henri V (7 janvier 1414). Oldcastle subit le supplice réservé aux criminels de lèse-majesté1. La faction wicklefite ne se releva pas de ce grand revers: une législation de fer acheva l'œuvre de la victoire.

Dès lors Henri V eut les bras libres. Il avait éteint, par un mélange de clémence et de sévérité, les restes des vieux partis de Richard II et du comte de March; le clergé lui était dévoué; il était sûr d'acquérir la noblesse et la portion énergique du peuple par la guerre étrangère: il se rejeta avec allégresse dans la voie d'Édouard III, dont il avait le génie..

Ce qui se passait en France était bien propre à l'encourager : une nouvelle révolution de palais venait de ravir aux princes d'Orléans et à leurs alliés le pouvoir dont ils avaient dépouillé le duc de Bourgogne, et le gouvernement se trouvait en des mains pires encore, s'il était possible. Le duc de Guyenne, las du contrôle des princes, les attira tous à Melun, résidence habituelle de la reine Isabeau, sous prétexte d'affaires importantes; puis, dit Monstrelet, « tandis que lesdits seigneurs étoient en besogne avec la reine, le duc d'Aquitaine s'en alla à Paris, d'où il fit savoir aux seigneurs dessusdits que point ne retournassent à Paris jusques à tant que le roi ou lui les mandât, et qu'ils s'en allassent chacun en son pays (avril 1415). Et, après, il fit appeler au Louvre les

1. Les ennemis du parti vaincu travestirent le nom et la mémoire d'Oldcastle, et en firent l'ivrogne et libertin Falstaff, ce grotesque personnage si populaire dans le vieux théâtre anglais (Lingard, Hist. d'Angl. t. V, p. 4, trad. de M. de Roujoux). On regrette que Shakespeare ait adopté cette tradition injurieuse au souvenir d'un homme de conviction et de courage. Shakespeare n'a pas été plus juste envers une martyre bien autrement illustre, notre immortelle Jeanne Darc.

prévôts de Paris et des marchands avec l'université et grand nombre de bourgeois », et là l'évêque de Chartres, chancelier de Guyenne, exposa à l'assemblée comment, depuis le sacre du roi régnant, «< toute la finance du roi et du royaume avoit été traite (soutirée) et exilée (perdue)» par le fait des ducs d'Anjou, de Bourgogne et d'Orléans trépassés, et des ducs de Berri et de Bourgogne présentement vivants, et conclut «< que ledit duc d'Aquitaine, dauphin de Viennois, ne vouloit plus souffrir si grand destruction des biens du royaume, et prenoit le gouvernement et la régence d'icelui afin d'y pourvoir seul ». Le dauphin commença la réformation financière par enlever à main armée tout le trésor et « chevance » de sa mère, qu'elle avait déposé chez trois bourgeois de Paris. Les grandes sommes amassées par l'avare Isabeau furent bientôt gaspillées en tournois, en banquets, en profusions de tout genre. C'était là tout ce qu'aimait le jeune prince dans l'exercice du pouvoir : il avait les affaires en horreur, et ne tarda pas à rappeler le duc de Berri, malgré les invectives qu'il lui avait adressées, et à lui rendre la direction du conseil. Le duc de Guyenne ne craignait pas d'avoir beaucoup de représentations à essuyer de la part de ce vieillard vicieux et rapace, pourvu qu'il lui fît part au butin. Il redoutait et haïssait au contraire le sombre duc de Bourgogne, père de sa femme, qu'il tenait dans une sorte d'exil à Saint-Germain.

Jean-sans-Peur avait toujours différé de jurer la paix d'Arras jusqu'à ce qu'on l'eût modifiée dans le sens de ses réclamations : il pria ou plutôt somma le duc de Guyenne de révoquer les sentences de proscription portées contre les cinq cents bannis du parti de Bourgogne, de reprendre sa femme et de « débouter de sa compagnie une sienne amie qu'il tenoit en lieu de sa dite femme ». Les envoyés bourguignons signifièrent au jeune prince que, s'il refusait, leur seigneur ne tiendrait pas la paix d'Arras et ne s'armerait pas pour servir l'héritier du trône « s'il étoit travaillé des Anglois ». Le jeune prince eût peut-être cédé sur le rappel des

1. Juvénal des Ursins venait d'être révoqué de la chancellerie pour avoir refusé de sceller les dons exorbitants que le duc faisait chaque jour à ses familiers aux dépens du peuple, sur lequel on levait « tailles grandes et excessives ». (Juvénal; ap. collection Michaud et Poujoulat, t. II, p. 502.)

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LE DUC DE GUYENNE.

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bannis; mais la sommation de renvoyer sa maîtresse le mit en fureur, et il ne répondit aux Bourguignons qu'en faisant proclamer à son de trompe dans Paris la confirmation du bannissement des cinq cents (23 juillet 1415).

