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On voulut savoir mon sentiment. Je répondis ainsi : Un roi qui ne sait gouverner que dans la paix ou dans la guerre et qui n'est pas capable de conduire son peuple dans ces deux états, n'est qu'à demi roi.1 Mais si vous comparez un roi qui ne sait que la guerre à un roi sage, qui, sans savoir la guerre, est capable de la soutenir dans le besoin par ses généraux, je le trouve préférable à l'autre. Un roi entièrement tourné à la guerre voudrait toujours la faire pour étendre sa domination et sa gloire propre, il ruinerait ses peuples. À quoi sert-il à un peuple que son roi subjugue d'autres nations, si on est malheureux sous son règne ? D'ailleurs les longues guerres entraînent toujours après elles beaucoup de désordres; les victorieux mêmes se dérèglent pendant ces temps de confusion. Voyez ce qu'il en coûte à la Grèce pour avoir triomphé de Troie elle a été privée de ses rois pendant plus de dix ans. Lorsque tout est en feu par la guerre, les lois, l'agriculture, les arts languissent, Les meilleurs princes mêmes, pendant qu'ils ont une guerre à soutenir, sont contraints de faire le plus grand des maux, qui est de tolérer la licence, et de se servir des méchants. Combien y a-t-il de scélérats qu'on punirait pendant la paix, et dont on a besoin de récompenser l'audace dans les désordres de la guerre! Jamais aucun peuple n'a eu un roi conquérant, sans avoir beaucoup à souffrir de son ambition. Un conquérant, enivré de sa gloire, ruine presque autant sa nation victorieuse que les nations vaincues. Un prince qui n'a point les qualités nécessaires pour la paix ne peut faire goûter à ses sujets les fruits d'une guerre heureusement finie: il est comme un homme qui défendrait son champ contre son voisin et qui usurperait celui du voisin même, mais qui ne saurait ni labourer2 ni semer pour recueillir aucune moisson. Un tel homme semble né pour détruire, pour ravager, pour renverser le monde, et non pour rendre un peuple heureux par un sage gouvernement. Venons maintenant au roi pacifique. Il est vrai qu'il n'est pas propre à de grandes conquêtes; c'est-à-dire qu'il

1 n'est qu'à demi roi, is but 2 labourer, 'to plough.' half a king,' or 'only half a king.'

n'est pas né pour troubler le bonheur de son peuple, en voulant vaincre les autres peuples que la justice ne lui a pas soumis: mais, s'il est véritablement propre à gouverner en paix, il a toutes les qualités nécessaires pour mettre son peuple en sûreté contre ses ennemis. Voici comment : Il est juste, modéré et commode à l'égard de ses voisins;1 il n'entreprend jamais contre eux rien qui puisse troubler sa paix; il est fidèle dans ses alliances. Ses alliés l'aiment, ne le craignent point, et ont une entière confiance en lui. S'il a quelque voisin inquiet, hautain et ambitieux, tous les autres rois voisins, qui craignent ce voisin inquiet, et qui n'ont aucune jalousie du roi pacifique, se joignent à ce bon roi pour l'empêcher d'être opprimé. Sa probité, sa bonne foi, sa modération, le rendent l'arbitre de tous les États qui environnent le sien. Pendant que le roi entreprenant est odieux à tous les autres, et sans cesse exposé à leurs ligues, celui-ci a la gloire d'être comme le père et le tuteur de tous les autres rois. Voilà les avantages qu'il a au dehors. Ceux dont il jouit au dedans 2 sont encore plus solides. Puisqu'il est propre à gouverner en paix, je dois supposer qu'il gouverne par les plus sages lois. Il retranche le faste, la mollesse, et tous les arts qui ne servent qu'à flatter les vices; il fait fleurir les autres arts qui sont utiles aux véritables besoins de la vie: surtout il applique ses sujets à l'agriculture. Par là il les met dans l'abondance des choses nécessaires. Ce peuple laborieux, simple dans ses mœurs, accoutumé à vivre de peu, gagnant facilement sa vie par la culture de ses terres, se multiplie à l'infini. Voilà dans ce royaume un peuple innombrable, mais un peuple sain, vigoureux, robuste, qui n'est point amolli par les voluptés, qui est exercé à la vertu, qui n'est point attaché aux douceurs d'une vie lâche et délicieuse, qui sait mépriser la mort, qui aimerait mieux mourir que perdre cette liberté qu'il goûte sous un sage roi appliqué à3 ne régner que pour faire régner la raison. Qu'un conquérant

