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À ces mots, Idoménée fut tout à coup changé; il sentit son cœur apaisé, comme Neptune de son trident apaise les flots en courroux et les plus noires tempêtes: il restait seulement en lui une douleur douce et paisible; c'était plutôt une tristesse et un sentiment tendre qu'une vive douleur. Le courage, la confiance, la vertu, l'espérance du secours des dieux, commencèrent à renaître au dedans de lui.

Allez

Hé bien ! dit-il, mon cher Mentor, il faut donc tout perdre, et ne se point décourager! Du moins souvenez-vous d'Idoménée, quand vous serez arrivé à Ithaque, où votre sagesse vous comblera de prospérités. N'oubliez pas que Salente fut votre ouvrage, et que vous y avez laissé un roi malheureux qui n'espère qu'en vous. Allez, digne fils d'Ulysse, je ne vous retiens plus; je n'ai garde de résister aux dieux, qui m'avaient prêté un si grand trésor. aussi, Mentor, le plus grand et le plus sage de tous les hommes (si toutefois l'humanité peut faire ce que j'ai vu en vous, et si vous n'êtes point une divinité sous une forme empruntée pour instruire les hommes faibles et ignorants), allez conduire le fils d'Ulysse, plus heureux de vous avoir que d'être le vainqueur d'Adraste. Allez tous deux : je n'ose plus parler, pardonnez mes soupirs. Allez, vivez, soyez heureux ensemble; il ne me reste plus rien au monde que le souvenir de vous avoir possédés ici. Ô beaux jours! trop heureux jours! jours dont je n'ai pas assez connu le prix ! jours trop rapidement écoulés! vous ne reviendrez jamais! jamais mes yeux ne reverront ce qu'ils voient.

Mentor prit ce moment pour le départ; il embrassa Philoclès, qui l'arrosa de ses larmes sans pouvoir parler. Télémaque voulut prendre Mentor par la main pour le tirer de celle d'Idoménée; mais Idoménée, prenant le chemin du port, se mit entre Mentor et Télémaque: il les regardait; il gémissait; il commençait des paroles entrecoupées, et n'en pouvait achever aucune.

Cependant on entend des cris confus sur le rivage couvert de matelots: on tend les cordages; le vent favorable se lève. Télémaque et Mentor, les larmes aux yeux, prennent congé du roi, qui les tient longtemps serrés entre ses bras, et qui les suit des yeux aussi loin qu'il le peut.

LIVRE XVIII.

Pendant la navigation, Télémaque s'entretient avec Mentor sur les principes d'un sage gouvernement, et en particulier sur les moyens de connaître les hommes, pour les chercher et les employer selon leurs talents. Pendant cet entretien, le calme de la mer les oblige à relâcher dans une ile où Ulysse venait d'aborder. Télémaque le rencontre, et lui parle sans le reconnaître; mais, après l'avoir vu s'embarquer, il ressent un trouble secret dont il ne peut concevoir la cause. Mentor la lui explique, et l'assure qu'il rejoindra bientôt son père: puis il éprouve encore sa patience, en retardant son départ, pour faire un sacrifice à Minerve. Enfin la déesse elle-même, cachée sous la figure de Mentor, reprend sa forme, et se fait connaître. Elle donne à Télémaque ses dernières instructions, et disparaît. Alors Télémaque se hâte de partir, et arrive à Ithaque, où il retrouve son père chez le fidèle Eumée.

DÉJÀ les voiles s'enflent, on lève les ancres, la terre semble s'enfuir. Le pilote expérimenté aperçoit de loin la montagne de Leucate,1 dont la tête se cache dans un tourbillon de frimas glacés,2 et les monts Acrocérauniens, qui montrent encore un front orgueilleux au ciel, après avoir été si souvent écrasés par la foudre.

Pendant cette navigation, Télémaque disait à Mentor: Je crois maintenant concevoir les maximes de gouvernement que vous m'avez expliquées. D'abord elles me paraissaient comme un songe; mais peu à peu elles se démêlent dans mon esprit, et s'y présentent clairement: comme tous les objets paraissent sombres et en confusion, le matin, aux premières lueurs de l'aurore, mais ensuite ils

1 Leucate. If Telemachus was sailing direct for Ithaca, he was out of his course when he saw Leucate and the Acroceraunian mountains, which are at least 120 miles north of Leucate, and still further north of Ithaca. Nor does Leucate contain any snow-covered mountains.

The fine passage of Virgil was probably in the author's mind, and he made use of it :

"Mox et Leucatæ nimbosa cacumina montis

Et formidatus nautis aperitur Apollo."-En. III. 274. frimas glacés, 'frozen mists.'

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semblent sortir comme d'un chaos, quand la lumière, qui croît insensiblement, leur rend, pour ainsi dire, leurs figures et leurs couleurs naturelles. Je suis très-persuadé que le point essentiel du gouvernement est de bien discerner les différents caractères d'esprits, pour les choisir et pour les appliquer selon leurs talents; mais il me reste à savoir comment on peut se connaître en hommes.