Jean-sans-Peur ne se contenta pas « de ne point s'armer pour servir le duc de Guyenne » : il renoua avec le roi d'Angleterre des relations qui avaient été poussées fort avant l'année précédente, à l'époque des siéges de Soissons et d'Arras. Rymer (t. IX, p. 138) cite des pouvoirs donnés par Henri V, le 4 juin 1414, à plusieurs prélats et seigneurs anglais pour recevoir l'hommage-lige du duc de Bourgogne, hommage qui toutefois ne fut point accordé. Henri V, depuis un an, poursuivait avec le conseil de Charles VI des négociations qui n'avaient d'autre but que de persuader au peuple anglais la nécessité de la guerre et d'endormir la France sur les vastes préparatifs qui la menaçaient. Il avait débuté, durant le siége d'Arras, par réclamer non pas telle ou telle cession de territoire, non pas même le retour au traité de Bretigni, mais la couronne et le royaume de France, qui lui appartenaient, disait-il, du chef d'Édouard III; puis ses ambassadeurs s'étaient rabattus sur le rétablissement du traité de Bretigni, plus la cession de la Normandie, de la Picardie maritime, de l'Anjou, du Maine et de la Touraine, la suzeraineté de la Bretagne et de la Flandre et le paiement de 1,600,000 écus d'or que Henri V prétendait redus à l'Angleterre sur la rançon du roi Jean; les 1,600,000 écus en dehors de la dot de Catherine de France, fille de Charles VI, dont Henri V demandait la main. Le vieux duc de Berri, à qui les ambassadeurs s'étaient adressés, écouta sans colère ces insolentes propositions et offrit, au nom du roi son neveu, toutes les régions aquitaniques au midi de la Charente, y compris le Rouergue et le Querci, plus qu'on n'eût dû céder après une guerre malheureuse, avec 600,000 écus d'or de dot pour la fille du roi. Une seconde ambassade anglaise vint débattre ces offres, en février 1415, sans rien conclure, et les deux rois échangèrent des lettres où Henri V protestait de son amour pour la paix et l'union de l'Église et des couronnes chrétiennes; mais ses actes démentaient ses paroles : il ne cessait << de préparer provisions, de lever finances, d'assembler gens d'armes, de louer navires en Hollande et en Zélande »; il

exerçait en tous lieux, privilégiés ou non, la presse non-seulement des matelots, mais des faiseurs d'arcs, des charpentiers, des serruriers, des maçons, de toute espèce d'ouvriers nécessaires à la suite d'une armée. La noblesse, le clergé, la jeunesse des communes secondaient le roi avec une égale ardeur. Dès le mois d'avril, Henri annonça ouvertement au parlement anglais qu'il ferait une prochaine descente en France pour recouvrer son héritage, et publia son ban de guerre. Le parlement avait voté, dès le mois de novembre précédent, un énorme subside1.

Les négociations continuaient toutefois les ducs de Guyenne et de Berri envoyèrent à leur tour une grande ambassade proposer à Henri V le Limousin pour compléter la restitution des provinces aquitaniques au sud de la Charente, et une dot de 850,000 écus d'or pour la princesse Catherine, sans les joyaux et le trousseau. Henri parut un moment disposé à accepter, et demanda que les villes et pays, deniers et joyaux qu'on lui offrait fussent remis en ses mains avant la Saint-André (30 novembre); le mois de juillet était déjà commencé. Henri accordait, à ce prix, une trêve de cinquante ans, sous toute réserve de son droit et de celui de ses successeurs à la couronne de France. Les pouvoirs des ambassadeurs n'étaient pas suffisants pour conclure à de telles conditions; s'ils y eussent souscrit, le roi d'Angleterre eût probablement soulevé quelque difficulté nouvelle. Il se hâta de les congédier, en leur déclarant qu'il les suivrait de près, et expédia à Charles VI une dernière sommation de lui restituer « son héritage ». Une lettre de Charles VI accepta la guerre dénoncée par l'Anglais 2; mais, le 23 août, jour où cette lettre fut écrite, la guerre avait déjà commencé, et les Anglais étaient descendus sur le sol de la France depuis une semaine entière. Henri V, après avoir muni ses frontières contre les Écossais et les rebelles gallois, conclu

1. Rymer, t. IX, p. 200-312. Religieux de Saint-Denis, 1. XXXIV, c. 13; 1. XXXV, c. 1.

2. Religieux de Saint-Denis, 1. XXXV, ch. 2-3. Les historiens anglais prétendent que le duc de Guyenne ne répondit aux menaces de Henri V qu'en lui envoyant des balles de paume, par allusion aux dissipations de sa première jeunesse. Henri aurait répliqué qu'il porterait lui-même à son ennemi des balles d'une autre espèce, et que les portes de Paris ne seraient pas des raquettes capables de les renvoyer.

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