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1 commode à l'égard de ses voisins, accommodating towards his neighbours.'

2 au dehors, abroad;' au dedans, at home.' Hors is from

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the Latin foris, 'on the outside,' or foris, fores, a door or gate.' Dans is formed of the Latin de and intus, within.'

3 appliqué à, 'devoted to.'

voisin attaque ce peuple, il ne le trouvera peut-être pas assez accoutumé à camper, à se ranger en bataille, ou à dresser des machines pour assiéger une ville,' mais il le trouvera invincible par sa multitude, par son courage, par sa patience dans les fatigues, par son habitude de souffrir la pauvreté, par sa vigueur dans les combats, et par une vertu que les mauvais succès mêmes ne peuvent abattre. D'ailleurs si le roi n'est point assez expérimenté pour commander lui-même ses armées, il les fera commander par des gens qui en seront capables; et il saura s'en servir sans perdre son autorité. Cependant il tirera du secours de ses alliés; ses sujets aimeront mieux mourir que de2 passer sous la domination d'un autre roi violent et injuste: les dieux mêmes combattront pour lui. Voyez quelles ressources il aura au milieu des plus grands périls. Je conclus donc que le roi pacifique qui ignore la guerre est un roi très-imparfait, puisqu'il ne sait point remplir une de ses plus grandes fonctions, qui est de vaincre ses ennemis; mais j'ajoute qu'il est néanmoins infiniment supérieur au roi conquérant qui manque des qualités nécessaires dans la paix, et qui n'est propre qu'à la guerre.

J'aperçus dans l'assemblée beaucoup de gens qui ne pouvaient goûter cet avis; car la plupart des hommes, éblouis par les choses éclatantes, comme les victaires et les conquêtes, les préfèrent à ce qui est simple, tranquille et solide, comme la paix et la bonne police des peuples. Mais tous les vieillards déclarèrent que j'avais parlé comme Minos.

Le premier de ces vieillards s'écria: Je vois l'accomplissement d'un oracle d'Apollon, connu dans toute notre île. Minos avait consulté le dieu pour savoir combien de temps sa race régnerait, suivant les lois qu'il venait d'établir. Le dieu lui répondit: Les tiens cesseront de régner quand un étranger entrera dans ton île pour y faire régner tes lois. Nous avions craint que quelque étranger viendrait 5

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faire la conquête de l'île de Crète; mais le malheur d'Idoménée, et la sagesse du fils d'Ulysse, qui entend mieux que nul autre mortel1 les lois de Minos, nous montrent le sens de l'oracle. Que tardons-nous à couronner celui que les destins nous donnent pour roi?

Aussitôt les vieillards sortent de l'enceinte du bois sacré; et le premier, me prenant par la main, annonce au peuple déjà impatient, dans l'attente d'une décision, que j'avais remporté le prix. À peine acheva-t-il de parler qu'on entendit un bruit confus de toute l'assemblée. Chacun pousse des cris de joie. Tout le rivage et toutes les montagnes voisines retentissent de ce cri: Que le fils d'Ulysse, semblable à Minos, règne sur les Crétois!

J'attendis un moment, et je faisais signe de la main pour demander qu'on m'écoutât. Cependant Mentor me disait à l'oreille: Renoncez-vous à votre patrie? l'ambition de régner vous fera-t-elle oublier Pénélope, qui vous attend comme sa dernière espérance, et le grand Ulysse, que les dieux avaient résolu de vous rendre? Ces paroles percèrent mon cœur, et me soutinrent contre le vain désir de régner.

