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LIVRE IX.

Idoménée fait connaître à Mentor le sujet de la guerre contre les Manduriens, et les mesures qu'il a prises contre leurs incursions. Mentor lui montre l'insuffisance de ces moyens, et lui en propose de plus efficaces. Pendant cet entretien, les Manduriens se présentent aux portes de Salente, avec une nombreuse armée composée de plusieurs peuples voisins qu'ils avaient mis dans leurs intérêts. A cette vue, Mentor sort précipitamment de Salente, et va seul proposer aux ennemis les moyens de terminer la guerre sans effusion de sang. Bientôt Télémaque le suit, impatient de connaître l'issue de cette négociation. Tous deux offrent de rester comme otages auprès des Manduriens, pour répondre de la fidélité d'Idoménée aux conditions de paix qu'il propose. Après quelque résistance, les Manduriens so rendent aux sages remontrances de Mentor, qui fait aussitôt venir Idoménée pour conclure la paix en personne. Ce prince accepte sans balancer toutes les conditions proposées par Mentor. On se donne réciproquement des otages, et l'on offre en commun des sacrifices pour la confirmation de l'alliance; après quoi Idoménée rentre dans la ville avec les rois et les principaux chefs alliés des Manduriens.

MENTOR, regardant d'un œil doux et tranquille Télémaque, qui était déjà plein d'une noble ardeur pour les combats, prit ainsi la parole: Je suis bien aise, fils d'Ulysse, de voir en vous une si belle passion pour la gloire; mais souvenezvous que votre père n'en a acquis une si grande parmi les Grecs, au siége de Troie, qu'en se montrant le plus sage et plus modéré d'entre eux. Achille, quoique invincible et invulnérable, quoique sûr de porter la terreur et la mort partout où il combattait, n'a pu prendre la ville de Troie il est tombé lui-même au pied des murs de cette ville, et elle a triomphé du vainqueur d'Hector. Mais Ulysse, en qui la prudence conduisait la valeur, a porté la flamme et le fer au milieu des Troyens; et c'est à ses mains qu'on doit la chute de ces hautes et superbes tours, qui menacèrent, pendant dix ans, toute la Grèce conjurée. Autant

1 Grèce conjurée, 'confederate rare contra rempublicam," (Cic. Greece.' Conjurer has the same pro Syll. 70,) Conjurer contre la meaning as in the Latin. "Conju- république.

que Minerve est au-dessus de Mars, antana mne valeur diserete et prévoyante surpasse-t-elle un orange boaillant et fructe. Commençons doce par nous instruire des cirexcstances de cette guerre qu'il faut soctenir. Je ne

refuse anen péri: mais je crois, & doménée, que vous devez nous expliquer premièrement si votre guerre est juste; ensuite, contre qui vous à faites, et enin, quelles scct voe forces pour en espérer un heureux succès.

Itcmézée lui répondit: Quand nous arrivimes sur cette côte, nous y trouvimes un peuple savage qui errait dans les forėta, vivant de sa chasse et des fruits que les arbres portent d'eux-mêmes. Ces peuples, qu'on nomme les Manduriens, furent épouvantés, voyant nos vaisseaux et nos armes: is se retirèrent dans les montagnes. Mais comme nos soldats furent curieux de voir le pays, et voulurent poursuivre des cerfs, ils rencontrèrent ces sauvages fugitifs. Alors les chefs de ces sauvages leur dirent: Nous avons abandonné les doux rivages de la mer pour vous les céder; il ne nous reste que des montagnes presque inaccessibles, du moins est-il juste que vous nous y laissiez en paix et en liberté. Nous vous trouvens errants, dispersés, et plus faibles que nous; il ne tiendrait qu'à nous de vous égorger, et d'ôter même à vos compagnons la connaissance de votre malheur: mais nous ne voulons point tremper nos mains dans le sang de ceux qui sont hommes aussi bien que nous. Allez; souvenez-vous que vous devez la vie à nos sentiments d'humanité. Noubliez jamais que c'est d'un peuple que vous nommez grossier et sauvage, que vous recevez cette leçon de modération et de générosité.