Alors Mentor lui répondit: Il faut étudier les hommes pour les connaître; et, pour les connaître, il en faut voir souvent, et traiter avec eux. Les rois doivent converser avec leurs sujets, les faire parler, les consulter, les éprouver par de petits emplois dont ils leur fassent rendre compte, pour voir s'ils sont capables de plus hautes fonctions. Comment est-ce, mon cher Télémaque, que vous avez appris, à Ithaque, à vous connaître en chevaux?1 c'est à force d'en voir et de remarquer leurs défauts et leurs perfections avec des gens expérimentés. Tout de même, parlez souvent des bonnes et des mauvaises qualités des hommes, avec d'autres hommes sages et vertueux, qui aient longtemps étudié les caractères; vous apprendrez insensiblement comment ils sont faits, et ce qu'il est permis d'en attendre. Qu'est-ce qui vous a appris à connaître les bons et les mauvais poëtes? c'est la fréquente lecture, et la réflexion avec des gens qui avaient le goût de la poésie. Qu'estce qui vous a acquis du discernement sur la musique? c'est la même application à observer les divers musiciens. Comment peut-on espérer de bien gouverner les hommes, si on ne les connaît pas? et comment les connaîtrait-on, si on ne vit jamais avec eux? Ce n'est pas vivre avec eux que de les voir tous en public, où l'on ne dit de part et d'autre2 que des choses indifférentes et préparées avec art: il est question de les voir en particulier, de tirer du fond de

1 à Ithaque, à vous connaître en chevaux? This is a mistake. Ithaca, a small poor island, was not suitable for the horse, as Horace says:"Haud male Telemachus proles patientis Ulixei,

Non est aptus equis Ithaca locus, ut neque planis

Porrectus spatiis, nec multæ prodigus herbæ."

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HOR. 1 Ep. VII. 40. 2 de part et d'autre, on all sides.'

3 il est question de, 'the question (i. e. the main purpose) is to.'.

leurs cœurs toutes les ressources secrètes qui y sont, de les tâter de tous côtés, de les sonder pour découvrir leurs maximes. Mais, pour bien juger des hommes, il faut commencer par savoir ce qu'ils doivent être; il faut savoir ce que c'est que vrai et solide mérite, pour discerner ceux qui en ont d'avec ceux qui n'en ont pas.

On ne cesse de parler de vertu et de mérite, sans savoir ce que c'est précisément que le mérite et la vertu. Ce ne sont que de beaux noms, que des termes vagues, pour la plupart des hommes, qui se font honneur d'en parler à toute heure. Il faut avoir des principes certains de justice, de raison, de vertu, pour connaître ceux qui sont raisonnables et vertueux. Il faut savoir les maximes d'un bon et sage gouvernement, pour connaître les hommes qui ont ces maximes, et ceux qui s'en éloignent par une fausse subtilité. En un mot, pour mesurer plusieurs corps, il faut avoir une mesure fixe; pour juger, il faut tout de même avoir des principes constants auxquels tous nos jugements se réduisent. Il faut savoir précisément quel est le but de la vie humaine, et quelle fin on doit se proposer en gouvernant les hommes. Ce but unique et essentiel est de ne vouloir jamais l'autorité et la grandeur pour soi; car cette recherche ambitieuse n'irait qu'à satisfaire un orgueil tyrannique: mais on doit se sacrifier, dans les peines infinies du gouvernement, pour rendre les hommes bons et heureux. Autrement on marche à tâtons et au hasard pendant toute la vie: on va comme un navire en pleine mer, qui n'a point de pilote, qui ne consulte point les astres, et à qui toutes les côtes voisines sont inconnues; il ne peut faire que naufrage.

Souvent les princes, faute de savoir en quoi consiste la vraie vertu, ne savent point ce qu'ils doivent chercher dans les hommes. La vraie vertu a pour eux quelque chose d'âpre; elle leur paraît trop austère et indépendante; elle les effraye et les aigrit: ils se tournent vers la flatterie. Dès lors ils ne peuvent plus trouver ni de sincérité ni de vertu; dès lors ils courent après un vain fantôme de fausse gloire, qui les rend indignes de la véritable. Ils s'accoutument bientôt à croire qu'il n'y a point

de vraie vertu sur la terre; car les bons connaissent bien les méchants, mais les méchants ne connaissent point les bons, et ne peuvent pas croire qu'il y en ait. De tels princes ne savent que se défier de tout le monde également: ils se cachent; ils se renferment; ils sont jaloux sur les moindres choses; ils craignent les hommes et se font craindre d'eux. Ils fuient la lumière; ils n'osent paraître dans leur naturel.1 Quoiqu'ils ne veuillent pas être connus, ils ne laissent pas de l'être; car la curiosité maligne de leurs sujets pénètre et devine tout. Mais ils ne connaissent personne: les gens intéressés qui les obsèdent sont ravis de les voir inaccessibles. Un roi inaccessible aux hommes l'est aussi à la vérité: on noircit par d'infâmes rapports, et on écarte de lui tout ce qui pourrait lui ouvrir les yeux. Ces sortes de rois passent leur vie dans une grandeur sauvage et farouche; ou, craignant sans cesse d'être trompés, ils le sont toujours inévitablement, et méritent de l'être. Dès qu'on ne parle qu'à un petit nombre de gens, on s'engage à recevoir toutes leurs passions et tous leurs préjugés: les bons mêmes ont leurs défauts et leurs préventions. De plus, on est à la merci des rapporteurs, nation basse et maligne qui se nourrit de venin ; qui empoisonne les choses innocentes ; qui grossit les petites; qui invente le mal plutôt que de cesser de nuire; qui se joue, pour son intérêt, de la défiance et de l'indigne curiosité d'un prinee faible et ombrageux.

Connaissez donc, ô mon cher Télémaque, connaissez les hommes; examinez-les, faites-les parler les uns sur les autres; éprouvez-les peu à peu; ne vous livrez à aucun. Profitez de vos expériences, lorsque vous aurez été trompé dans vos jugements, car vous serez trompé quelquefois; et les méchants sont trop profonds pour ne surprendre pas les bons par leurs déguisements. Apprenez par là à ne juger promptement de personne ni en bien ni en mal; l'un et l'autre est très-dangereux: ainsi vos erreurs passées vous instruiront très-utilement. Quand vous aurez trouvé des talents et de la vertu dans un homme, servez-vous-en

1 dans leur naturel, 'in their true nature.

2 nation basse et maligne, vile and malignant race.'

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