Cependant un profond silence de toute cette tumultueuse assemblée me donna le moyen de parler ainsi : Ô illustres Crétois, je ne mérite point de vous commander. L'oracle qu'on vient de rapporter marque bien 2 que la race de Minos cessera de régner quand un étranger entrera dans cette île, et y fera régner les lois de ce sage roi; mais il n'est pas dit que cet étranger régnera. Je veux croire3

is used without ne and not with the subjunctive, contrary to the grammatical rule invariably observed elsewhere by Fénelon himself, as well as all other French writers. The sentence should be, Nous avions craint que quelque étranger ne vint faire la conquête de l'ile. However, a few instances of the omission of ne after craindre occur in poetry, for the sake of metrical quantity:

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mortel, 'who understands better than any other mortal.' Nul, formed of the Latin ne and ullus, is equivalent, 1st, to aucun (ali ́quis unus) ullus, 'any one,' 2d, to pas un, not one.' Hence it always takes ne with the verb that follows it. The above sentence with the ellipsis supplied would be, le fils d'Ulysse qui entend mieux (les lois de Minos) que nul autre mortel (ne les entend).

2 Seigneur, je crains pour vous qu'un Romain vous écoute."

Corneille. 1 qui entend mieux que nul autre

marque bien, 'declares indeed. 3 Je veux croire, I am willing to believe,' or 'I am ready to believe.'

que je suis cet étranger marqué par l'oracle. J'ai accompli la prédiction; je suis venu dans cette île; j'ai découvert le vrai sens des lois, et je souhaite que mon explication serve à les faire régner avec l'homme que vous choisirez. Pour moi, je préfère ma patrie; la pauvre, la petite île d'Ithaque, aux cent villes de Crète, à la gloire et à l'opulence de ce beau royaume. Souffrez que je suive ce que les destins ont marqué. Si j'ai combattu dans vos jeux, ce n'était pas dans l'espérance de régner ici; c'était pour mériter votre estime et votre compassion; c'était afin que vous me donnassiez les moyens de retourner promptement au lieu de ma naissance. J'aime mieux obéir à mon père Ulysse, et consoler ma mère Pénélope, que régner sur tous les peuples de l'univers. Ô Crétois, vous voyez le fond de mon cœur: il faut que je vous quitte; mais la mort seule pourra finir ma reconnaissance. Oui, jusqu'au dernier soupir, Télémaque aimera les Crétois, et s'intéressera à leur gloire comme à la sienne propre.

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À peine eus-je parlé qu'il s'éleva dans toute l'assemblée un bruit sourd,1 semblable à celui des vagues de la mer qui s'entre-choquent dans une tempête. Les uns disaient: Est-ce quelque divinité sous une figure humaine? D'autres soutenaient qu'ils m'avaient vu en d'autres pays, et qu'ils me reconnaissaient. D'autres s'écriaient: Il faut le contraindre de régner ici. Enfin, je repris la parole, et chacun se hâta de se taire, ne sachant si je n'allais point accepter ce que j'avais refusé d'abord. Voici les paroles que je leur dis:

Souffrez, ô Crétois, que je vous dise ce que je pense. Vous êtes le plus sage de tous les peuples; mais la sagesse demande, ce me semble, une précaution qui vous échappe. Vous devez choisir, non pas l'homme qui raisonne le mieux sur les lois, mais celui qui les pratique avec la plus con

1 bruit sourd, 'deep, hoarse murmur.'

2 qui s'entre-choquent, 'that are broken, or dash against one another.'

3 Est-ce, 'Is he?' Ce is frequently used personally. J'aime

Montaigne; ce n'est point un auteur, c'est un ami, I like Montaigne, he is not an author, he is a friend.' Je lis Démosthène et Cicéron, ce sont de grands orateurs, 'I read Demosthenes and Cicero, they are great orators.'.

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