Ceux d'entre les nôtres qui furent ainsi renvoyés par ces barbares, revinrent dans le camp, et racontèrent ce qui leur était arrivé. Nos soldats en furent émus; ils eurent honte de voir que des Crétois dussent la vie à cette troupe d'hommes fugitifs, qui leur paraissaient ressembler plutôt à des ours qu'à des hommes: ils s'en allèrent à la chasse en plus grand nombre que les premiers, et avec toutes 1 les Manduriens. Nothing is dusium, which still keeps its name. known of a people called Mandurii. It was, therefore, in the neighbourThere was a small town called Man- hood of the supposed city of Idoduria between Tarentum and Brun- meneus.

sortes d'armes. Bientôt ils rencontrèrent les sauvages, et les attaquèrent. Le combat fut cruel. Les traits volaient de part et d'autre, comme la grêle tombe dans une campagne pendant un orage. Les sauvages furent contraints de se retirer dans leurs montagnes escarpées, où les nôtres n'osèrent s'engager.

Peu de temps après, ces peuples envoyèrent vers moi deux de leurs plus sages vieillards, qui venaient me demander la paix. Ils m'apportèrent des présents: c'étaient des peaux des bêtes farouches qu'ils avaient tuées, et des fruits du pays. Après m'avoir donné leurs présents, ils parlèrent ainsi :

Ô roi! nous tenons, comme tu vois, dans une main l'épée, et dans l'autre une branche d'olivier. (En effet, ils tenaient l'une et l'autre dans leurs mains.) Voilà la paix et la guerre: choisis. Nous aimerions mieux la paix; c'est pour l'amour d'elle que nous n'avons point eu de honte de te céder le doux rivage de la mer, où le soleil rend la terre fertile, et produit tant de fruits délicieux. La paix est plus douce que tous ces fruits: c'est pour elle que nous nous sommes retirés dans ces hautes montagnes toujours couvertes de glace et de neige,1 où l'on ne voit jamais ni les fleurs du printemps ni les riches fruits de l'automne. Nous avons horreur de cette brutalité, qui, sous de beaux noms d'ambition et de gloire, va follement ravager les provinces, et répand le sang des hommes, qui sont tous frères. Si cette fausse gloire te touche, nous n'avons garde de te l'envier: 2 nous te plaignons, et nous prions les dieux de nous préserver d'une fureur semblable Si les sciences que les Grecs apprennent avec tant de soin, et si la politesse dont ils se piquent,3 ne leur inspirent que cette détestable injustice, nous nous croyons trop heureux de

1 de glace et de neige. The hills in the peninsula in which Salentum is supposed to be situated, are very low,-hardly hills at all. There is neither snow nor ice there. Fénelon has absurdly represented these people as dwelling in a country where there was neither spring nor autumn. His imagination sometimes

leads him astray, in spite of the good sense that he generally shows.

2 Si cette fausse gloire te touche, nous n'avons garde de te l'envier, 'If this false glory affects you, we do not envy you for it.' See page 11, note 1.

3 dont ils se piquent, 'on which they pride themselves.

n'avoir point ces avantages. Nous ferons gloire d'être tou jours ignorants et barbares, mais justes, humains, fidèles, désintéressés, accoutumés à nous contenter de peu, et à mépriser la vaine délicatesse qui fait qu'on a besoin d'avoir beaucoup. Ce que nous estimons, c'est la santé, la frugalité, la liberté, la vigueur de corps et d'esprit; c'est l'amour de la vertu, la crainte des dieux, le bon naturel pour nos proches, l'attachement à nos amis, la fidélité pour tout le monde, la modération dans la prospérité, la fermeté dans les malheurs, le courage pour dire toujours hardiment la vérité, l'horreur de la flatterie. Voilà quels sont les peuples que nous t'offrons pour voisins et pour alliés. Si les dieux irrités t'aveuglent jusqu'à te faire refuser la paix, tu apprendras, mais trop tard, que les gens qui aiment par modération la paix sont les plus redoutables dans la guerre.

Pendant que ces vieillards me parlaient ainsi, je ne pouvais me lasser de les regarder. Ils avaient la barbe longue et négligée, les cheveux plus courts, mais blancs; les sourcils épais, les yeux vifs, un regard et une contenance ferme, une parole grave et pleine d'autorité, des manières simples et ingénues. Les fourrures qui leur servaient d'habits,1 étant nouées sur l'épaule, laissaient voir des bras plus nerveux et des muscles mieux nourris que ceux de nos athlètes. Je répondis à ces deux envoyés, que je désirais la paix. Nous réglâmes ensemble de bonne foi plusieurs conditions; nous en prîmes tous les dieux à témoin, et je renvoyai ces hommes chez eux avec des présents.

Mais les dieux, qui m'avaient chassé du royaume de mes ancêtres, n'étaient pas encore lassés de me persécuter. Nos chasseurs, qui ne pouvaient pas être sitôt avertis de la paix que nous venions de faire, rencontrèrent le même jour une grande troupe de ces barbares, qui accompagnaient leurs envoyés lorsqu'ils revenaient de notre camp: ils les attaquèrent avec furie, en tuèrent une partie, et poursuivirent le reste dans les bois. Voilà la guerre rallumée.

1 Les fourrures qui leur servent d'habits, 'the furs or skins which served them for clothing.' Fourrure is said of any vestment which

may be furnished or ornamented with fur. Hence La fourrure d'un président. La fourrure d'un doc teur.

Ces barbares croient qu'ils ne peuvent plus se fier ni à nos promesses ni à nos serments.

Pour être plus puissants contre nous, ils appellent à leur secours les Locriens,1 les Apuliens, les Lucaniens, les Brutiens, les peuples de Crotone, de Nérite, de Messapie et de Brindes. Les Lucaniens viennent avec des chariots armés de faux tranchantes. Parmi les Apuliens, chacun est couvert de quelque peau de bête farouche qu'il a tuée; ils portent des massues pleines de gros nœuds, et garnies de pointes de fer; ils sont presque de la taille des géants, et leurs corps se rendent si robustes par les exercices pénibles auxquels ils s'adonnent, que leur seule vue épouvante. Les Locriens, venus de la Grèce, sentent encore leur origine, et sont plus humains que les autres; mais ils ont joint à l'exacte discipline des troupes grecques la vigueur des barbares, et l'habitude de mener une vie dure, ce qui les rend invincibles. Ils portent des boucliers légers, qui sont faits d'un tissu d'osier,2 et couverts de peaux; leurs épées sont longues. Les Brutiens sont légers à la course comme les cerfs et comme les daims. On croirait que l'herbe même la plus tendre n'est point foulée sous leurs pieds; à peine laissent-ils dans le sable quelque trace de leurs pas. On les voit tout à coup fondre sur leurs ennemis, et puis disparaître avec une égale rapidité. Les peuples de Crotone sont adroits à tirer des flèches. Un homme ordinaire parmi les Grecs ne pourrait bander un arc3 tel qu'on en voit communément chez les Crotoniates; et si jamais ils s'appliquent à nos jeux, ils y remporteront les prix. Leurs flèches sont trempées dans le suc de certaines herbes venimeuses, qui viennent, dit-on, des bords de l'Averne, et dont le poison est mortel. Pour ceux de Nérite, de Brindes et de Messapie, ils n'ont en partage

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1 Les Locriens, &c. All these were peoples of southern Italy. But Nérite (Neritum or Neretum) is one of the towns of the Salentini in Ptolemy's list, and is therefore improperly placed here. Brindes (Brundusium) is one of those ancient names which the French disfigure, as we do a good many of them.

2 tissu d'osier, wicker-work.'

Osier, from the Greek olova, is one of the few Greek words which have become French without passing through the medium of the Latin tongue. Besides osier, are golfe, from κóλπos: se tapir, from TаTELvouv: ardillon, a diminutive of apòis: bourse, from Búpσa: colle, from Kóλλa, and a few more.

3 bander un arc, 'to bend a bow.'

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